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Analyse économique et sociale

Croissance, pétrole, euro : de bonnes nouvelles pour l’Afrique

Croissance, pétrole, euro : de bonnes nouvelles pour l’Afrique

Le deuxième semestre 2014 et le début de 2015 sont marqués par la chute du prix du pétrole, la forte baisse de l’euro et une croissance économique globalement inférieure aux prévisions. Pour l’Afrique, ce contexte apparait plutôt positif. La diversité des effets et l’incertitude sur la durée des ces changements imposent cependant d’exploiter ceux-ci rapidement et avec justesse.

Les bonnes nouvelles pour l’Afrique sont suffisamment rares pour qu’on les souligne. La fin de l’année 2014 et le début de 2015 nous en apportent simultanément trois.

La première est celle des dernières prévisions sur la croissance mondiale, malgré l’accueil pessimiste qu’elles ont reçu. Le rapport publié début 2015 par le Fonds Monétaire International (FMI) annonce en effet une augmentation de 3,5% du Produit Intérieur Brut (PIB) mondial, inférieure de 0,3% à ce qui était précédemment escompté. L’Europe mais aussi la Chine et diverses régions en développement, dont l’Afrique, sont visées comme responsables de ce décalage. L’atonie de l’économie européenne, après plusieurs années de mesures d’ajustement plus ou moins sévères selon les pays, est effectivement décevante sauf si on admet que la croissance économique n’est peut-être pas le régime normal de nos économies, contrairement à ce que croient beaucoup de politiques. Les reproches faits au ralentissement de la « locomotive » chinoise peuvent en revanche surprendre. Dans le passé récent, les craintes liées à sa croissance trop rapide étaient au contraire nombreuses, et souvent justifiées : existence de bulles spéculatives, comme la construction ou l’énergie ; institutions financières au portefeuille encombré de créances douteuses; modification nécessaire du modèle économique afin de mettre l’accent sur les progrès de la consommation intérieure. Le ralentissement constaté pourrait donc être plutôt salué comme la conséquence de l’adoption par la Chine de mesures salutaires pour éviter la surchauffe et assainir ses structures économiques. Un taux de croissance, même « réduit » à quelque 7%, parait de toute façon constituer une performance honorable, voire plus saine à moyen terme pour ce pays.

Pour l’Afrique subsaharienne, le FMI évoque aussi pour 2015 un repli à 4,9%, contre 5,8% prévus, du taux de hausse annuel du PIB, juste en-deçà des 5% devenus au fil des ans une espèce de « norme » minimale. La plongée des prix du pétrole, la baisse de cours de quelques matières premières et la morosité économique prolongée en Afrique du Sud semblent les principaux facteurs explicatifs de ce retard. Malgré celui-ci, le taux espéré pour 2015 montre que l’Afrique trouve désormais en elle-même une bonne partie des ressorts de sa croissance et est globalement moins vulnérable aux chocs extérieurs. Cette moyenne dissimule aussi le fait que les pays africains non producteurs de pétrole devraient même voir la croissance de leur PIB s’accélérer : le taux atteindrait ainsi +7,4 % en Afrique de l’Ouest francophone, rejoignant en conséquence la croissance chinoise. De plus, le ralentissement dans plusieurs des régions les plus avancées est une occasion pour un grand nombre de pays du continent de réduire, même modestement, l’écart qui les sépare des nations les plus riches.

Même si ces constats sont encourageants, il reste primordial de constater sur le terrain si le progrès du PIB se traduit au quotidien dans les principaux indicateurs économiques et, surtout, dans l’évolution du pouvoir d’achat de la majorité de la population. Pour qui s’oblige à cette analyse, il apparait bien que l’Afrique a vraiment changé en 15 ans, mais aussi que le chemin à parcourir reste plus long encore, et qu’il ne sera sans doute pas en ligne droite.

Une deuxième  donnée positive est l’évolution du cours du pétrole. Durant les premiers mois de la forte baisse engagée depuis l’été 2014, celle-ci a été surtout présentée comme un facteur supplémentaire de modération de la croissance mondiale, en raison de ses effets négatifs sur un secteur pesant lourd dans les économies de nombreux pays. L’amplification de la chute (actuellement plus de 60% par rapport aux niveaux de juin 2014) et son caractère durable ont modifié les conclusions des experts : le baril moins cher soutient, au moins pour un temps, la croissance en allégeant partout les lourdes factures énergétiques.

En Afrique, les situations sont bien sûr contrastées entre pays, selon qu’ils soient importateurs ou exportateurs d’or noir. Les nations exportatrices voient leur balance commerciale se détériorer significativement, leurs recettes budgétaires se réduire et leur économie ralentir, en particulier si celle-ci est faiblement diversifiée. L’Angola et le Nigéria subissent particulièrement ces orientations négatives, même si leur impact est modéré par la forte hausse du dollar. La large majorité des pays subsahariens est cependant à classer au rang des pays importateurs nets de pétrole et bénéficie donc de cette chute inattendue des prix pétroliers internationaux. Les économies ainsi réalisées reçoivent toutefois des affectations variées. Les consommateurs peuvent parfois être directement avantagés en cas de diminution du prix des carburants à la pompe : le Côte d’Ivoire et le Togo ont ainsi appliqué cette politique fin 2014. L’effet le plus généralisé reste toutefois cantonné à la baisse des subventions que les Etats mobilisent habituellement pour  éviter une hausse excessive des produits pétroliers. Cette épargne imprévue dans les finances publiques pourrait alors être utilement affectée à des investissements destinés à accélérer l’emploi d’énergies nouvelles en remplacement à venir du pétrole. Le développement des capacités énergétiques est en effet une question centrale pour la plupart des pays et la situation actuelle du pétrole offre une opportunité de renforcement des actions à court terme capables d’améliorer la situation. Si la situation persiste, les Etats les mieux gérés pourraient même envisager la création de fonds « intergénérationnels » permettant des investissements physiques ou financiers à long terme, à partir des montants dégagés sur la baisse des cours internationaux du pétrole (une espèce de « rente à rebours »), comme l’a fait avec succès la Norvège grâce à sa rente issue des champs pétroliers de Mer du Nord. Le temps risque de manquer pour tenter ce scénario optimal : la remontée des cours internationaux du pétrole est souvent annoncée pour le second semestre 2015, surtout si la reprise économique se manifeste mieux. Il incombe donc obligatoirement aux Etats dont les économies sont actuellement favorisées une vigilance extrême dans la dépense des sommes rendues disponibles, sous peine d’avoir gâché la chance qui leur était ainsi offerte et qui risque de ne pas se retrouver rapidement.

Le troisième atout actuel est la hausse du dollar, qui a prévalu face à toutes les monnaies. C’est vrai en particulier pour l’euro qui a perdu plus de 20% de sa valeur par rapport à son sommet de mai 2014, ce qui, en favorisant les exportations, donne d’ailleurs quelques meilleures perspectives aux entreprises européennes pour 2015

Pour l’Afrique, le principal impact positif de cette évolution concerne les exportations qui sont pour une très grande part constituées de matières premières, donc libellées en dollars et caractérisées par une faible élasticité-prix. Il en résulte en même temps une meilleure santé financière de pans entiers des économies africaines, une amélioration de leurs balances commerciales et des recettes plus conséquentes des droits à l’exportation pour les Etats. Pour les producteurs de pétrole, les effets négatifs de l’effondrement des cours sont ainsi  probablement éliminés d’environ 30%. Certes, la situation n’est pas exempte de conséquences négatives. La première est liée au renchérissement des importations exprimées en dollars, telles celles des biens d’équipement dont l’objectif d’un développement accru augmente aussi la demande. En revanche, pour les pays des deux zones CFA, cet inconvénient est très limité puisque la majorité de leurs importations viennent de la zone euro. De plus, ce contexte devrait être un profond stimulant pour le développement du commerce intra-africain, et notamment régional lorsqu’existent déjà des unions douanières ou économiques. Les performances promise à l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) pour 2015, évoquées ci-avant, donnent une idée de ce que pourrait apporter une accentuation de ces tendances. Le second effet pervers de ces ajustements monétaires mondiaux est fonction des endettements en dollars des pays africains sur les marchés internationaux. La hausse du dollar entrainera l’augmentation mécanique des charges de ces emprunts, pour les pays francophones comme pour  tous ceux qui laissent leur monnaie « dévisser » par rapport au dollar. Le maintien actuel de taux d’intérêt très bas et la modestie, à ce jour, des montants concernés limitent pour l’instant les dégâts. La fragilité des nations concernées s’en trouve toutefois aggravée et se détériorerait vite en cas de hausse des taux. Malgré ce risque, l’exigence de ressources financières accrues et la diminution de l’aide publique expliquent l’appétit élevé pour ces endettements de marché, comme le montre le projet actuel de la Côte d’Ivoire d’une nouvelle levée de fonds à moyen terme, pour 1 milliard de dollars. Pour satisfaire avec prudence ces besoins incompressibles de capitaux, il reste donc indispensable de consolider les solutions alternatives tels le développement des marchés locaux de capitaux, la modernisation de la fiscalité et l’amélioration du taux de recouvrement des impôts

Une telle conjonction de données extérieures plutôt favorables est exceptionnelle. L’enchevêtrement des effets  positifs et négatifs qui en découlent empêche bien sûr que les obstacles structurels au développement économique s’en trouvent profondément allégés. Ces circonstances apportent en revanche aux Etats et aux entreprises la possibilité d’une facilitation de leurs actions quotidiennes et de moyens financiers supplémentaires. Il importe donc que tous les acteurs africains sachent réagir avec rapidité, efficacité et sagesse au nouvel environnement pour en saisir ses opportunités. Cette capacité de réaction sera un bon test de leur détermination à obtenir l’accélération indispensable de la croissance économique.

