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Système bancaire africain

Systèmes bancaires Subsahariens : « Big is Beautiful » ?

Systèmes bancaires Subsahariens : « Big is Beautiful » ?

Depuis près de trois décennies, le secteur bancaire est une des réussites de l’Afrique subsaharienne. Sur cette période et dans la plupart des pays, il a su surmonter la grave crise des années 1970/80, renaitre en se transformant profondément, s’épanouir en groupes régionaux et parfois panafricains, s’essayer aux opérations de fusions/acquisitions, toucher un public de plus en plus large, se moderniser constamment, s’approcher des standards internationaux. Certes les évolutions sont variables selon les pays et les régions, et des défis sont restés hors de sa portée, tels notamment ceux d’une inclusion financière suffisante des populations ou d’un financement plus important de l’économie. En beaucoup d’endroits, il est encore constitué d’une mosaïque d’établissements forts divers dans leur taille et leur santé financière, qui cohabitent en pratiquant à peu près les mêmes opérations avec les mêmes clientèles. L’heure pourrait cependant sonner d’un mouvement général de concentration des systèmes financiers nationaux, sous l’effet de deux principaux facteurs.

Le premier est celui des nouvelles contraintes légales de fonctionnement, qui s’harmonisent en se durcissant, pour les capitaux propres requis et pour les normes à respecter.

Pour le capital social, l’évolution est par exemple engagée dans les 8 pays de l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) depuis longtemps. Entre 2007 et 2017, le capital social minimal, parti, il est vrai de très bas, a été multiplié par 10 et s’établit aujourd’hui à 10 milliards de FCFA, soit environ 17,5 millions de USD. Mais ce mouvement est continental et s’accélère. Touchant les pays les plus divers, il montre aussi que le nouveau plancher dans l’UMOA demeure bien modeste. En République Démocratique du Congo, au système bancaire pourtant dominé par des entités privées locales, ce capital minimum est fixé à 30 millions de USD depuis le 1er janvier 2019. A la même date, le seuil a été porté au Rwanda à 23 millions de USD, soit un quadruplement, pour les banques commerciales et à 60 millions de USD pour les banques de développement, et sera en vigueur dans les 5 ans. Au Ghana, c’est au 31 décembre 2018 qu’était fixée pour les banques l’échéance du nouveau minimum de 90 millions de USD. Le niveau des 100 millions de dollars US imposé en 2005 au Nigéria, qui paraissait alors gigantesque pour les autres pays subsahariens, est désormais tout proche.

Simultanément, les ratios prudentiels ont été durcis par l’adoption progressive de nouvelles réglementations inspirées des normes internationales actualisées. Ces ratios sont de plus en plus « consommateurs » de fonds propres, dont ils justifient donc les relèvements imposés. Même dans les quelques pays où les Autorités ne cèdent pas à cette inflation massive du capital social minimal, tel le Kenya, la valeur élevée des règles de fonctionnement établies suffit d’ailleurs en elle-même pour astreindre les banques à des capitaux propres très consistants afin d’éviter toute sanction. Pour l’UEMOA, en retard dans cet ajustement réglementaire, des normes plus contraignantes inspirées de Bâle II et III sont aussi applicables depuis le 1er janvier 2018 et se durciront annuellement jusqu’en 2022.

Ces changements impliquent pour tous les établissements bancaires de lourds efforts financiers, une gestion plus fine des risques, des stratégies plus réactives, de nouvelles approches de management, des aménagements de structures et la formation intensive des équipes pour l’élévation des compétences de celles-ci. Sur beaucoup de places, ils ont déjà entrainé mécaniquement la diminution du nombre d’établissements. Le mouvement s’était ainsi vérifié avec violence au Nigéria dans la période 2005/2010. Il en est de même au Ghana où le quasi-triplement du capital minimum a ramené début 2019 à 23 le nombre de banques agréées, contre 33 auparavant. Face à l’intransigeance du calendrier fixé, plusieurs institutions ont cessé leurs activités fin 2018 ou se sont transformées en sociétés de micro-finance.

Curieusement, l’UMOA est restée jusqu’ici à l’écart de cette tendance malgré les augmentations du capital minimal de 2007 et 2015. Le nombre d’établissements a même augmenté durant ces dix dernières années suite aux nouveaux agréments accordés par la BCEAO. La volonté de chaque banque, fut-elle petite, de garder son autonomie, la patience sans doute plus grande des Autorités monétaires, le niveau encore abordable du nouveau capital minimum expliquent ensemble cet état de fait. Les effets du nouveau dispositif prudentiel devraient être plus sensibles. Ainsi, à tout nouveau crédit est maintenant attaché immédiatement un montant donné de fonds propres. Toute insuffisance globale de ceux-ci interdit la moindre distribution de dividendes. L’automaticité de ces mesures réduit la marge de manœuvre des dirigeants comme des Autorités de contrôle. Hors fonds propres suffisamment consistants, impossible de grandir rapidement et même de rémunérer ses actionnaires. Dans cette nouvelle donne, il n’est pas certain que les banques en zone francophone continueront à faire exception. Les entités mono-pays ou les réseaux de taille modeste, mais aussi certains groupes dont les sociétés-mères sont sous capitalisées par rapport à leur propre réglementation pourraient rapidement avoir à choisir entre s’allier ou renoncer. L’évolution logique serait alors ici aussi un mouvement inédit de concentration du secteur.

Un second phénomène pourrait amplifier cette mutation : celui de la volonté des banques les plus puissantes de pénétrer quelques nouveaux périmètres où le développement des affaires apparait le plus prometteur à moyen terme. Le premier exemple est celui des moyens de paiement. Avec la double révolution du téléphone mobile et de la digitalisation, les banques ont subi l’incursion des sociétés de télécommunication sur leur territoire réservé. Ces dernières, initialement contraintes à un partenariat avec des établissements bancaires agréés, peuvent désormais bénéficier de licences spécifiques et limitées, et évoluent en toute indépendance. Or, le « mobile banking » et l’approche commerciale digitale sont à l’évidence deux éléments capables de faire rapidement progresser, enfin, l’inclusion financière, elle-même espoir d’une accélération de la croissance économique et du progrès social. Le développement rapide des nouveaux acteurs financiers créés par les opérateurs téléphoniques renforce la conviction que ce créneau est particulièrement porteur. Tous les groupes bancaires rêvent donc actuellement d’y être eux-mêmes présents, en profitant de leurs atouts dans la gestion des questions de conformité. Toutefois, les opérations de paiement pour de faibles montants unitaires impliquent, dans les domaines techniques, commerciaux et de relations avec la clientèle, des approches étrangères aux pratiques des banques, ce qui explique leur retard. En la matière, l’une des solutions les plus efficaces consiste sans doute à isoler cette activité hors du champ d’action classique des établissements existants.

C’est la même problématique qui pourrait être utilisée pour mieux assurer le financement des Petites et Moyennes Entreprises (PME). Même si chacun sait que c’est l’essor massif de ces types de sociétés qui donnera consistance à un développement profitable au plus grand nombre, les solutions optimales pour leur financement sont en attente depuis des décennies. Elles dépassent en effet le seul aspect des crédits à accorder et englobent des questions allant de la formation des chefs d’entreprises à une meilleure gestion financière de celles-ci en passant par un assainissement de leur environnement juridique et fiscal. Pour les banques soucieuses de relever le défi, l’isolement de ce pan d’activités dans une structure spécifique, éventuellement construite en partenariat avec d’autres intervenants dédiés à ces PME, permettrait d’isoler clairement, et sans doute de réduire, les risques encourus. Ceux-ci resteront inévitablement élevés, comme partout, mais les groupes les plus solides ne peuvent qu’être tentés par l’envergure de ce marché et les synergies escomptées.