Paul Derreumaux

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Banques Subsahariennes : reconfigurations inattendues

Banques Subsahariennes : reconfigurations inattendues

Le terme vient du langage informatique mais, en l’occurrence, pourrait s’appliquer à deux transformations récentes du système bancaire subsaharien. La plus importante, à court terme, est sans doute celle du réseau Ecobank touché en septembre 2014 par deux changements capitalistiques majeurs : l’entrée en force de la Banque Nationale du Qatar (BNQ) dans la holding du Groupe ; le passage de la banque sud-africaine Nedbank du statut de prêteur à celui d’actionnaire.

Pour les observateurs du système bancaire subsaharien, la venue de la BNQ n’est surprenante que par la discrétion et les modalités avec lesquelles s’est effectuée cette opération. La banque qatarie s’est en effet investie massivement en Egypte dès 2012, par le rachat majoritaire de la filiale locale de la Société Générale, et visait récemment une acquisition possible au Maroc. Dès cette période, l’Afrique subsaharienne était donc logiquement sa cible prochaine. La taille relativement modeste des banques africaines et une méconnaissance des caractéristiques de fonctionnement des banques dans ce périmètre conduisaient sans doute la QNB à préférer l’achat d’un groupe déjà présent lui-même dans cette zone plutôt qu’une entrée directe dans celle-ci. Les difficultés d’une opération marocaine et l’opportunité offerte par les soubresauts actuels d’Ecobank ont amené la QNB à franchir le pas et à réaliser cet investissement qui la fait détenir 23,5% du capital de la holding du Groupe, ETI, pour un montant quatre fois inférieur à celui de l’opération égyptienne.

La décision de Nedbank est moins surprenante : la conversion possible en actions du prêt consenti à ETI était prévue dès la mise en place du concours et était le schéma le plus couramment envisagé. Il aurait signifié une substitution vraisemblable du leadership des intérêts sud-africains à ceux du Nigéria au sein de ce groupe panafrician. L’arrivée de la BNQ pouvait laisser penser que Nedbank ne réaliserait pas cette conversion. Au contraire, cette dernière a annoncé avant la date butoir qui lui était imposée sa souscription effective à 20% du capital de ETI et l’a fait de belle manière, en payant ses actions en numéraire et en encaissant le remboursement de son prêt par ailleurs.

Les deux géants disposent donc ensemble d’environ 40% du capital social – QNB a indiqué qu’elle laisserait redescendre sa part à 20% – et, compte tenu de l’actionnariat « flottant » sont théoriquement en mesure d’imposer la politique qu’ils définiraient en commun. Le jeu n’est peut-être pas aussi simple. L’ « alliance stratégique » Nedbank/Ecobank conclue en 2008 a conduit les deux réseaux à une première connaissance réciproque tandis que la banque sud-africaine peut être tentée de s’appuyer sur le fonds de pension de même nationalité Public Investment Corporation (PIC), qui détient 19% de ETI, pour prendre une position dominante dans la gestion d’Ecobank. BNQ pourrait chercher à tenir un rôle plus directif en raison de sa puissance financière et de l’appui qu’elle pourrait apporter au réseau subsaharien, en particulier grâce à ses connexions internationales et à sa forte présence dans le financement  des infrastructures. Les actionnaires nigérians, largement majoritaires depuis l’origine, souhaitent vraisemblablement maintenir leur primauté d’influence et récolter les fruits de l’expansion du Groupe. Grâce à la grande diversité de l’actionnariat et à l’absence de bloc homogène dominant, le management lui-même a été habitué jusqu’ici à une forte indépendance : elle a été utilisée pour imprimer au Groupe une expansion géographique remarquable et une présence progressive sur tous les aspects de la banque commerciale. Dans ce jeu à plusieurs personnages clés, l’équilibre reste à trouver, des aménagements institutionnels seront sans doute nécessaires et beaucoup d’alliances sont a priori envisageables. Il faut espérer que celle qui se dégagera sera stable et acceptée par tous, pour que le Groupe puisse exploiter au mieux tous les atouts que lui donnent sa large implantation, ses moyens financiers désormais consolidés, et l’expérience de ses équipes et de ses actionnaires banquiers.

Tandis que cette rude partie s’engage à l’Ouest du continent, une autre apparait dans la zone australe autour du groupe African Banking Corporation (ABC). Celui-ci, implanté dans 5 pays, est certes plus de 10 fois plus petit que Ecobank et n’affiche pas les mêmes performances. Il vient cependant de connaitre lui aussi une reconfiguration capitalistique qui pourrait le propulser sur l’avant-scène, suite à la reprise de la totalité du capital de sa société mère par la holding Atlas Mara. Cette dernière, créée fin 2013, a mobilisé en un temps record d’importants capitaux sur le marché londonien, qu’elle ambitionne d’investir en Afrique et surtout dans le secteur financier. L’acquisition du Groupe ABC a été sa première opération, menée avec une certaine discrétion. Elle s‘est accompagnée d’une prise de participation minoritaire dans une banque nigériane et dans un établissement rwandais.

Atlas Mara reste pour l’instant peu explicite sur l’orientation commerciale et l’organisation qu’elle veut donner aux cibles ainsi conquises. Elle semble afficher en revanche une grande ambition de principe : celle de construire un groupe panafricain décentralisé, structuré autour de « hubs » régionaux qui couvriraient chacun une des grandes parties du continent, s’érigeant ainsi en rival des réseaux actuellement les plus étendus. Si l’idée semble séduisante, son application soulève encore plusieurs inconnues majeures au niveau d’Atlas Mara: l’importance des fonds que cette société pourra concrètement mobiliser pour l’atteinte de son objectif, la compatibilité du schéma proposé avec les contraintes réglementaires de certaines Autorités monétaires des pays visés, le contenu précis du projet industriel. Le Groupe ABC, principal point de départ de la construction envisagée,  dispose d’indicateurs qui demandent à être sérieusement renforcés, compte tenu des multiples changements qui ont marqué sa gestion et son actionnariat passés. Il doit aussi confirmer la profitabilité de son nouveau « business model » de banques « tous publics », dans lequel il est entré depuis quelques années, et reprendre rapidement son expansion géographique. Il a besoin pour cela de ressources financières et humaines importantes et d’un actionnaire recherchant un développement à long terme et non des plus-values financières rapides. Les prochaines années permettront de tester le nouveau réseau sur ce plan et de voir si son actionnaire principal peut répondre à toutes les exigences du défi lancé.

Pendant que ces deux Groupes vont devoir régler dans les meilleurs délais ces incertitudes, tout en se défiant sans doute à distance pour jouer les premiers rôles,  d’autres  transformations s’enclenchent, notamment en Afrique de l’Ouest. La Banque Centrale Populaire (BCP), dernière venue des banques marocaines à la suite de son rachat de 50% de Banque Atlantique, annonce sa prochaine montée à 65% du capital de la holding de ce réseau et la création d’une filiale de micro-finance. La plus puissante des banques du royaume chérifien vise ainsi à rattraper ses devancières et à élargir l’éventail de ses activités. A une échelle plus modeste, l’établissement burkinabé Coris Bank poursuit son expansion à marche forcée – créations « ex nihilo » au Mali et au Togo – et innove en étant la première banque de la région à ouvrir un Département islamique au sein de son activité de banque commerciale « classique ».

Après une période plutôt calme en mouvements capitalistiques et en ouverture de nouvelles banques, l’année 2015 sera donc normalement plus agitée. Elle montrera que la physionomie du système bancaire subsaharien est toujours en construction et susceptible de nouvelles importantes mutations, qui ne viendront pas nécessairement des entités les plus importantes. Il apparait déjà qu’en Afrique subsaharienne, particulièrement francophone, l’actionnariat  régional continue globalement son repli au profit d’actionnaires extérieurs : ce mouvement, à contresens de celui des années 1990, semble difficile à inverser, en dehors d’un cataclysme bancaire comme celui qui s’était abattu dans les années 1980. Il conviendra maintenant de voir si les aménagements purement capitalistes conduisent bien à un renforcement des systèmes bancaires de la zone, autour de projets industriels solides, et dans une optique conforme aux besoins de développement des pays concernés. Les changements positifs intervenus depuis deux décennies ont en effet donné aux banques subsahariennes une croissance et une rentabilité enviables et une responsabilité accrue dans le financement des économies locales. Ces avancées ont été un des catalyseurs de la croissance africaine et doivent être poursuivies, pour une meilleure bancarisation des populations comme pour la facilitation du financement des entreprises et des Etats. Elles génèrent de plus leur inévitable contrepartie de solutions nouvelles à rechercher, notamment vis-à-vis de la montée et de la diversification des risques opérationnels, ou de l’élévation du coût du risque. C’est davantage à leur efficacité face à ces défis, plutôt qu’à l’identité de leurs actionnaires, que les établissements bancaires subsahariens seront jugés par leur public et par les Autorités.