Dans cette course impulsée à la fois par l’environnement réglementaire et les nouveaux enjeux commerciaux, les banques les mieux placées seront d’abord les meilleurs stratèges, celles qui sauront ajuster efficacement la gestion de leurs activités classiques aux nouvelles règles du jeu, mais aussi concrétiser des ambitions dans de nouveaux domaines prometteurs, à travers de nouvelles organisations appropriées. Mais ces capacités visionnaires supposent désormais une puissance financière beaucoup plus conséquente face aux investissements requis. C’est pourquoi les initiatives les plus avancées sont actuellement celles des banques qui possèdent aussi cet avantage. La Société Générale a ainsi déjà réorganisé ses équipes et ses structures, mais a en même temps lancé son entité Yup pour les paiements électroniques et projette la mise en place de « Maisons de la PME ». La banque marocaine BCP fait de même en menant simultanément la réorganisation de ses filiales subsahariennes, le démarrage de son offre de mobile banking pour cette zone et l’expansion de son réseau de microfinance Amifa. Dans le hub kenyan d’Afrique de l’Est, la Commercial Bank of Africa et la banque NIC unissent leur destin pour optimiser leurs complémentarités et constituer le troisième groupe kenyan: le nouvel établissement pèsera 30% de plus que la banque la plus importante de l’UMOA. Au Nigéria, Access et Diamond devraient former le premier groupe bancaire du pays, tandis qu’Ecobank et UBA restent en embuscade.

L’évolution naturelle de la profession bancaire devrait donc provoquer de nouveaux rapprochements permettant une meilleure efficacité des groupes qui subsisteront. Dans les régions réfractaires à de telles alliances, comme en Afrique francophone, la réduction du nombre d’acteurs pourrait résulter de l’impossibilité pour certains établissements à supporter simultanément la montée des exigences réglementaires et celle de la concurrence, ce qui entrainerait leur disparition. Dans ce cas, la concentration se doublerait sur chaque place d’une différentiation plus marquée qu’auparavant entre quelques établissements leaders à vocation universelle et des banques plus modestes au périmètre d’action limité.

Cette concentration, volontaire ou subie, sera-t-elle une bonne chose ? La réponse dépendra de la capacité des Autorités monétaires et administratives à assumer alors une nouvelle responsabilité : veiller à ce qu’une saine concurrence persiste entre les acteurs bancaires qui resteront en jeu, pour éviter que la puissance de ceux-ci ne s’exerce pas aux dépens du public et ne génère pas de nouveaux freins au développement.

Paul Derreumaux

Article rédigé le 05/02/2019

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Analyse économique et sociale

Rapport Doing Business 2019 en Afrique : Un panorama encourageant, parfois éloigné de la réalité

Rapport Doing Business 2019 en Afrique : Un panorama encourageant, parfois éloigné de la réalité

 

Dans la nouvelle édition qu’elle vient de livrer de son Rapport Annuel Doing Business, la Banque Mondiale met l’Afrique en belle place. Le continent serait ainsi, pour cette seizième analyse qui couvre la période juin 2017/mai 2018, le champion incontesté des réformes juridiques du cadre économique. Pour la seule Afrique subsaharienne, 40 pays ont mis en œuvre 107 nouvelles réformes, contre 36 pays et 83 réformes l’année précédente, soit un bond de près de 30%. Pour l’Afrique du Nord et le Moyen Orient, Djibouti et le Maroc brillent particulièrement. Plusieurs « champions » se distinguent même au niveau mondial, en termes de nombre de réalisations sur l’année écoulée : Djibouti (pour la deuxième fois consécutive), le Togo, le Kenya, la Cote d’Ivoire et le Rwanda figurent tous parmi les 10 premières nations réformatrices pour cet environnement des affaires. Même si le nombre des pays africains classés dans les 100 premiers, sur un total de 190 nations comparées, reste encore très faible, quelques améliorations sont remarquables. L’île Maurice récupère ainsi sa place dans les 20 premiers classés, qu’elle avait perdue les quelques années précédentes. Le Maroc atteint désormais le 65ème rang au niveau mondial et vise clairement une position au sein du Top 50 des économies les plus performantes.

Sur les 11 secteurs que prend en compte ce rapport, beaucoup sont concernés par ces progrès. Selon les statistiques recueillies, le critère des délais requis pour la création des entreprises est un de ceux qui a connu le plus d’avancées : ce temps aurait été divisé par 3 en 15 ans pour se situer désormais en moyenne  à 22 jours en Afrique, approchant ainsi la moyenne mondiale de 20 jours. Le système des « guichets uniques » pour les formalités de création, instauré en de nombreux endroits, a donc montré son efficacité pour ce qui constituait un des principaux reproches adressé aux économies africaines. En la matière, quelques pays africains  peuvent encore faire mieux et descendre en dessous d’une semaine. A côté, des domaines comme ceux de l’exécution des contrats et la rapidité de règlement des litiges, des avantages spécifiques accordés aux Petites et Moyennes Entreprises (PME), du règlement de l’insolvabilité ou de la rapidité de connexion électrique connaissent aussi des améliorations  sensibles. Sur ce dernier point, où l’Afrique subsaharienne est particulièrement mal placée, l’évolution témoigne des efforts accomplis par divers Etats pour favoriser les entreprises malgré les faiblesses persistantes du secteur de l’énergie.

Il ne faut donc pas bouder le plaisir qu’apportent ces bonnes nouvelles. Elles montrent la prise de conscience des Autorités de beaucoup de pays de l’importance revêtue par les transformations juridiques qui régissent l’environnement dans lequel travaillent les entreprises, et surtout les sociétés nationales de modeste envergure. Elles reflètent le travail accru mené par les Services compétents pour augmenter le nombre de réformes menées chaque année, malgré les obstacles légaux et administratifs à régler, et apparaitre comme un « pays réformateur ». Certes, l’ardeur des Etats à réaliser ces aménagements est largement liée aux retombées qu’ils attendent de ce qui est désormais un rapport de référence pour les grands bailleurs de fonds et les investisseurs internationaux, mais les entreprises locales bénéficient dans tous les cas de tout aménagement.

Pourtant plusieurs raisons nous imposent de garder beaucoup d’humilité devant ces bons résultats statistiques.

D’abord, ceux-ci montrent parfois des incongruités qui pourraient remettre en question la crédibilité de certaines conclusions. C’est ainsi que le raccordement à l’électricité apparaissait en 2014 plus facile en République Démocratique du Congo qu’au Canada ou que la Suisse se situait derrière la Sierra Léone en 2015 pour la protection des investisseurs minoritaires. Les classifications peuvent donc souffrir de telles insuffisances qui exigent la revue permanente de la pertinence des indicateurs utilisés.

Ensuite, aucun des pays africains, à l’exception possible de Maurice, n’apparait en excellente position simultanée sur tous les critères suivis. Chacun reste marqué par un ou plusieurs indicateurs pour lesquels le pays reste structurellement mal placé, pour des raisons tenant à l’environnement politique, à l’histoire ou à la structure économique. Il peut s’agir de l’accès au foncier, de l’électrification ou de l’accès des femmes au statut d’entrepreneur. Tans que cette situation persistera, les nations concernées connaitront un réel handicap pour gagner le peloton des pays les mieux placés pour leur environnement juridique considéré comme un tout.

En troisième lieu, le rapport s’intéresse la plupart du temps aux aménagements légaux ou administratifs réalisés par les Autorités. Dans ce cas, il n’étudie pas la manière dont ces actes sont appliqués et la réalité du terrain peut être fort différente de la réalité juridique : beaucoup de réformes se heurtent en effet à des résistances dues à l’inertie, voire aux oppositions, des Services administratifs qui ralentissent leur mise en œuvre. Pour les critères qui sont au contraire appréciés à partir de sondages, les réponses obtenues sont souvent peu nombreuses, rendant les résultats peu représentatifs. Dans bien des cas, la réalité vécue par  les entreprises peut donc être éloignée de ce qu’exprime le rapport ou en retard par rapport aux évolutions qu’il décrit.

Enfin, et surtout, l’inventaire Doing Business annuel est une photo de l’environnement dans lequel travaillent les entreprises. Il illustre donc les plus ou moins grandes facilités dont peuvent bénéficier (ou les difficultés que doivent affronter) celles-ci, mais il ne peut être considéré comme un moteur de la croissance du secteur privé. Celle-ci dépend avant tout de facteurs structurels comme le niveau de compétitivité des entreprises face à la concurrence des importations, l’existence ou non de main d’œuvre qualifiée, notamment dans les secteurs de l’industrie et des services, les prix des facteurs de production, les opportunités de croissance de certaines filières de production ou d’exportation, la présence de circuits de financement nombreux et performants, la sanction effective des actes de corruption et l’encouragement de la qualité du travail. Faute de ces éléments, l’amélioration du cadre juridique et institutionnel ne restera qu’un outil sans cesse amélioré mais tournant à vide.

Paul Derreumaux

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Système bancaire africain

Afrique : La banque fait toujours rêver…

Afrique : La banque fait toujours rêver…

Près de 30 ans après la grande secousse qui a bouleversé le système bancaire d’Afrique subsaharienne, en particulier francophone, l’attrait de l’activité bancaire chez certains hommes d’affaires reste toujours aussi vivace. Ceux-ci peuvent-ils cependant « apporter un plus » à la profession qui connait un nouveau tournant de son histoire ?

En 1990, après quelques années de descente aux enfers de ses trois banques étatiques, le Bénin s’est retrouvé quelques mois sans aucune banque commerciale, les trois seuls établissements d’alors étant alors simultanément en faillite. Pendant au moins une année, plusieurs projets de nouvelles banques ont alors été imaginés, préparés, et parfois déposés auprès des Autorités monétaires. Tous étaient originaux et modestes. En effet, malgré la forte pression des institutions internationales et des Autorités françaises, ni la BNP ni la Société Générale n’ont osé prendre le risque d’un tel investissement dans le contexte mouvementé de l’époque et la Banque de Réputation Internationale (BRI), dont rêvait à l’époque la Banque Mondiale, ne s’est jamais manifestée.

Parmi les dossiers soumis à l’agrément de la Banque Centrale, on comptait notamment quelques banques régionales de modeste envergure, comme la BANK OF AFRICA, Ecobank, ou Financial Bank, devenue ensuite Orabank : celles-ci se sont transformées en 25 ans en puissants groupes régionaux, ou continentaux pour certains. Mais d’autres projets ont essayé de voir le jour durant cette période exceptionnelle et alimentaient quotidiennement les rumeurs du microcosme économico-financier béninois. Chacun était promu par un ou plusieurs hommes d’affaires fort riches, du pays ou des états voisins, qui voulaient créer « leur » banque. Ces projets traduisaient pour la plupart les mêmes rêves des promoteurs : prestige attaché de tous temps à l’activité bancaire et à ses institutions, possession d’un instrument irremplaçable pour obtenir plus aisément des financements pour le développement de leurs propres affaires, espoir d’une rentabilité qu’on ne pouvait imaginer qu’élevée, Il est vrai que l’affaire était facile à l’époque dans l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) : avec un capital minimum de 1 milliard de FCFA seulement, après qu’il soit resté limité à 600 millions de FCFA jusqu’à l’été 1990, ce prestige et ces avantages étaient un luxe que certains pouvaient s’offrir à frais relativement limités.

Echaudée par l’effondrement collectif du système bancaire béninois, alertée par les prémices du scandale international du groupe BCCI, qui comptait quatre établissements dans l’Union, la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) resta très vigilante à l’époque. Le démarrage rapide des premières banques agréées à Cotonou, modestes mais disposant déjà d’une expérience professionnelle, leur rôle positif sur la relance de l’économie nationale favorisèrent d’ailleurs l’adoption d’une position plus dure vis-à-vis de promoteurs individuels qui renoncèrent souvent d’eux-mêmes face aux procédures requises. Cette position prudente des Autorités a été adoptée aussi dans les autres pays de l’Union et le problème systémique provoqué par l’effondrement en 1995 de la Méridien BIAO, où l’actionnaire principal finança à l’excès ses propres activités, a renforcé cette attitude de la BCEAO. De plus, la surveillance permanente des banques s’est modifiée radicalement à l’époque : aux contrôles nationaux peu efficaces qui existaient jusque-là se substitue en 1990 une Commission Bancaire à compétence régionale, plus professionnelle, vigilante et indépendante. Enfin, les Autorités monétaires vont progressivement durcir les conditions financières, administratives et d’actionnariat pour l’accès à la profession bancaire, notamment en augmentant le capital minimum requis à 5 milliards de FCFA en 2007 puis à 10 milliards de FCFA en 2016.

Cette double mécanique, de barrières durcies à l’entrée du secteur et d’une surveillance plus rapprochée et contraignante du fonctionnement des entités qui le composent, explique, au moins partiellement, deux caractéristiques majeures de l’évolution du système bancaire de l’Union dans les dernières décennies: une croissance considérable  du secteur avec une place de plus en plus dominante de groupes puissants et géographiquement diversifiés en réseaux; la limitation des « accidents » recensés à quelques banques isolées.

Trente ans plus tard, on attendait la concrétisation d’un mouvement de concentration autour des quelques principaux groupes présents dans l’UEMOA à l’image de l’évolution constatée par exemple au Nigéria ou en Afrique du Sud. Or, celle-ci ne se produit pas encore, malgré les fortes augmentations du capital minimum et l’inflation constante des coûts d’investissements indispensables. Au contraire, une inflexion stratégique vers une plus large ouverture semble être engagée par les Autorités monétaires.

Dans plusieurs pays de l’UEMOA, des agréments bancaires ont en effet été récemment accordés à de nouveaux entrants promus par des sociétés ou des personnes extérieures au secteur bancaire : le Bénin, la Cote d’Ivoire, le Sénégal et plus récemment le Burkina Faso ont bénéficié de cette nouvelle approche. Les principaux arguments avancés pour cette évolution sont la pénétration toujours faible de la présence bancaire auprès des populations –moins de 15% stricto sensu fin 2016 -, contrairement aux souhaits pressants des pays de la zone, et le rôle clé attendu de la concurrence pour faire évoluer favorablement ce critère. Ce raisonnement n’est pas sans fondement. Malgré la forte densification des réseaux d’agences depuis le début des années 2000 et l’accroissement conséquent des taux de pénétration bancaire, ceux-ci restent, dans la région, très inférieurs à ceux d’Afrique de l’Est  ou du Nord. Surtout, la flexibilité et le dynamisme commercial des réseaux bancaires dominants semblent s’être sensiblement réduits dans la période récente, suite au double objectif d’une rentabilité accrue  et d’une « digestion » des investissements antérieurs. Les meilleures performances de croissance d’activité dans les années 2010 sont d’ailleurs plutôt le fait des groupes « outsiders », et la crainte peut exister que leur propre croissance se ralentira à bref délai. Enfin, les transformations dans les « tours de table » ont redonné une large majorité aux banques étrangères – marocaines et françaises en particulier – et fait refluer le poids des capitaux régionaux apparus de manière croissante à partir des années 1990. Dans le même temps, l’excellente profitabilité moyenne des banques depuis au moins une décennie a ravivé l’appétit des individus fortunés ayant réussi avec brio dans d’autres secteurs, notamment commerciaux, avec des motivations identiques à celles qui prévalaient dans les années 1990.