Paul Derreumaux

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A qui appartiennent les banques subsahariennes ?

A qui appartiennent les banques subsahariennes ?

 

Les systèmes bancaires subsahariens sont marqués depuis trente ans par de profondes transformations structurelles qui ont favorisé une remarquable croissance. Certaines mutations récentes ou prévisibles pourraient pourtant susciter à terme des mouvements correcteurs.

La gigantesque crise bancaire qui a secoué l’Afrique francophone dans les années 1980 y avait donné naissance aux premières banques privées à capitaux africains, à l’image du mouvement noté en Afrique de l’Est dans la décennie précédente. Une reconstruction rapide est intervenue et une croissance sans précédent du secteur a été observée. Un bon nombre de ces nouveaux acteurs a survécu et quelques-uns ont réussi en moins de trois décades à construire à partir de leur base nationale des groupes puissamment implantés dans leur région d’origine et, pour les plus dynamiques, dans une bonne partie du continent. Pour la seule Union Economique et Monétaire (UEMOA), les banques dominées par un actionnariat privé local représentaient en 2008 près de 40 % de l’ensemble des bilans bancaires, alors que ce pourcentage était nul en 1982, et deux des cinq principaux groupes de la zone figuraient parmi elles. Ce dynamisme, et la bonne santé financière qui l’accompagne, devraient rester encore au rendez-vous pour une bonne période, portés à la fois par les développements intrinsèques qu’appelle le secteur pour une mise à niveau internationale, d’un  côté, et par une croissance économique locale qui se poursuit et exige des financements croissants, de l’autre. Cependant, de nouveaux changements capitalistiques importants sont intervenus récemment tandis que, sur l’ensemble du continent, d’autres pourraient être attendus à court terme.    

En Afrique francophone, l’actionnariat des systèmes bancaires a de nouveau radicalement changé pendant les cinq dernières années. Sur les 11 principaux groupes, 10 sont à fin 2012 majoritairement détenus par des intérêts étrangers à la région, dont 3 par des banques marocaines, 4 par des actionnaires nigérians, 2 par des groupes français et 1 par la Lybie, pour respectivement 25,6%, 24,7%, 16,2% et 2,4% du total des bilans bancaires de la zone. La situation s’est donc, en termes d’origine d’actionnariat, rapprochée de celle d’avant 1980.

Certes, l’approche est aujourd’hui fondamentalement différente, principalement sous l’effet de l’écrasante prédominance des groupes privés et de la nette augmentation du nombre d’acteurs en concurrence. La grande majorité des banques présentes, quelle que soit la géographie de leurs fonds propres, fait montre d’un dynamisme commercial et d’un professionnalisme avéré, et toutes contribuent donc aux progrès de la bancarisation et à un meilleur financement de l’économie. Toutefois les leviers essentiels de décision sont de plus en plus extérieurs à l’Union et, même dans les groupes qui s’appuient au moins partiellement sur un actionnariat subsaharien, le poids relatif de celui-ci se réduit souvent, tant au niveau local qu’à celui de la société mère. Il peut en résulter des orientations qui ne sont pas optimales vis-à-vis des besoins réels de l’activité locale ou qui prennent insuffisamment en compte ses spécificités de fonctionnement. L’insuccès relatif des banques nigérianes dans l’Union en est l’illustration extrême, mais les mêmes placages de stratégies extérieures se manifestent aussi dans d’autres banques. Les décisions prises peuvent également résulter davantage des contraintes de la réglementation du pays de la banque mère que de celles du pays de la banque filiale, ou d’une volonté de maximiser à court terme les remontées de bénéfices. Il en résulte inévitablement une diminution de l’apport de ces banques au développement des économies nationales.

Trois conséquences peuvent être attendues. La première est déjà en marche : les Autorités de contrôle prudentiel de l’Union et des pays dont relèvent les actionnaires majoritaires – Nigéria et Maroc notamment – ont engagé un processus d’inspection en commun des filiales subsahariennes. Elles pourront donc veiller à ce que les intérêts respectifs des deux zones soient protégés et cette coopération pourrait déboucher sur des contraintes spécifiques aux établissements se trouvant dans cette situation. La seconde est que ces banques renforcent de leur propre initiative le processus d’adaptation aux données locales, tel un intérêt accru aux petites et moyennes entreprises, au vu des résultats obtenus et des effets de la concurrence : cette hypothèse est pourtant incertaine tant que les groupes concernés gardent une position dominante et répondent aux objectifs de leurs structures centrales. La troisième est que des groupes purement ou essentiellement régionaux, jusqu’ici moins importants, accélèrent leur croissance en jouant à la fois sur les insatisfactions ressenties par les entreprises locales -comme le firent les pionniers des années 1980- et sur la relative pause que doivent effectuer les principaux groupes pour intégrer au mieux leurs récentes acquisitions et extensions. Ce mouvement est aussi déjà à l’œuvre comme le montrent, par exemple, Coris Bank à l’Ouest et la banque BGFI au Centre. Même s’il prend du temps, ce mouvement de rééquilibrage est irréversible : des Etats prétendant à l’émergence ne pourront en effet accepter sur le long terme que leurs principales banques soient majoritairement détenues par des intérêts étrangers.

Tandis que l’Afrique francophone doit s’attendre à ces nouvelles mutations, une confrontation pourrait se manifester à bref délai sur toute l’Afrique subsaharienne; celle d’une stratégie privilégiant la construction à moyen et long terme de groupes bancaires puissants en opposition à une stratégie s’intéressant avant tout à la rentabilité à court terme du capital investi dans le secteur. Jusqu’à une date récente en effet, le mouvement d’expansion et de concentration a été mené par des banques déjà établies et soucieuses d’étendre géographiquement leur aire d’activité. Les opérations ont d’ailleurs la plupart du temps pris la forme de création ex nihilo de nouvelles filiales ou de rachat des actions de l’actionnaire majoritaire d’un autre groupe. Il s’agissait donc d’investissements à caractère « industriel » destinés à accroitre de façon durable la taille des réseaux bancaires concernés. Une autre approche semble désormais s’amplifier : elle est cette fois menée par des fonds d’investissements et se traduit par des prises de participation de durée limitée dans des établissements existants, visant une profitabilité maximale sur la période en vue d’une revente ultérieure. Les institutions d’appui au secteur privé des pays en développement –Société Financière internationale (SFI), Proparco, FMO, DEG,..- avaient ouvert cette voie depuis longtemps en apportant leurs capitaux pour appuyer des opérations de croissance. Des fonds à dominante privée ont pris le relais, en concevant leur participation comme l’appui momentané à un projet d’entreprise de long terme, piloté par des actionnaires locaux provenant du secteur. Les investissements d’Helios dans Equity Bank au Kenya, d’Actis dans des banques d’Ouganda et du Kenya ou, plus récemment d’Améthis au sein d’établissements du Ghana et du Kenya relèvent de cette philosophie. Celle-ci reste compatible avec celle des acteurs bancaires eux-mêmes: elle consiste en effet en un accompagnement très rapproché mais minoritaire, d’une intervention ferme mais en appoint à la stratégie de l’institution, s’appuyant avant tout sur l’expertise et l’expérience des actionnaires banquiers de l’entreprise. Même Orabank, malgré le poids plus dominant qu’y tient le fonds ECP, s’apparente à cette approche au vu de la durée de présence de l’actionnaire financier et des décisions prises par celui-ci dans la période passée. En revanche, certains fonds nouvellement créés, tant par des institutions que par des acteurs privés, comme Atlas Mara, ont l’ambition de prendre des participations majoritaires et, en conséquence, de maîtriser la stratégie de leurs filiales. L’excellente rentabilité actuelle de la profession, ses bonnes perspectives de croissance à moyen terme, le niveau élevé des multiples de valorisation constatés pour le secteur sur les bourses africaines expliquent cet engouement. Celui-ci peut cependant conduire à de légitimes interrogations au sujet des nouveaux venus. Les apports majeurs attendus des banques africaines pour le développement du continent – accélération de la bancarisation, financement des entreprises locales, modernisation des services, consolidation des structures bancaires – ne s’accommodent pas forcément de rentabilités immédiates en harmonie avec celles promises aux investisseurs de ces fonds. On peut ainsi redouter que certaines activités plus rentables ou plus faciles, voire spéculatives, soient privilégiées au sein de groupes qui n’auraient pas de ligne « industrielle » à long terme clairement définie. Les banques africaines, qui ont jusqu’ici été tenues à l’écart des risques spéculatifs, pourraient même perdre cet avantage s’il est laissé libre cours à des gestions hasardeuses, alors qu’elles doivent déjà affronter de nombreuses autres difficultés.