Si ces nouveaux venus apportent théoriquement une stimulation de la compétition normalement profitable à la clientèle, la nouvelle donne de l’environnement risque de réduire fortement les effets positifs attendus. Pour les Autorités, de plus en plus sensibles aux questions de conformité et de maîtrise des risques, il est peu probable que les banques récemment agréées disposent d’équipes, d’instruments… et d’intentions leur permettant de mieux répondre à ces contraintes réglementaires, ni que leurs actionnaires y soient plus sensibles que ceux des banques « traditionnelles ». Les nouvelles règles prudentielles et comptables prévalant à compter de 2018 seront également au moins aussi difficiles à respecter par les nouveaux venus. Pour  le public des sociétés, l’apport des nouveaux acteurs ne sera déterminant que s’il résout le problème du financement des petites et moyennes entreprises (PME). Cet engagement était déjà donné par les banques africaines apparues dans les années 1990 mais n’a pu être honoré que très partiellement. Il est peu vraisemblable que les nouvelles promesses des derniers arrivants soient mieux tenues, la solution exigeant des efforts communs et harmonisés des banques, des entreprises et des pouvoirs publics, qui semblent toujours aussi difficiles à réunir. Pour le public des particuliers enfin, l’inclusion financière tant recherchée devrait plutôt être obtenue grâce aux innovations des émetteurs de monnaie électronique, solidement appuyés sur les sociétés de télécommunications, ou aux « fintechs » et à leur apport à la digitalisation, pour laquelle la plupart des banques sont en retard, que par de nouveaux acteurs. Si les arguments justifiant l’entrée de concurrents plus innovants et plus performants sont fondés, le choix d’opérateurs isolés et extérieurs à la profession risque donc d’apporter rapidement des déceptions quant à leur apport dans les directions souhaitées. L’encouragement des établissements porteurs de nouvelles technologies et l’encadrement des banques actuelles pour un financement plus hardi des PME et une meilleure application des politiques d’inclusion financière auraient sans doute été plus efficaces.

La fixation de seuils toujours plus élevés pour l’agrément des banques constitue sans doute une précaution utile, mais n’est pas une panacée. En France par exemple, le capital minimum requis reste de 5 millions d’Euros seulement, trois fois moins que dans l’UEMOA, mais les exigences de l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACP-R) en termes d’actionnariat sont telles que l’entrée de non-professionnels est interdite dans les faits. C’est en Afrique que la banque peut encore faire rêver ceux qui ont de riches moyens…..

Paul Derreumaux

Article publié le 24/05/2018

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Système bancaire africain

Le secteur des assurances en Afrique francophone: les grandes manœuvres ont-elles vraiment commencé ?

Le secteur des assurances en Afrique francophone : les grandes manœuvres ont-elles vraiment commencé ?  

Dix huit mois après la décision des Autorités relevant de la Conférence Interafricaine des Marchés d’Assurances (CIMA) de quintupler le capital minimum des compagnies d’assurance des 14 pays qui composent la zone, les effets de la mesure s’apprécient sous plusieurs angles.

Beaucoup de sociétés ont effectivement engagé l’augmentation de leur capital social lorsque celui-ci n’atteignait pas le seuil requis. Il est vrai que l’opération est facilitée par le long délai de 5 ans admis pour le respect du nouveau minimum imposé et par la possibilité d’atteindre celui-ci par incorporation de réserves comme par apport en numéraire.  L’empressement avec lequel les compagnies se sont lancées dans cette voie montre déjà que le choix d’une solution individuelle est privilégié par les acteurs,  et que les regroupements devraient être rares. L’une des ambitions implicites du changement majeur introduite par le Code CIMA en 2016 pourrait donc être manquée : celle d’une restructuration de la profession autour de compagnies plus puissantes mais moins nombreuses, afin que chacune puisse mieux atteindre un seuil critique pour les volumes d’opérations mais aussi pour les investissements techniques à réaliser. Cet échec n’étonnerait guère puisqu’il a déjà été constaté dans le secteur bancaire lors des hausses massives du capital minimum ordonnées en 2007 et 2015, où l’individualisme a aussi prévalu sur la mise en commun des forces existantes. Il reste en outre à voir si les renforcements de capital social enclenchés seront tous réalisés. Pour les sociétés ayant des actionnaires institutionnels, l’affaire devrait être facile. Pour celles, encore nombreuses, qui s’appuient surtout sur des personnes physiques, le pari semble plus difficile et entrainera un surcroît de tension au fur et à mesure que les dates limites approcheront. La vigilance des Autorités de la CIMA est en conséquence essentielle pour que cet objectif soit atteint.

En revanche, le branle-bas provoqué par la réforme CIMA aura sans doute eu un effet imprévu. Le « raid » hostile tenté par le Groupe Saham contre la holding de tête du Groupe Sunu ne peut être étranger au changement de dimension attendu du secteur des assurances en Afrique francophone. Saham et Sunu figurent parmi les intervenants les plus puissants de la région et l’entrée surprise du premier dans le « tour de table » du second ne peut être un hasard de calendrier. Elle introduit en tous cas une nouveauté en Afrique subsaharienne: celle d’un regroupement entre deux compagnies en dehors de la volonté de l’une d’elles. Ce comportement ne parait pas optimal pour plusieurs raisons. D’abord, les champs d’expansion géographique, de croissance de l’activité et de meilleure productivité sont encore suffisamment vastes pour chacun pour éviter d’agresser un voisin souhaitant garder son indépendance. Le périmètre et les cibles des deux réseaux sont en outre fort similaires et laissent peu de places aux complémentarités, surtout face à des cultures d’entreprises différentes. De plus, l’ouverture déjà démontrée de Saham à de nombreux partenariats lui permettait d’autres pistes de développement plus prometteuses que l’entrée en force dans un Groupe connu pour sa farouche volonté d’indépendance. Enfin, il n’est pas certain que les Autorités de la CIMA seraient favorables à un tel accroissement de position de Saham dans la zone, alors que la prédominance des acteurs bancaires marocains en Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) pose déjà des difficultés de supervision. Il est peu probable que l’Afrique subsaharienne ait les moyens de supporter sans en souffrir des batailles de ce type, où les considérations financières ou de « buzz » prennent le pas sur les objectifs économiques et de progrès du secteur financier.

Dans le même temps, d’autres transformations affectent le secteur avec une intensité variable.

La première est le mouvement poursuivi par beaucoup d’institutions pour disposer dans chacun de leurs pays d’implantation d’une filiale vie et d’une filiale non-vie. Depuis 2010 par exemple, une dizaine de compagnies d’assurance-vie ont encore franchi ce pas et consenti les efforts capitalistiques nécessaires pour la création d’une filiale-non vie là où elles étaient présentes. Cette stratégie peut effectivement créer une concurrence stimulante. Elle permet aussi aux groupes  de réaliser, dans les nations concernées par cette double implantation, des synergies génératrices d’économies au niveau global et de diversifier les risques en vue d’améliorer la rentabilité. Cependant, cette tendance conduit à une multiplication des acteurs dans chaque pays, qui pourrait être plus rapide que l’accroissement des chiffres d’affaires nationaux et être peu cohérente avec la nécessité de renforcement de chaque compagnie.