L’avenir à court terme pourrait donc encore réserver quelques surprises quant à l’évolution des systèmes bancaires du continent. Les orientations futures dépendront étroitement de la volonté des trois grands acteurs en présence. Il revient aux Etats, d’un côté, de mettre en place ou développer les mécanismes et structures favorisant l’émergence d’actionnaires privés régionaux en vue de reprendre en mains leurs structures bancaires, et, de l’autre, d’amener leurs banques à s’investir avant tout dans le financement des compartiments de l’économie essentiels pour les pays subsahariens. Pour les Banques Centrales, il s’impose une vigilance accrue et de nouveaux moyens d’actions, à l’image de l’évolution en cours dans l’Union Européenne, pour gérer au mieux les actionnariats et opérations transfrontaliers ainsi que les risques de crise systémique. Pour les investisseurs enfin, il convient d’intégrer le fait que le secteur financier supporte des responsabilités particulières et que celles-ci doivent être respectées et prises en compte dans l’analyse de la rentabilité du secteur.

Paul Derreumaux

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Quels instruments pour préserver les bénéfices de l’intégration financière dans l’UEMOA?

Quels instruments pour préserver les bénéfices de l’intégration financière dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine ?

 

L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) est sans doute l’exemple le plus original et le mieux abouti d’intégration régionale en Afrique. Elle est aussi un modèle qui inspire souvent d’autres initiatives de renforcement d’une coopération économique, comme l’East African Communaity (EAC) en zone anglophone. Même si les résultats actuels de l’UEMOA restent imparfaits, les avantages apportés par cette association plus que cinquantenaire sont en effet suffisamment nombreux, tant en économie qu’en politique, pour qu’un renforcement de cette union soit activement encouragé, par les Autorités des pays concernés comme par les principaux partenaires financiers de l’Afrique.

C’est sans doute dans le domaine financier, et particulièrement bancaire, que l’UEMOA est la plus en avance et que cette réussite a apporté jusqu’ici le plus de résultats positifs. Pourtant, le séisme provoqué par la crise financière internationale de 2008, puis l’ébranlement de l’Euro et la fragilisation des puissantes banques européennes inquiète. Et si le renforcement constaté de l’intégration financière de l’UEMOA facilitait les risques de crise ? Comment dans ce cas réduire au maximum les possibles contagions et éviter un danger « systémique » par une résolution rapide des difficultés apparues ?

Un rappel parait utile au préalable. L’Afrique francophone, de l’Ouest comme du Centre, a déjà connu une crise bancaire systémique dans les années 1980. Elle est née de l’accumulation simultanée d’une série de difficultés touchant une grande partie des établissements de l’époque : portefeuille sinistré et mauvaise gestion pour les banques d’Etat, difficultés majeures sur les activités exportatrices qui représentaient une part essentielle de leur chiffre d’affaires pour les banques françaises. L’origine a donc été tant bancaire qu’économique, mais la propagation à tout le système financier s’est faite alors même que celui-ci était alors peu intégré. De nombreuses conséquences ont résulté de ce cataclysme : au passif, d’importants dépôts bloqués et non remboursés à ce jour à leurs détenteurs et de graves insuffisances momentanées de financement des économies par des banques affaiblies et prudentes à l’excès ; à l’actif, l’apparition de banques africaines privées, totalement inconnues auparavant, la construction de réseaux régionaux, le retour à la bonne santé financière du secteur, une profonde transformation et modernisation de la régulation et un renforcement de la supervision devenue régionale. Sur ce dernier point, l’UEMOA est donc en nette avance sur l’Union Européenne puisque la présence d’une Banque Centrale unique munie des pouvoirs nécessaires pour un contrôle globalisé de tous les établissements de l’Union est une réalité depuis 25 ans. Ces diverses mutations ont aussi des effets positifs sur la bancarisation des populations, les possibilités de financement des entreprises, et donc la croissance économique de la zone.

Si l’intégration financière est ainsi devenue réalité et facteur incontestable de progrès dans l’UEMOA, les excès qui la caractérisent dans les pays du Nord semblent pour l’instant peu présents dans la zone. Protégées par une réglementation sévère sur les placements à l’étranger autant que par leur petite taille et leur faible expérience, les banques de l’Union n’ont jamais été infectées par les actifs toxiques qui ont semé la panique aux Etats-Unis et en Europe en fin des années 2000. Les flux interbancaires, dont le tarissement a récemment menacé le blocage du système bancaire en Europe, sont encore très limités dans l’Union, surtout entre groupes distincts, en raison de la méfiance des banques entre elles et de la bonne liquidité générale du système. Pourtant, d’autres risques potentiels, générés par l’évolution des systèmes bancaires et de leur environnement, se manifestent et parfois grandissent. Trois au moins méritent l’attention.

Le premier est celui de la qualité et du caractère approprié de la réglementation régissant l’activité bancaire, et présente donc un aspect micro-prudentiel. Le dispositif de régulation est en effet le meilleur garant du maintien de la bonne santé retrouvée et de la solidité des établissements de la zone. En la matière, les règles applicables dans l’Union ne paraissent pas avoir connu toutes les transformations souhaitables, même si plusieurs vagues de mise à niveau – et de durcissement – ont eu lieu notamment entre 1990 et 2000. La comparaison avec  d’autres systèmes subsahariens comparables met d’abord notamment en valeur divers décalages en termes de ratios. Celui du capital minimal, maintenant fixé à 5 milliards de FCFA, soit 7,5 millions d’Euros, nous place derrière la majorité des pays africains. Celui du ratio de solvabilité « largo sensu », essentiel au vu des principes de Bâle II, demeure à 8% alors qu’il atteint 12% dans les pays de l’EAC. Celui relatif à la concentration des crédits limite toujours à 75% des fonds propres les concours les plus importants sur un seul risque alors que ce pourcentage est classiquement contenu entre 25% et 35% d’Accra à Madagascar. Enfin, il n’existe aucun ratio proprement dit de liquidité alors qu’un pourcentage fonds propres/dépôts de 8% doit être strictement respecté au Kenya et constitue une contrainte fort lourde. L’évolution vers des normes plus proches de celles appliquées  au plan international est donc souhaitable.

Parallèlement, les méthodes de supervision gagneraient à quelques changements qui renforceraient les contrôles existants tout en instaurant des rapports plus étroits et constructifs avec les banques de la zone. Une surveillance plus serrée du respect des principaux aspects de la réglementation serait en effet facilement admise dès lors que les conclusions mettent aussi en valeur les progrès accomplis sur des bases faciles à apprécier comme celle de l’indicateur « CAMEL » dans l’EAC.  La présentation obligatoire des conclusions des rapports d’inspection au Conseil d’administration des banques, déjà pratiqué ailleurs, serait aussi un utile enrichissement.

Le second risque vient des banques elles-mêmes et de leur environnement. Les récentes crises politiques de Côte d’Ivoire et du Mali ont montré la possibilité concrète de dangers tels qu’une fermeture provisoire mais totale d’établissements, des tentatives de non-respect de la légalité par certaines Autorités ou des destructions d’agences dans des régions ou villes en guerre. La prévalence dans chaque pays de la zone de systèmes économiques peu diversifiés et dominés par des cultures de rente ou des productions minières exportées et très dépendantes de cours internationaux volatils fragilise aussi les établissements bancaires : leur financement s’effectue en outre de manière plus intégrée, ce qui renforce le danger de mouvements procycliques. Le maintien d’une forte présence de sociétés étatiques, les graves dysfonctionnements des juridictions locales génèrent souvent d’autres difficultés. L’augmentation de plus en plus vive des crédits à la clientèle provoque immanquablement une diminution potentielle de la qualité du portefeuille des banques,  qui tend à se vérifier dans un nombre croissant d’établissements. Des bulles financières peuvent apparaitre, comme celle de l’immobilier qui guette dans certains pays, menaçant la valeur des garanties et les remboursements des crédits. Enfin, les banques marocaines ou nigérianes, dont les réseaux multi-Etats de filiales représentent désormais plus de 50% du système bancaire de la zone, peuvent être amenées à prendre des décisions de gestion ou d’affectation des résultats  de ces filiales qui tiennent davantage compte de leurs propres pratiques et préoccupations que  de celles de leurs filiales.

Même si ces risques restent jusqu’ici modérés grâce à la conjoncture ou ont été gérés sans dommage excessif lors des crises politico-militaires rencontrées, quelques mesures préventives seraient opportunes. Les plus importantes devraient concerner la protection des dépôts, pour éviter le retour à la situation des années 1980 : en la matière, la mise en place d’une assurance couvrant tous les dépôts bancaires inférieurs à un plafond donné, financée par la profession, offrirait une sécurité très supérieure à celle donnée par les Etats, précédemment défaillants. Cette mesure, appliquée de plus en plus généralement à la suite de la dernière crise internationale, a reçu un début de concrétisation en mars 2014 dans l’Union  et serait aussi de nature à favoriser la bancarisation. La réalisation d’inspections conjointes par les banques centrales des pays des sociétés mères et des sociétés filiales jettera les bases d’un contrôle consolidé capable de cerner au mieux et de façon équitable les intérêts de toutes les parties. Enfin, il pourrait être envisagé l’introduction de ratios variables selon divers critères, telles les caractéristiques de la conjoncture, pour introduire une composante macro-prudentielle dans la réglementation. Ainsi, le ratio de solvabilité pourrait-il être modifié selon les spécificités du bilan des établissements ou la part du résultat affectée au dividende être limitée en cas de progression inquiétante des crédits en difficulté. La responsabilité publique qui incombe aux banques dans la gestion des dépôts du public peut justifier de telles contraintes dès lors que sont réunies deux conditions : la bonne qualité des informations sur lesquelles seront fondées les décisions, sur la base de « stress tests » pertinents par exemple, et la vitesse de réaction de la Banque Centrale autorisant l’annulation rapide de décisions contraignantes en cas de retournement positif de situation.

Un troisième risque provient de l’endettement en croissance rapide des Etats. A partir de 1996, le recours à la Banque Centrale pour le financement des déficits budgétaires a été stoppé pour les Etats. Ceux-ci se sont alors tournés de plus en plus massivement vers le nouveau marché financier régional pour financer leurs besoins à court comme à moyen terme. La bourse régionale, expérience unique au monde, s’est en effet vite révélée en manque d’opportunités d’investissements, par suite de la rareté des privatisations par ce canal et de la frilosité des entreprises par rapport à cet instrument, face à une offre abondante de capitaux provenant initialement des banques et investisseurs institutionnels. Les emprunts d’Etat, bien rémunérés et défiscalisés, ont donc  aisément trouvé des preneurs et ils constituent maintenant une forte majorité du portefeuille obligataire sur le marché et un pourcentage important des placements en trésorerie de la plupart des banques. Ces appels au marché se généralisent – seul le Niger reste à l’écart pour l’instant – et leurs montants respectifs comme leur nombre s’amplifient régulièrement avec les besoins croissants des pouvoirs publics.

Cette évolution génère plusieurs dangers potentiels. Elle pourrait rapidement assécher le marché alors que celui-ci était initialement destiné au financement à long terme des entreprises. Elle s’effectue par ailleurs en dehors d’une coordination optimale de ces émissions qui permettrait de rationaliser le marché. Enfin, les critères selon lesquels sont autorisés ces emprunts à moyen terme normalement destinés à des investissements bancables ne sont pas définis avec la même rigueur et la même uniformité que celle qui prévalait lors de la mobilisation de capitaux dans le cadre de l’article 16 du traité de l’Union.  Avec les difficultés potentielles, économique et politique, que pourraient connaitre certains Etats, une affectation à des fins autres que celles d’investissements n’est donc pas exclue tout comme un risque de défaut, même temporaire, qui fragiliserait tout l’édifice bousier régional désormais en expansion. Pour remédier à ces risques, une gradation des mesures est envisageable. La plus facile et immédiate est celle d’une coordination et d’une programmation régionales des émissions de titres publics, pour faciliter l’absorption de ceux-ci par le marché et éviter de mettre en difficulté les émissions privées qu’il est souhaité développer : la Banque Centrale a déjà entrepris ce travail avec la création de l’Agence-Titres UMOA en 2013. La fixation de critères régionaux uniformes pour ces appels au marché financier permettrait aussi de fixer des limites acceptables par tous et aptes à mieux sécuriser le marché. Enfin, l’adoption de nouvelles règles relatives à cette composante des actifs bancaires, en termes de possibilités de refinancement par la Banque Centrale ou de plafonds en pourcentage du bilan par exemple, constitueraient aussi d’utiles garde-fous.

Les quelques risques recensés, qui ne sont pas exhaustifs, doivent être relativisés. Ils apparaissent effectivement modestes à court terme et très inférieurs  aux avantages que la société et l’économie régionales retirent des progrès de l’intégration. L’expérience vécue par l’Union dans les années 1980 tout autant que les grandes vicissitudes récentes de l’Europe incitent toutefois à la prudence. Le renforcement de tous les acteurs économiques et financiers et l’adoption par eux de comportements vertueux, imposés si  nécessaire par des règles contraignantes mais justifiées, économiseront beaucoup de difficultés et seront de précieux atouts pour réaliser les performances qui sont attendues de l’UEMOA.

Paul Derreumaux

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Analyse économique et sociale

Dette publique en Afrique Subsaharienne

Dette publique en Afrique Subsaharienne : attention danger ?

Dans les années 1980/2000, beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne ont subi douloureusement les effets des Plans d’Ajustement Structurel (PAS) imposés par le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale. Ceux-ci visaient à combattre un triple déséquilibre structurel : celui des finances publiques, celui de la balance commerciale et celui d’un endettement extérieur insupportable. La cure d’austérité multiforme issue des PAS n’a pas été suffisante pour ramener le ratio de la dette à un niveau acceptable. Les divers créanciers des pays en développement ont donc, accepté, bon gré mal gré, des remises de dettes et supporter ainsi une partie du coût des réformes imposées aux économies africaines. Les institutions publiques bilatérales d’appui au développement, puis les prêteurs privés ont été les premiers à accepter ces restructurations négociées pays par pays à travers des structures portant respectivement les noms respectables de Club de Paris et de Club de Londres. Les grandes institutions multilatérales, regroupées autour de la Banque Mondiale, ont été beaucoup plus réticentes à consentir ce processus d’effacement partiel de leurs créances, qui mettait en cause le dogme de l’intangibilité de celles-ci. La gravité de la situation les a contraintes à cet effort, concrétisé par l’Initiative dite des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) dont ont bénéficié une bonne trentaine de pays d’Afrique Subsaharienne. Rétrospectivement, ces coûteux ajustements paraissaient justifiés de part et d’autre : pour payer le prix, selon les cas, de leurs erreurs d’analyse ou de leur avidité, du côté des prêteurs ; en raison de la gabegie ou de politiques économiques inefficaces, du côté des emprunteurs. C’est finalement chez ceux-ci que ces efforts ont laissé les traces les plus visibles : au passif, des effets sociaux au goût amer encore vivace au sein des populations, en particulier les plus défavorisées; à l’actif, une nette amélioration des équilibres macroéconomiques et une réduction drastique de la dette extérieure.

Il est aujourd’hui généralement admis que cette meilleure santé globale des finances publiques et la plus grande orthodoxie des  politiques économiques suivies ont joué un rôle clé dans la trajectoire de croissance retrouvée de l’Afrique subsaharienne depuis les années 2000. La diminution des charges des Etats à la suite de la meilleure maîtrise des dépenses de fonctionnement et de l’effacement partiel de la dette a facilité, dans la plupart des pays, le paiement à bonne date des salaires de la fonction publique, l’appréciation positive des grandes entreprises étrangères sur l’environnement des affaires de leurs implantations africaines et la reprise des investissements des Etats. La conjugaison de ces divers éléments a été appuyée par les données favorables et les transformations structurelles qui ont soutenu la croissance de quelques secteurs : mines, télécommunications, banques,..

Deux principaux facteurs ont favorisé un nouvel accroissement significatif de l’endettement.

Pour le financement national ou régional, le recours des Etats aux financements privés locaux s’est intensifié sous l’effet conjoint d’une montée en puissance de l’épargne nationale, d’un renforcement des marchés financiers et d’une modification des règles de financement des déficits publics. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) par exemple, le financement monétaire des Trésors Publics par la Banque Centrale, en application de l’article 16 du Traité de l’Union, qui l’autorisait tout en le contrôlant strictement, est écarté depuis 2001. Il est remplacé aujourd’hui par l’émission publique de titres financiers à court ou moyen terme. Il en découle une plus grande flexibilité des possibilités d’endettement, dans laquelle les Etats se sont engouffrés, et le poids des titres publics sur les marchés monétaire et financier a considérablement augmenté, suivant la voie tracée dans les pays d’Afrique anglophone. La création en 1998 dans l’UEMOA de la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) a fourni un cadre approprié à cette expansion. Après des débuts difficiles, la BRVM a démontré la profondeur des gisements d’épargne dans la zone. Les Etats sont vite devenus les principaux émetteurs et leur part dans le compartiment obligataire est aujourd’hui très largement majoritaire, générant ainsi des risques d’assèchement du marché à des fins autres que celles pour lesquelles il avait été créé.

L’endettement extérieur, quant à lui, reprend progressivement un poids relatif croissant. L’effort considérable requis en matière d’infrastructures et d’équipements divers amène les Etats à rechercher toujours davantage de financements étrangers, qui sont d’autant plus facilement obtenus que l’Afrique fait moins peur et apparait même comme l’une des grandes terres d’avenir. L’appétit économique, la volonté d’influence et les moyens accrus des grands pays émergents apportent aux emprunteurs de nouvelles possibilités. Celles-ci sont jugées d’autant plus séduisantes que les aides à taux concessionnels des principales institutions d’appui au développement sont quantitativement limitées et accordées sous des conditions suspensives parfois excessivement exigeantes. Dans la période récente, le niveau exceptionnellement bas des taux d’intérêt de référence a également conduit les pays africains à se tourner vers le marché financier international et les prêteurs privés à rechercher sur le continent des emplois rémunérateurs. Plus de 10 pays africains sont ainsi venus sur le marché des Eurobonds jusqu’en 2013 et le mouvement continue puisque la Côte d’Ivoire place actuellement une émission de 500 millions de dollars US. Modestes à l’échelle mondiale, ces opérations ne sont pas négligeables pour la taille des économies concernées et peuvent comporter des risques de taux et de change notables pour des économies encore fragiles : la hausse des taux engagée aux Etats-Unis, et qui pourrait se poursuivre, témoigne de leur réalité. La gourmandise des prêteurs risque aussi de biaiser l’objectivité de leur analyse et d’encourager le financement par emprunt d’investissements d’utilité contestable.