La seconde se traduit par l’intensification des relations capitalistiques entre banques et assurances en vue, pour ces dernières, de diversifier leurs réseaux de distribution et de renforcer les pratiques de bancassurance. En la matière, deux « deals » d’importance s’affichent dans l’actualité : NSIA deviendrait actionnaire majoritaire des quatre filiales dans l’UEMOA de la banque nigériane Diamond, tandis que Sunu rachèterait 59% du capital de la banque togolaise BPEC avant d’annoncer d’autres acquisitions. Si ces opérations sont validées par les Autorités de tutelle, il s’agirait de grandes premières et de la confirmation que cette connexion capitalistique est jugée comme un outil essentiel pour doper l’activité des assurances. A un niveau plus modeste, les marocaines Atijari et BCP poursuivent leur création de filiales d’assurance en zone subsaharienne, qui pourront travailler étroitement avec leurs implantations bancaires. Ces investissements devraient apporter aux compagnies intéressées un net renforcement de leurs canaux de distribution, et donc de leur chiffre d’affaires, et apparaissent en conséquence une affectation judicieuse de fonds propres accrus. Il restera à vérifier, d’un côté, si les acquisitions se sont faites au juste prix et peuvent être rentabilisées suffisamment vite et, par ailleurs, si les assureurs sauront s’allier les compétences nécessaires pour maîtriser les risques inhérents à leurs nouvelles activités bancaires. Ces contraintes risquent de ne pas être satisfaites par tous. Le fait que le secteur des assurances prenne le leadership de ces rapprochements est cependant une nouveauté et un signe encourageant.

La troisième consiste dans le rythme de création de nouveaux produits. En la matière, les changements sont, hélas, plus limités. Certes, quelques compagnies se font plus présentes dans la micro-assurance, souvent en partenariat avec des sociétés de télécommunication et à travers le téléphone mobile, ou s’essaient à l’assurance agricole tandis que l’assurance santé s’étend dans la plupart des pays. Mais on est loin de la profusion à laquelle on pourrait s’attendre à la suite des discours des états-majors. Dans les pays avancés au contraire, la fièvre des « assurtech » a pris une nouvelle dimension en 2017 et, de l’Europe aux Etats-Unis, plus d’un milliard d’USD auraient été investis en ces domaines sur le premier semestre. Les nouveautés vont de l’assurance-vie à la gestion des sinistres en passant par la couverture santé. Croissance du chiffre d’affaires et meilleure rentabilité sont les principaux objectifs visés, ce qui explique le vif intérêt des plus grands groupes mondiaux pour ces innovations. Ce besoin de meilleure prise en compte des préoccupations de la clientèle et de gestion plus rationnelle des opérations est encore plus urgent pour les entreprises modestes et insuffisamment rentables qui caractérisent l’Afrique de l’Ouest, et aurait exigé davantage d’efforts. Le manque de moyens financiers explique sans doute la lenteur des  évolutions. Pourtant, pour briser le cercle vicieux où le secteur reste enfermé, le renforcement des ressources propres des acteurs sera indissociable d’une bonne sélection des priorités d’action.

En ce point d’étape, le bilan de la réforme apparait donc mitigé et les actions menées ne semblent pas s’être orientées dans les directions prioritaires. D’autres grandes réformes récentes, comme celle du système de réassurance dans la zone, pourraient encore compliquer la situation : la préférence accrue qui va être donnée aux compagnies de réassurance de la zone pourrait en effet conduire à une hausse des coûts peu propice au développement des affaires. Face aux défis d’une mutation difficile, la pertinence de la stratégie conduite par les chefs d’entreprises du secteur et l’intensité du suivi des Autorités seront plus que jamais décisifs pour que la réforme de 2016 ne soit pas un rendez-vous manqué.

Paul Derreumaux

Article publié le 03/10/2017

 

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Analyse économique et sociale

Afrique Subsaharienne : les nouvelles fractures

Afrique Subsaharienne : les nouvelles fractures

La fracture numérique, stigmatisant un maintien de l’Afrique subsaharienne hors de la révolution des nouvelles technologies de la communication, est apparue longtemps comme une menace majeure. La vitesse avec laquelle les activités qui y sont liées se sont étendues dans les pays du Nord et le retard pris par la zone subsaharienne dans le démarrage de cette révolution laissaient croire à un impossible rattrapage. Cette crainte est aujourd’hui atténuée. Les progrès phénoménaux réalisés en Afrique dans l’utilisation du téléphone mobile, la forte montée en puissance du « mobile banking », facilitant une inclusion financière plus large, l’agilité des jeunes entrepreneurs pour les nouvelles possibilités du numérique rendent plus optimiste quant à la capacité de l’Afrique à s’associer à cette mutation.

Si ce danger décroit d’intensité, d’autres s’amplifient qui mettent à part la région subsaharienne face au reste du monde et rendent plus difficiles son développement. Au moins trois autres fractures paraissent  à cet égard déterminantes.

La plus grave est sans conteste la fracture démographique. L’Afrique devrait concentrer au XXIème siècle plus de 50% de la croissance de la population mondiale et pèsera dès 2050, avec ses 2,4 milliards de personnes, plus de 25% des habitants du monde, contre seulement 12% en 2000. Toutes les autres régions du globe seront au contraire caractérisées par un ralentissement de leur progression de leur population, voire par un recul de celle-ci. L’inertie des mouvements démographiques rend à la fois ces hypothèses très probables, et sans doute minimales, et le changement des tendances seulement possible à long terme. Cette vive poussée est présentée par les optimistes comme un atout pour le continent, en raison de ses promesses pour une croissance économique stimulée par la forte hausse de population active et l’émergence des classes moyennes. Or deux constats imposent une vision plus pessimiste. D’abord, les créations d’emplois, y compris informels, ne suivent nulle part le rythme d’arrivée des actifs sur le marché du travail, ce que ne mettent pas en valeur des statistiques officielles de chômage biaisées par des définitions peu pertinentes. Ensuite, les carences des systèmes éducatifs et de formation professionnelle n’apportent pas aux systèmes économiques suffisamment de demandeurs d’emploi répondant aux besoins en main d’œuvre qualifiée des secteurs à forte valeur ajoutée. L’accroissement des actifs et des consommateurs est donc loin d’aller automatiquement de pair avec celui de la  population. De plus, suite à ce double hiatus, l’émigration, notamment des jeunes, devrait rester pour beaucoup de nations africaines une variable d’ajustement inévitable en complément des mesures en faveur de l’emploi et d’une meilleure formation. Dans les pays du Nord, la diminution des populations actives et la désaffection des nationaux pour certains métiers pourraient trouver une solution dans cette émigration africaine. Les esprits ne semblent pourtant pas prêts à la mettre en œuvre de façon consensuelle, ni dans les pays de départ ni dans ceux d’accueil, au risque de devoir gérer le moment venu des tensions plus fortes nées d’une aggravation des écarts entre les zones.