Enfin, la pratique tant évoquée du Partenariat Public Privé (PPP) peut avoir des effets pernicieux. Censés reporter sur le secteur privé – étranger voire national – le financement de chantiers rentables, les projets conduits en PPP incluent souvent des clauses de garantie, financière ou non financière, qui introduisent des coûts futurs potentiels à la charge des Etats si les investissements ne se déroulent pas selon les prévisions arrêtées. Les assurances de trafic minimum données pour des infrastructures de transport ou de production exportée pour des opérations minières menées en joint-venture illustrent ces risques. Le danger est alors d’autant plus grand que les montants correspondants ne sont pas inclus dans la dette publique recensée et que celle-ci peut alors être systématiquement sous-estimée.

Ces problèmes potentiels ne signifient pas que le nouvel accroissement de l’endettement public doit être banni. L’accélération de la croissance économique est une priorité vitale et la marge de manoeuvre disponible pour la mobilisation de ressources grâce à la hausse du niveau d’endettement est donc particulièrement opportune. La marge de variation reste en outre confortable puisque le ratio Dette extérieure/Produit Intérieur Brut est généralement inférieur à 50%. En revanche, le souvenir d’un passé récent, tout autant que les difficultés actuellement rencontrées par plusieurs pays européens, doivent inciter les Etats africains comme leurs partenaires privilégiés à gérer avec attention cet effet de levier. Du côté des partenaires, les efforts doivent être intensifiés pour accroitre le volume des concours concessionnels et éviter l’accumulation abusive de conditions préalables décourageant les emprunteurs. L’enjeu considérable que représente le développement rapide de l’Afrique mérite cet adoucissement.

Du côté des Etats africains, il faut d’abord s’assurer du bien fondé de tous les investissements programmés et de la pertinence des procédures suivies et des intervenants choisis. Même les projets les plus incontestablement urgents, comme ceux qui visent le renforcement des capacités énergétiques, peuvent souvent être exécutés de diverses manières, à des coûts différents  et avec des intervenants de qualité variable. La réalisation d’un appel d’offres ne constitue d’ailleurs pas la panacée, comme le montrent les avatars rencontrés dans la réalisation du barrage de Kandadji au Niger ou dans certains travaux d’infrastructures ailleurs. Pour éviter au maximum les risques évoqués, les Autorités nationales ont donc avantage à  rester fidèles à quelques principes. Le premier est de construire une vision cohérente à long terme de l’avenir de leur pays, accompagnée d’un programme d’investissement ambitieux mais réaliste pour atteindre les objectifs fixés, et de tenir rigoureusement le cap ainsi défini sans succomber aux sirènes de certains investisseurs surtout soucieux de leurs intérêts particuliers. La capacité d’une mobilisation plus rapide et plus efficiente par les Départements ministériels des ressources obtenues serait aussi une contribution notable à l’utilisation optimale de celles-ci. La qualité de l’adéquation entre la nature des ressources drainées, d’une part, et l’objet et la rentabilité des investissements prévus, d’autre part, est une autre contrainte indispensable. Enfin, un élargissement de l’assiette des impôts et taxes et de meilleures performances dans leur recouvrement est une dernière piste pour desserrer les contraintes d’un endettement excessif.

A peine 25 ans après la fin des PAS, l’Afrique subsaharienne ne peut se permettre de retomber dans le piège d’une dette publique qui l’étranglerait à nouveau. Les challenges d’une croissance rapide, d’un développement inclusif et d’une création massive d’emplois sont en effet des incitations fortes à investir, y compris par l’endettement, mais aussi des contraintes si pressantes qu’elles interdisent à tous les Responsables le droit  à l’erreur.  

Paul Derreumaux

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Afrique subsaharienne : le point manquant de croissance enfin au rendez-vous ?

Afrique subsaharienne : le point manquant de croissance enfin au rendez-vous ?

Les Etats d’Afrique subsaharienne s’enorgueillissent avec raison d’avoir renoué avec la croissance depuis plus d’une décade. Les taux actuels de progression restent cependant insuffisants pour une augmentation suffisamment rapide du produit par tête. Le point minimum de croissance manquant semble en revanche aujourd’hui à portée de main si certaines conditions sont remplies.

Le bilan économique des années 2000/2013 tranche très positivement en Afrique subsaharienne avec celui des deux décennies précédentes, comme le soulignent eux-mêmes les tuteurs et les partenaires du continent. Sur la dernière période, le Produit Intérieur Brut (PIB) a en effet augmenté annuellement en moyenne de 5%. Le progrès que traduit ce chiffre peut également s’apprécier par quelques autres indicateurs, tels notamment la nette réduction de la dette publique extérieure et une meilleure maîtrise de l’inflation. De plus, même si cette hausse du PIB est bien sûr variable selon les pays, leurs avantages naturels et leurs politiques économiques, elle a touché peu ou prou l’ensemble du sous-continent, à l’exception des quelques rares nations restées en état d’instabilité politique permanente sur cette longue période.

Une analyse plus fine montre en revanche une situation moins enthousiasmante. Ramenée au PIB par habitant, la progression est ramenée à un taux qui dépasse rarement 2% sur la décade écoulée. Un faible nombre des pays concernés étant à court terme sur la voie de la « transition démographique », il faudra donc quelque 15 ans pour que ce produit par tête progresse d’environ 35% et plus d’une génération pour qu’il double. Deux principales raisons expliquent sans doute la difficulté avec laquelle ce rythme de croissance économique a été dépassé. D’abord, la progression observée s’appuie essentiellement sur quelques secteurs devenus performants et faisant l’objet de lourds investissements: mines, télécommunications, banques, infrastructures. De nombreux pans d’activité sont souvent restés à l’écart des transformations récentes, telles l’industrie ou l’agriculture, comme le montre bien pour cette dernière le maintien d’une forte dépendance des taux annuels de variation par rapport à la situation climatologique. En second lieu, les pays subsahariens demeurent caractérisés par d’importantes faiblesses structurelles, en particulier du côté de leurs administrations et de leurs politiques économiques. Les dossiers à gérer sont de plus en plus nombreux et complexes : la mise en œuvre rapide de profondes réformes imprimant un changement des priorités,  des modes d’action et des mentalités est donc indispensable. Cet aspect n’a été que rarement jusqu’ici la préoccupation majeure des dirigeants. Au contraire, on constate souvent un recul de l’efficience des Etats : la corruption, le clientélisme, l’approche clanique, la faible attention portée aux résultats obtenus ont en effet plutôt gagné du terrain et favorisent un  statu quo globalement pénalisant mais favorable à des minorités. Ce n’est donc pas un hasard si les secteurs les plus efficients, cités ci-avant, sont les moins dépendants des contraintes locales, grâce aux réglementations strictes, plus ou moins reliées à des normes internationales, qui les régissent, ou au poids essentiel qu’y jouent de puissantes sociétés étrangères.

Dans les toutes dernières années, certains pays ont réussi à dépasser assez régulièrement ces 5% annuels et à atteindre le seuil de 6% de croissance de leur PIB. Des nations aussi diverses que l’Angola ou  l’Ethiopie, le Burkina ou le Mozambique, le Nigeria ou la Tanzanie se sont ainsi illustrées depuis 2010. Quelques-unes sont même régulièrement citées comme des « lions» africains dont la croissance économique, parfois supérieure à 8%, avoisine les records établis par quelques grands pays devenus émergents. Les motifs de cette nouvelle récente poussée sont variables, et parfois accidentelles en raison d’un rattrapage après des années de guerre ou de crise comme au Libéria ou en Sierra-Léone. Mais les facteurs purement économiques semblent prendre de l’ampleur. Trois d’entre eux paraissent essentiels : le poids du secteur minier et pétrolier, qui a gardé ces dernières années un niveau d’activité et de prix satisfaisant ; l’importance et le caractère judicieux des investissements en infrastructures, qui soutient immédiatement l’augmentation du PIB et améliore à terme la compétitivité de l’ensemble des secteurs ; enfin, l’insertion du pays dans une zone d’intégration économique, et si possible monétaire, qui facilite l’expansion des marchés et favorise la croissance des entreprises les plus performantes dans une compétition plus vive. Ces éléments sont rarement tous réunis, surtout de façon durable. Mais la corrélation entre l’intensité et la permanence de leur présence, d’une part, et la vigueur de la croissance, d’autre part, est certaine et forte.

Ce pas en avant supplémentaire pourrait s’étendre à un nombre plus large de pays si ces données montent en puissance. La Banque Africaine de Développement (BAD) ne s’y trompe pas et son Président a récemment appelé à ce que ce « point de croissance » supplémentaire soit rapidement la norme.

Il parait en outre possible dans certains cas d’aller plus loin sans tarder et de viser une progression annuelle du PIB de 7%. Le Nigéria, « locomotive » actuelle du continent africain, devrait atteindre ce  seuil en 2014 pour la deuxième année consécutive. Il en serait de même pour la moyenne réalisée par les huit pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), notamment grâce à la vive impulsion de la Côte d’Ivoire, après les 6% déjà observés dans l’Union en 2013. A l’échéance de quelques années, les prévisions dominantes sont toujours optimistes puisqu’on annonce que 13 des 25 pays qui croitront le plus vite d’ici 2017 seront subsahariens avec des taux minimaux annuels de progression de 7% (1).

Ce saut quantitatif mérite de devenir un objectif essentiel pour le continent: avec un taux de croissance annuel du PIB de 7%, il faudrait en effet deux fois moins de temps, soit à peine 15 ans, pour que le revenu par habitant double, toutes choses étant égales par ailleurs, ce qui aurait des effets de première importance pour tous les citoyens. Un tel résultat implique cependant de lourdes contraintes.

Il faut d’abord que se prolongent les facteurs positifs qui ont été à l’œuvre ces dernières années. Pour certains, tel le rôle moteur joué par un secteur minier en expansion, l’évolution de la situation économique mondiale sera déterminante : les données actuelles en la matière ainsi que la multiplication des découvertes récentes de nouveaux gisements en Afrique autorisent un optimisme mesuré sur ce point. Pour les autres, le continent tient en ses mains les principales clés de la pérennité de cette embellie. Il lui faut notamment redoubler d’efforts pour le renforcement de ses capacités énergétiques tout en poursuivant l’amélioration de ses infrastructures de transport et urbaines. Il peut aussi approfondir la coopération et l’intégration régionales au sein des Unions déjà existantes afin de réaliser des économies d’échelle, d’éviter les double-emplois, d’harmoniser les réglementations et les politiques et d’insuffler davantage l’esprit d’appartenance à une même communauté globale, autant d’orientations qui seront des facilitateurs pour la création de valeur économique et de progrès social. Le discours intègre déjà partout cette approche ; les actes le font souvent moins fort et moins vite en beaucoup d’endroits.

Si l’Afrique subsaharienne a besoin de ces accélérateurs pour gagner en rythme de croissance, elle doit aussi desserrer les deux freins majeurs, cités plus haut, qui ralentissent son évolution. La consolidation en force et en productivité de secteurs essentiels, et en particulier de l’agriculture, est un de ces pré-requis. Les actions conduites sont nombreuses et l’appui des partenaires techniques et financiers, institutionnels ou non gouvernementaux, souvent déterminé et bien-fondé. Cependant, les meilleures initiatives sont en général trop dispersées et à trop petite échelle, et manquent souvent cruellement de la priorité du soutien public local: leur effet d’entrainement n’acquiert donc pas toute la puissance nécessaire. Les projets originaux du Burkina Faso -pôles de croissance agricole intégrés, comme à Bagré – et du Niger – l’Initiative 3N (Les Nigériens Nourrissent les Nigériens) aux modes d’action transversaux –  seront des tests très utiles de l’impact créé par un fort engagement des Autorités nationales. Car c’est bien à ce niveau que l’évolution parait la plus difficile. Le diagnostic est hélas clairement posé depuis longtemps par la quasi-totalité des praticiens du développement, et les plus hautes Autorités des Etats l’admettent généralement dans leurs discours d’investiture en promettant de vastes changements. Mais les réalisations sont rares et insuffisantes. C’est à la fois une question de volonté et de courage politique, de rythme et de profondeur de réformes, de rareté des expériences requises chez les élites administratives,  de méthodes de travail : face à ces exigences, les blocages sont généralement trop résistants..

Les Etats qui arriveront à atténuer au maximum ces handicaps seront donc les mieux placés pour gagner ce taux supplémentaire de croissance qui semble de plus en plus atteignable et qui ferait toute la différence. Ceux qui, en particulier, sauront concevoir une vision à long terme pour leurs pays, soutenue par une planification à moyen terme performante, et restaurer la fiabilité et la crédibilité d’administrations défaillantes, seront très certainement les mieux placés dans la course à la croissance. La Côte d’Ivoire, le Kenya et l’Ethiopie pourraient faire partie de ces heureux élus. Ceux qui, enfin, ont la chance de se trouver dans une Union régionale solide et allant de l’avant, dans laquelle se trouverait une nation dominante en croissance soutenue, pourraient profiter de ces atouts même si leurs propres spécificités ne sont pas optimales : les membres de l’UEMOA ont une chance de se trouver dans cette situation.

Restera ensuite à répartir au mieux les fruits d’une croissance ainsi renforcée. Ce sera l’objet d’un autre challenge tout aussi pressant….

(1) Revue Deutsche Bank, juillet 2013

Paul Derreumaux

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Afrique Francophone : Le Maroc à l’offensive

Afrique Francophone : Le Maroc à l’offensive

Les premiers responsables des principales entreprises marocaines ont ressemblé ces jours-ci à une armée en ordre de bataille, en pleine conquête des  territoires d’Afrique francophone, et leur général était un Roi. Il sera cependant essentiel de vérifier quelles seront les retombées à moyen terme de cette grande mission marocaine et à qui elles bénéficieront.

La tournée que Mohamed VI a effectuée en Afrique de l’Ouest et Centrale du 18 février au 8 mars 2014, successivement au Mali, en Côte d’Ivoire, en Guinée et au Gabon, a une allure, une ampleur et un contenu totalement nouveaux. Elle avait certes sans doute des objectifs politiques importants : renforcement en Afrique subsaharienne de l’influence globale du Maroc, seul rescapé à ce jour d’une Afrique du Nord affaiblie et pour l’instant repliée sur le règlement de ses problèmes internes ; utilisation par le monarque de cette audience accrue pour régler plus facilement les problèmes économiques et politiques du pays ; recherche d’un rôle plus déterminant dans le règlement de questions sensibles pour les deux parties, comme celui du Nord Mali. Mais la composante économique de cette mission est peut-être plus essentielle et, dans tous les cas, plus impressionnante.

 La délégation marocaine n’a pas compté moins d’une vingtaine des chefs d’entreprises les plus emblématiques du pays, qui étaient épaulés des principaux Ministres à responsabilité économique et de conseillers du Cabinet royal. Les trois grandes banques marocaines, le secteur des assurances, la société nationale de télécommunications, la compagnie aérienne, les principales sociétés de construction et de promotion immobilière, l’industrie du ciment, l’Office Chérifien des ¨Phosphates (OCP), constituaient l’ossature de la représentation des secteurs économiques. Ce n’est pas un hasard.  Royal Air Maroc avait agi en pionnier et, depuis plus d’une décade, emplit pour une part non négligeable ses avions à destination de l’Europe et des Etats-Unis grâce aux passagers africains qu’il vient chercher par ses nombreuses dessertes africaines. Les trois banques marocaines sont devenues sur les cinq dernières années les premiers acteurs des systèmes bancaires de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) en prenant le contrôle de réseaux régionaux existants ou en rachetant in extenso les filiales d’une banque française, selon la stratégie choisie par les intervenants. Une percée de moindre ampleur a eu lieu en Afrique Centrale francophone mais devrait s’intensifier à l’avenir. En rachetant l’un des plus importants groupes régionaux d’assurances, une compagnie marocaine est devenue d’un coup incontournable en zone francophone. Maroc Télécom s’est implantée progressivement au Gabon, au Burkina Faso, en Mauritanie et au Mali et est maintenant un acteur qui compte dans la région. De manière plus diffuse, certains produits de l’agriculture marocaine se déversent de plus en plus fréquemment sur quelques pays du Sahel. D’autres secteurs sont impatients de suivre cette voie de croissance externe. Les quelques grands de la construction, qui ont réussi avec brio dans le domaine du logement, et de l’habitat social en particulier, voient dans la forte croissance de la population et des villes africaines sur les trente prochaines années une chance unique de développement d’activités actuellement moins allantes au Maroc. De puissantes industries liées à ce secteur, comme les cimenteries, sont aux aguets de telles opportunités pour les même raisons. L’OCP, géant parmi les géants au Maroc, se sent un appétit nouveau mais gigantesque pour approvisionner toute l’Afrique subsaharienne en engrais.

Toutes ces entreprises ont été représentées dans la mission royale par leurs plus hauts dirigeants, de façon que des décisions effectives de coopération puissent être ratifiées sans délai. Elles ont été rejointes à quelques endroits clés de ce voyage, comme Abidjan et Libreville, par un nombre  beaucoup plus élevé de chefs d’entreprises marocaines, ce qui a permis de tenir dans ces villes un grand forum économique. Fort de cet accompagnement solide, Mohamed VI  s’est efforcé avec succès d’être très concret. Passant de quatre à cinq jours dans chaque pays, il a littéralement labouré tous les domaines qui pouvaient répondre aux visées expansionnistes des capitaines d’industrie de son pays et s’est efforcé de  repartir à chaque fois avec des résultats tangibles. La moisson a été riche : 18 accords de partenariat et de coopération signés au Mali, 26 conclus en Côte d’Ivoire par exemple. Les domaines concernés ont été nombreux et souvent analogues. Certaines conventions sont globales et prévoient des avantages réciproques : pour l’encouragement des investissements, l’appui aux exportations, la coopération touristique, les zones industrielles, la pêche et les activités portuaires dans certains pays côtiers. Certaines couvrent des aspects sociaux ou culturels, allant d’accords-cadres pour l’enseignement supérieur et la recherche en Côte d’Ivoire à la formation des imams au Mali. Mais l’essentiel concerne des projets d’implantations d’entreprises ou d’octrois de financements : ceux-ci sont d’ailleurs souvent conclus directement entre les Etats subsahariens intéressés et les sociétés marocaines leaders des secteurs visés, sous le patronage très rapproché du roi du Maroc. Les actions surtout  mises en valeur de part et d’autre ont été celles des banques et des sociétés de promotion immobilière. Les dernières ont annoncé la construction dans chacun des quatre pays de milliers de logements sociaux, économiques et de standing – jusqu’à 10000 en Cote d’Ivoire -, mais aussi de plusieurs complexes hôteliers. Les Présidents de chacune des trois banques présentes, pour leur part, se sont relayés pour signer une pleiade de conventions de financement de grande envergure, dont une bonne part était, directement ou non, au bénéfice des Etats visités.