Une deuxième différence majeure est celle de la gouvernance. Certes, celle-ci est loin d’être toujours exemplaire dans les nations avancées comme le montrent les avatars récents du choix du  Brexit, des résultats de la dernière élection américaine, voire des péripéties de la présidentielle française. Mais, dans ces cas, des contrepouvoirs savent ensuite montrer leur puissance et réintroduire rapidement, après ces poussées de fièvre, une bonne dose de rationalité ou de modération. En Afrique, où l’importance d’un leadership de grande qualité est aussi essentielle en raison de l’importance des choix à opérer et des actions à mener, la situation de la gouvernance politique, administrative et économique est souvent beaucoup plus contestable. Des pratiques électorales au fonctionnement des entreprises en passant par la qualité des dirigeants politiques, les dommages causés par la corruption et les oppositions administrations/secteurs privés, les faiblesses sont multiples, et les améliorations trop lentes. De plus, la rareté et la faiblesse des contrepouvoirs tout autant que le silence ou la tolérance des partenaires étrangers  sont autant d’incitations manquantes aux changements. Faute d’accélération de ceux-ci, il est à craindre que cette fracture des gouvernances soit aussi un handicap majeur du continent.

La fracture énergétique constitue un troisième péril. Parmi toutes les infrastructures, l’énergie est une de celles où les investissements réalisés ont été jusqu’au début des années 2010 les plus insuffisants : ainsi, malgré les progrès atteints dans la production et la distribution d’énergie électrique, le pourcentage de personnes connectées aux réseaux nationaux est le plus faible du monde et le nombre  total d’individus n’ayant pas accès à l’électricité continue à croître en valeur absolue. De plus, les réalisations en termes d’énergie renouvelable sont encore modestes, surtout en comparaison avec les potentialités du continent pour l’hydraulique, l’éolien et le solaire. La lourdeur des autorisations administratives requises, la faible liberté parfois laissée aux initiatives privées, le coût élevé des projets sont autant de freins à l’essor de ces énergies nouvelles. Pendant ce temps, les pays avancés semblent avoir définitivement donné la priorité à ces énergies qui devraient être majoritaires sur leurs sols dans quelques décennies. L’Afrique risque donc de connaitre ici encore un profond écart, à la fois quantitatif et qualitatif, avec les régions les plus développées, qui sera lourd de répercussions négatives sur ses performances à venir et sur les changements climatiques.

Les pays subsahariens qui réussissent à arrêter ou à réduire tout ou partie de ces fractures sont pour l’instant très minoritaires et leurs succès fragiles et réversibles. Ils montrent cependant que, heureusement, le pire n’est jamais sûr, et donnent espoir à tous. Leurs avancées donnent dans tous les cas quelques leçons. La première est le rôle déterminant des Autorités politiques nationales, et donc des qualités que celles-ci doivent réunir, dans le comportement, dans la réflexion et dans l’action. La deuxième est que le salut viendra d’abord des pays du continent eux-mêmes et de leurs capacités à consentir les efforts nécessaires, à conduire les changements requis et à œuvrer avec ténacité dans les bonnes directions. La troisième est le rôle d’accélérateur que pourraient jouer les partenaires étrangers s’ils acceptent de faire eux-mêmes les réformes d’approche qui s’imposent et de consacrer au développement économique de l’Afrique les ressources financières depuis longtemps promises.

Paul Derreumaux

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Analyse économique et sociale

Rattrapage énergétique en Afrique : L’UEMOA en bonne position.

Rattrapage énergétique en Afrique : L’UEMOA en bonne position.

L’actualité a montré en 2016 un surcroît inhabituel d’investissements dans le secteur de l’énergie, notamment en Afrique de l’Ouest francophone. Le progrès varie cependant beaucoup selon les pays, surtout pour les énergies renouvelables, et les retards ne sont pas  comblés.

Le ton a été donné en mai 2016 en Zambie par une Assemblée de la Banque Africaine de Développement (BAD) ayant pour thème « Eclairer l’Afrique ». L’objectif était de mettre en évidence à la fois l’importance des efforts que l’institution panafricaine voulait consentir en faveur du secteur énergétique, mais aussi le bouillonnement des capacités d’innovations des initiatives privées sur le continent. Cette mobilisation de la BAD tombe au beau milieu d’annonces de création de nouvelles capacités énergétiques qui se sont multipliées depuis 2015 et sont une bonne nouvelle. L’énergie est en effet, dans toutes les régions d’Afrique subsaharienne, une des infrastructures qui a sans doute connu le moins de progrès dans les 10 dernières années, en comparaison avec les avancées notées dans les routes, les aéroports, les ports, les voiries urbaines et, surtout, les télécommunications. Seuls les adductions d’eau et les chemins de fer enregistrent des manques aussi criards et pénalisants. Au niveau global, quelques chiffres du début des années 2010 restent hélas d’actualité et  posent bien le débat : sur les quelque 95 milliards de USD d’investissements annuels en infrastructures requis pour la prochaine décennie, 44% concernent l’énergie et une majorité des 1,5 milliards d’individus non connectés à un réseau électrique habitent en Afrique.

Au moins trois raisons expliquent cette situation. D’abord, la correction des insuffisances énergétiques impose de traiter à la fois les problèmes de production, de distribution et de commercialisation : les blocages peuvent intervenir sur chaque plan et la mise à niveau est plus complexe à réaliser qu’en d’autres domaines. En second lieu, les choix à opérer sont plus variés que, par exemple, pour les infrastructures routières, et les décisions plus difficiles et donc plus longues à prendre. Enfin, l’impact négatif d’une énergie rare et chère a tardé à s’imposer comme une des explications possibles des difficultés du décollage économique.

Ce panorama d’ensemble vaut aussi pour l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Le pourcentage des personnes connectées dans la population totale s’échelonnait en 2010 de 60% en Côte d’Ivoire à 15% au Niger. Sans surprise, les grandes villes sont privilégiées tout comme les représentants des catégories socioprofessionnelles les plus favorisées et les ménages jeunes, mais, même pour ces groupes et ces zones, les retards sont très importants. Ailleurs, les manques sont souvent dramatiques. Face à ces graves lacunes, la période récente montre de réelles transformations dans l’Union.

Au sein de celle-ci, les annonces récentes d’investissements ont touché quasiment tous les pays de l’Union. Le Sénégal, longtemps frappé par de graves pénuries d’électricité, réalise de lourds investissements aussi bien en énergie thermique que dans le domaine solaire, et semble avoir tourné une page difficile: la Sénélec annonce ainsi un retour à l’équilibre financier et les tarifs d’électricité devraient être abaissés de 10% en 2017. Les nouvelles les plus significatives viennent cependant de la Côte d’Ivoire. Il est prévu que la capacité de production électrique du pays, de 2000 mégawatts (MW) en 2015, devrait passer à 4000 MW en 2020 et approcher les 6000 MW en 2030. Ce bond exceptionnel résultera d’investissements réalisés ici dans les différentes formes d’énergie : thermique, avec par exemple la centrale de Grand Bassam et une nouvelle extension de la Ciprel, des barrages hydroélectriques comme ceux de Soubré puis de Boutoubré, plusieurs unités de biomasse en projet dont celle d’Aboisso qui serait la plus importante d’Afrique. A côté de ces deux pays leaders, les investissements s’accélèrent aussi dans les autres pays. C’est le cas par exemple au Burkina Faso où sont lancées la construction d’importantes unités thermiques à l’Est de Ouagadougou et de plusieurs unités solaires à Kédougou, Kodeny et Pâ, dont certaines seront opérationnelles avant fin 2017 ; c’est également vrai  au Bénin où une centrale thermique de 400MWdevrait être édifiée en plusieurs tranches successives à Maria Gbéta.

Les centrales solaires apparaissent partout. C’est le cas notamment au Sénégal où plusieurs unités de moyenne importance – Bokhal, Malicounda – ont été lancées et seront opérationnelles avant fin 2018 : elles sont construites par des groupes différents et leurs performances pourront donc être comparées. Au Burkina Faso aussi, des investissements en cours pour près de 70 MW de production concernent l’énergie solaire. Même le Mali, malgré son environnement politico-économique difficile, a lancé une centrale solaire à Segou. Certes, la part relative de cette énergie reste très modeste et la région est très loin du Plan Energie du Maroc qui prévoit une part des énergies renouvelables, et notamment du solaire, à plus de 40% du total en 2020. Mais le mouvement est lancé et devrait s’amplifier.