Stratégiquement comme tactiquement, ce voyage est donc une réussite éclatante pour le Maroc et pour son souverain. Ceux-ci ont tous deux occupé totalement l’espace médiatique des quatre pays visités durant ces vingt jours. En choisissant à chaque fois ce séjour prolongé, Mohamed VI a en effet délibérément adopté une approche différente des visites éclairs que les Présidents des premières nations du monde, France comprise, effectuent toujours en Afrique. Pour les Africains, pour lesquels le temps n’est pas une denrée rare, ce choix est très apprécié et le message est clair : à la différence de beaucoup, le Maroc ne voit pas l’Afrique comme une destination parmi d’autres mais comme une vraie priorité, De plus, l’organisation, méticuleusement préparée selon les souhaits marocains, a été spécialement efficace. Le nombre élevé des conventions signées, le large spectre et le caractère stratégique des activités choisies pour ces accords, l’importance des engagements financiers pris par les principales compagnies du royaume ont donné une impression de puissance des acteurs marocains et de confiance de leur part en l’Afrique. Ces deux aspects s’accordent parfaitement aux souhaits des Autorités des pays hôtes, avides d’investissements étrangers, pour alimenter leur croissance économique, et de considération internationale, pour rehausser leur crédibilité auprès de leur propre opinion publique. En fin stratège qu’il est, le souverain chérifien a donc bien atteint tous ses objectifs économiques et, au moins dans son pays, politiques comme semblent le montrer les commentaires émis à la suite de sa mission. La balle est maintenant dans le camp de ses grandes entreprises, auxquelles il a donné un « coup de pouce » de premier plan et qui seront ainsi très logiquement ses obligées

En Afrique subsaharienne le bilan ne peut encore être totalement tiré. A court terme, celui-ci est incontestablement positif. L’attention accordée par le Maroc – deuxième investisseur du continent dans les pays d’Afrique subsaharienne après l’Afrique du Sud – flatte les pays visités et ouvre pour ceux-ci des perspectives séduisantes d’implantation de nouvelles entreprises et de réalisation de divers investissements, et donc de soutien au développement annoncé aux populations. Celles-ci ont par ailleurs, avec leur placidité habituelle, globalement accepté la place omniprésente laissée au Maroc dans leur pays pendant près d’une semaine. A moyen terme, l’appréciation dépendra d’abord de la capacité des entreprises marocaines et de leurs filiales subsahariennes à passer des effets d’annonce à des réalités vérifiables sur le terrain et capables de produire dans des délais raisonnables tous les effets annoncés. En la matière, les « tycoons » marocains, comme bien d’autres, sont susceptibles de mettre plus de temps que prévu à concrétiser leurs projets alors que la rapidité d’exécution est décisive pour les pays d’Afrique de l’Ouest et Centrale. La déception serait alors à la hauteur de l’espoir initial suscité par cette visite en fanfare. De plus, si tous les projets prennent corps, il serait laissé peu d’espace aux entreprises subsahariennes pour conquérir une place de choix dans leurs propres pays au sein des secteurs les plus prometteurs et les plus importants, alors que la réciprocité affichée des conventions signées, qui ouvre la porte à des investissements subsahariens au Maroc, risque de rester essentiellement virtuelle.

Les accords conclus doivent donc être observés avec attention pour apprécier leur application réelle et leurs aspects positifs. Il serait toutefois injuste de faire la fine bouche. Par cette  visite inédite, le Maroc apporte un appui de premier plan à l’Afrique au moment où les besoins et les ambitions de celle-ci se multiplient grâce au retour durable de sa croissance. Cette arrivée en force d’un nouvel acteur va également permettre de faire jouer la concurrence, toujours utile pour améliorer les prestations reçues. Il appartient donc aux Autorités africaines de profiter au mieux de l’aubaine pour accélérer et renforcer le développement de leurs pays respectifs, et d’utiliser cette étape pour faire éclore sur leurs territoires de nouveaux talents et de nouvelles opportunités. Alors, ce partenariat avec le Maroc sera bien gagnant-gagnant comme annoncé.

Paul Derreumaux

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Système bancaire africain

Afrique Subsaharienne, l’eldorado perdu des banques Françaises.

L’eldorado perdu des banques Françaises

 

Il y a quelque trente ans, des banques françaises détenaient en Afrique francophone une position très dominante et sans véritable concurrence. La crise des systèmes bancaires de cette zone dans la décennie 1970/1980 leur a coûté fort cher en termes de provisions et de recapitalisation. Le traumatisme né de cette charge financière, aggravé par les perspectives alors fort médiocres de l’économie du continent et les alléchantes promesses d’autres  marchés, a décidé les états-majors des institutions concernées à renoncer aux mutations requises dans des filiales trop gérées « à l’ancienne » et à placer l’Afrique dans les périmètres à « alléger ».

Le panorama bancaire actuel au Sud du Sahara montre combien ces choix ont constitué une erreur stratégique notable. La gravité de la crise bancaire d’Afrique francophone rendait indispensable la reconstruction rapide de nouveaux systèmes financiers. Celle-ci a été jugée prioritaire dans les mesures d’ajustement structurel qui ont marqué cette difficile période. Les banques françaises disposaient alors d’une base suffisamment solide pour jouer un rôle majeur dans cette reconstitution d’un appareil bancaire performant : implantations anciennes et souvent puissantes, moyens financiers de premier plan, bonne connaissance des agents économiques locaux et de leurs besoins. Certes, l’évolution de l’environnement et les ambitions d’investisseurs privés régionaux allaient inévitablement amener de nouveaux intervenants dans ce secteur auparavant réservé aux capitaux étrangers et aux Etats. Une réelle politique d’innovation et de conquête des clientèles nationales, à l’image de celle appliquée alors dans les pays du Nord, aurait cependant permis aux banques françaises de garder encore longtemps une place prépondérante.

Ce choix a été écarté. Les banques françaises ont préféré faire profil bas, supportant les coûts du nécessaire assainissement de leurs filiales existantes, mais sans modifier profondément les méthodes et les objectifs de celles-ci, et renonçant de facto à toute politique expansionniste de leur présence. Deux autres évènements ont accentué ce repli relatif : la disparition imprévue et rapide, en fin des années 1980, de l’emblématique BIAO; la fusion Crédit Agricole-Crédit Lyonnais et l’érosion progressive du réseau africain de cet ensemble. Seules deux des « trois vieilles » -la BNP et la Société Générale – restent ancrées au Sud du Sahara, sans avoir véritablement élargi leur assise  historique.

Pendant ces trois décades, le système bancaire africain va vivre plusieurs révolutions. Des banques à capitaux privés nationaux naissent ex nihilo, dans les années 1970 ou 1980 selon les pays. Tournées par nécessité vers des clientèles auparavant négligées, elles démontrent leur viabilité sur ces bases nouvelles et grandissent partout.. En Afrique francophone, les plus ambitieuses engagent la construction de réseaux régionaux, à l’intérieur des unions monétaires en place, exploitant au maximum au profit de leurs clients les synergies possibles entre entités. A compter des années 2004.2005, le cloisonnement du continent entre zones nationales ou régionales quasiment étanches s’efface sous la pression conjointe de quelques groupes subsahariens ambitieux, de banques nigérianes puissamment recapitalisées et de banques marocaines à l’étroit dans leur pays. Entre ces acteurs s’exacerbe une concurrence qui s’exerce notamment par le renforcement accéléré des réseaux d’agences et par la forte diversification et la modernisation de produits offerts. Un cercle vertueux s’instaure entre le développement de ces systèmes bancaires dynamiques, dominés désormais par des acteurs africains et redevenus rentables, et une croissance économique plus soutenue, qui se nourrissent l’une de l’autre.

Face à cette nouvelle donne, quelques banques françaises lorgnent à nouveau vers l’Afrique, mais leurs annonces ne sont pas encore suivies d’effet. La poursuite attendue de la croissance du continent permet de croire que certaines places pourraient encore être prises : elles seront de toute façon de plus en plus rares et chères, et pourront difficilement conduire aux positions dominantes d’autrefois. La chance passe rarement deux fois…..

Paul Derreumaux