Une autre nouveauté réside dans la diversification des modes de financement pour ces infrastructures énergétiques. Les prêts aux Etats sont toujours une modalité privilégiée et sont désormais accordés par un plus large éventail de bailleurs : institutions multilatérales et bilatérales des pays du Nord, mais aussi fonds arabes, BAD ou Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD), Chine en particulier. On note cependant l’accroissement du nombre d’opérations financées sous forme de Partenariat Public Privé (PPP). L’urgence des projets, les marges de manœuvre réduites des Etats en termes de financement, la meilleure attractivité financière du continent sur les dix dernières années concourent à cette nouvelle approche. Les opérateurs prennent alors le risque financier de la construction et gèrent l’ouvrage sur une vingtaine d’années ou plus, de façon à récupérer leur mise, avant de restituer le barrage ou la centrale à l’Etat. Les nouvelles centrales solaires en exploitation ou le projet de Santrhiou-Mekhe au Sénégal, ou les trois grosses turbines à vapeur de Songon en Côte d’Ivoire ont par exemple suivi cette voie. Elle présente l’avantage de reporter la charge financière supportée par la puissance publique, mais suppose que l’investissement dégagera une bonne rentabilité financière et fiscale pour ne pas compromettre l’avenir.

On constate aussi que les investissements et initiatives prennent un plus large éventail de formes. L’approche centralisée, avec des investissements majeurs concernant tout un pays, reste dominante, avec les projets de plusieurs dizaines ou centaines de mégawatts qui changent brutalement la capacité de production nationale. Mais les projets décentralisés, visant une région, une ville, une industrie, progressent, encouragés par leur plus grande facilité de financement, de gestion et de mobilisation des populations cibles. De grands groupes internationaux s’y intéressent désormais, attirés par le meilleur impact des actions menées et la possibilité de reproduire ensuite ces opérations locales sur d’autres sites. Enfin, a l’autre bout de l’échelle, des Organisations Non Gouvernementales (ONG) ou des « start-up » africaines ou étrangères profitent des nouvelles technologies pour révolutionner  l’environnement, comme dans le secteur de l’ « off-grid » qui fournit un accès à l’électricité aux ménages non raccordés à un réseau national. Ces nouvelles potentialités s’enrichissent d’ailleurs de modalités d’utilisation de plus en plus diversifiées, grâce à une coopération possible de ces start-up avec d’autres secteurs comme les banques ou les sociétés de télécommunications. La « start-up » sénégalaise Nadji-Bi s’engage résolument sur cette voie.

Une dernière originalité réside dans la place croissante des projets régionaux, associant plusieurs Etats, qui apparaissent à la fois dans la fourniture d’énergie comme dans sa distribution rationalisée. Le barrage de Manantali avait été précurseur en la matière, pour le Mali, la Mauritanie et le Sénégal. Les interconnexions entre réseaux nationaux sont un autre exemple de ces investissements transfrontaliers, qui permettent des économies d’échelle et une meilleure utilisation des investissements réalisés. Grâce à ces investissements, la Cote d’Ivoire devrait ainsi être exportatrice nette d’électricité aussi bien au profit du Burkina Faso et du Mali que de pays côtiers allant du Libéria au Bénin.

Malgré leur importance, ces progrès sont encore notoirement insuffisants à plusieurs titres. Beaucoup d’installations sont anciennes, voire près de l’obsolescence, et souffrent d’un manque d’entretien : ceci explique les pannes ou arrêts fréquents, qui réduisent les capacités de production, et la réhabilitation totale de centrales longtemps arrêtées, comme celle du Cap des Biches au Sénégal, sont des évènements rares. En second lieu, les sociétés nationales assumant le développement et la gestion des réseaux d’électricité sont pour la plupart en mauvaise santé financière : leurs capacités d’investissement sont limitées ainsi que leur aptitude à servir au mieux la clientèle. De plus, les ressources financières publiques pour de nouvelles augmentations de capacité de production sont de plus en plus  insuffisantes ; les Etats doivent donc recourir à des financements de marché, qui sont chers et dont le coût variable entraîne de lourds risques sur le long terme. Enfin, les augmentations de l’offre d’énergie rencontrent maintenant une demande en forte progression sous l’effet simultané du fort accroissement démographique et de la croissance économique plus soutenue de la région.

L’effort doit donc être encore intensifié pour qu’il réponde aux besoins présents et d’un futur proche. Les énergies renouvelables, et surtout l’énergie solaire, pourraient permettre un bond en avant. En effet, l’Afrique est particulièrement bien placée sur ce plan, d’une part, et les coûts d’investissement correspondants ont beaucoup baissé ces dernières années, d’autre part. L’exemple du Chili montre que les progrès peuvent être rapides dès lors que les réglementations nationales sont ajustées pour réguler le marché d’une manière constructive: favoriser toutes les formes de production d’électricité, faciliter l’accès au marché des nouveaux producteurs, rationaliser la concurrence dans un sens favorable aux utilisateurs. Ce souci de l’efficacité et de la performance est souvent entravé sur le continent par la toute-puissance de la bureaucratie et la force de l’immobilisme. La transformation des mentalités et des approches sera donc aussi un moyen d’accélérer notre rattrapage énergétique.

Paul Derreumaux

Publié le 07/02/2017

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Analyse économique et sociale

Elections américaines : quelles conséquences pour l’Afrique ?

Élections américaines : quelles conséquences pour l’Afrique ?

Pour les Africains, dirigeants comme citoyens, les dernières élections présidentielles aux Etats-Unis appellent deux questions : Quelle sera la spécificité de l’ « expérience Trump » pour les quatre ans à venir ? Qu’apportera à l’Afrique le nouveau dirigeant de la première puissance mondiale ?

Ainsi donc les sondages ont été démentis, les prévisions contredites et M. Trump a gagné. Une fois la surprise passée, deux explications du résultat peuvent être tentées.

D’abord l’originalité de la démarche de Donald Trump. Celui-ci, qui n’avait rien à perdre vu son statut de riche homme d’affaires, a décidé dès le départ de mener sa bataille électorale sur des attaques personnelles, menées avec outrance contre les minorités raciales, l’immigration,  les lois sociales du Président Obama, le libéralisme, l’ « establishment » sous toutes ses formes. Dépassant les thèmes habituels anti démocrates, ses propos se sont calés sur les problèmes de la masse d’américains blancs, victimes du chômage, de la délinquance, de la pauvreté, du déclassement et d’une montée des inégalités qu’ils considèrent comme irréversible avec les politiques actuellement menées. Les critiques de plus en plus extravagantes contre l’adversaire démocrate ont finalement plu au noyau dur de son public au lieu de lui faire peur : malgré sa richesse, et peut-être grâce à sa violence, Trump leur est apparu comme l’un des leurs.

Face à lui, Hillary Clinton n’a pas pu (ou su) mobiliser avec la même vigueur tout le camp démocrate. Dans celui-ci, on compte en particulier une bonne part des populations noires et hispaniques, de plus en plus nombreuses, dans la ligne de mire des menaces de Donald Trump. Cette partie des électeurs avait été décisive dans la réélection de Barack Obama face à Matt Romney, et devait logiquement l’être davantage ici en raison de son poids croissant dans la population totale. Pourtant, ce soutien n’a pas été à la hauteur escomptée : ni la grande expérience des affaires publiques de la candidate, ni l’appui annoncé de Bernie Sanders, ni l’engagement à ses côtés du Président Obama n’ont suffi pour compenser une campagne insuffisamment orientée vers les préoccupations des classes les plus populaires, ni faire oublier les déceptions ressenties après les deux mandats du Président sortant.

La carte des résultats de l’élection de novembre illustre cette fracture : les régions économiquement « en panne », voire déshéritées, ont été plus favorables à M. Trump que les grandes villes offrant à chacun plus d’occasions de faire sa place. Les manifestations « anti-Trump » après la victoire de celui-ci en sont une démonstration a contrario.

L’élection surprise du candidat républicain conduit de toute façon à de grandes interrogations. Dans son « programme », finalement peu débattu et mal connu, les principales idées frappent par leur brutalité et parfois par leur incohérence. Il est probable, comme le montrent de premiers exemples, que le Président Trump se sentira d’autant moins lié par ses promesses qu’elles étaient imprécises. En bon homme d’affaires qu’il est, il sera surtout pragmatique, soucieux de l’évaluation des effets de ses politiques et capable de modifier celles-ci si nécessaire. Il reste à savoir quels seront dans ce cas ses véritables objectifs puisque sa base électorale se constitue à la fois des populations blanches paupérisées mais aussi des classes républicaines les plus aisées, deux catégories plutôt contradictoires.

Pour les questions économiques et sociales nationales. le vaste programme d’infrastructures et d’investissements publics envisagé peut soutenir l’activité, et redonner vie aux régions en détresse qui ont soutenu sa candidature. Son financement sera cependant difficile. Les baisses d’impôts, déjà annoncées, imposeront un gonflement du déficit budgétaire qui risque d’accélérer la hausse des taux d’intérêt. Celle-ci pourrait protéger le pays de l’inflation mais aussi gêner la consolidation de la croissance économique. Au plan social, les premières orientations fiscales ne semblent pas aller vers une réduction des inégalités tandis que la couverture sociale des populations les plus pauvres, un moment menacée de démantèlement, pourrait finalement être en partie préservée. Le rejet des immigrés clandestins et une politique plus restrictive vis à vis des travailleurs étrangers pourraient défavoriser de nombreux secteurs d’activité. Dans tous les cas, le Président n’aura pas les mains totalement libres pour conduire sa politique de rupture : la Chambre des Représentants et le Sénat, malgré leur majorité républicaine, garderont normalement une vision plus orthodoxe tandis que la puissante Réserve Fédérale maintiendra une vision indépendante des positions présidentielles.

Au plan international, l’avenir devrait être dominé par deux orientations. Incertitudes des alliances d’abord: le Président Trump ne parait pas un fervent admirateur de l’Europe ; le Traité Transatlantique risque d’être jeté aux oubliettes et le Transpacifique profondément réformé ; au Moyen Orient, les relations avec l’allié proche qu’est Israël et avec le partenaire privilégié qu’était l’Arabie saoudite sont perturbées en raison du terrorisme et du rapprochement avec l’Iran ; la Turquie s’engage dans une direction qui inquiète de plus en plus. Face à ces détériorations, la méfiance devrait être encore plus présente et la tendance au repli sur soi plus forte. Accroissement des rivalités ensuite : la compétition pour la place de première puissance mondiale va s’intensifier avec la Chine et les grands pays émergents sur les plans commercial, monétaire, politique et d’influence économique. Une autre inconnue essentielle résidera dans les rapports avec la Russie : les appétits d’Empire de celle-ci se heurteront aux positions américaines, mais le pragmatisme et le tempérament de Trump pourraient s’accommoder d’arrangements avec Vladimir Poutine pour régler des problèmes brulants, notamment en Europe de l’Est et dans la zone Irak-Syrie. D’autres menaces prioritaires sont toujours présentes, tel le terrorisme islamique. Tout en affirmant que « l’Amérique sera plus forte », Donald Trump  souligne que ces combats n’incombent pas aux seuls Etats-Unis et cherchera à réduire cette charge, soit en la partageant avec ses alliés, soit en se retirant du jeu chaque fois que possible.

Dans ce futur semé d’embûches, et sans grand dessein, il est remarquable que l’Afrique est retombée dans l’oubli. Barack Obama avait soulevé un immense espoir, tant parce qu’il était le premier Président de couleur que parce qu’il avait réservé ses premiers voyages officiels en 2009 à l’Afrique -Egypte et Ghana-. La déception avait vite suivi, lorsqu’il apparut que, même si l’Afrique faisait moins peur, les grands principes et orientations des Etats-Unis ne changeaient pas. Après sa réélection, le Président Obama était d’abord parti en Asie et s’est encore moins tourné vers l’Afrique. Cette fois, celle-ci n’a même pas été évoquée lors de la campagne. Il est vrai que l’attractivité de la zone subsaharienne s’est bien affaiblie : moindre intérêt des investissements pétroliers suite à la meilleure indépendance énergétique des Etats-Unis et la chute des prix du pétrole ; médiocres performances économiques récentes moyennes de l’Afrique ; aggravation des risques terroristes dans plusieurs pays ; évolution démocratique négative en divers endroits. Alors que la mondialisation a moins bonne presse et que les centres d’intérêt et de tension géostratégiques sont ailleurs, l’Afrique devrait être la première sacrifiée dans les préoccupations américaines.

Les Etats subsahariens sont moins désarmés qu’auparavant face à ce désintérêt. Leur situation économique s’est globalement améliorée durant les dix années écoulées et a éveillé l’attention de nombreux autres partenaires, au premier rang desquels la Chine et d’autres grands pays émergents. Ils trouvent donc ailleurs les financements, les équipements et les éventuels marchés. En apportant ces soutiens, leurs nouveaux partenaires  se fournissent en matières premières et donnent de l’activité à leurs grandes entreprises. Ils occupent peu à peu,  à côté des anciennes puissances coloniales, un rôle économique essentiel mais aussi une influence politique grandissante. L’Afrique tient ainsi, malgré ses faiblesses, une place non négligeable dans l’écriture des nouveaux équilibres mondiaux.

Malgré leur relative embellie économique et leurs nouveaux partenariats, les Etats africains auraient pourtant bien besoin du soutien des Etats-Unis en de nombreux domaines où ceux-ci ont une expertise de premier plan : ils vont par exemple de la lutte contre le terrorisme aux investissements dans les domaines énergétiques en passant par l’ouverture des marchés américains pour les exportations africaines et un soutien actif dans la lutte pour la protection de l’environnement. Il n’est pas certain que le nouveau Président prête attention à des dossiers qui lui paraitront secondaires ou contraires aux intérêts à court terme des Etats-Unis, mais que  l’Afrique devra pourtant affronter dans tous les cas.

En sortant ainsi la zone subsaharienne de leur champ d’horizon, les Etats-Unis commettent bien sûr une erreur pour au moins trois raisons. Même si l’évolution n’est pas linéaire et sera de plus en plus inégale selon les pays, l’Afrique devrait poursuivre une croissance économique consistante à moyen terme. Quelle que soit la conjoncture internationale, des moteurs internes de croissance existent en effet, si les politiques d’accompagnement sont bien menées par les Autorités nationales. En outre, le marché africain, en grandissant pour des raisons économiques comme démographiques, devient un enjeu croissant pour les pays les plus avancés et leurs grands groupes : les places à prendre seront de plus en plus chères et les Etats-Unis pourraient perdre des opportunités futures. Enfin, le soutien politique des nations africaines jouera inévitablement un rôle dans les recompositions géopolitiques qui s’annoncent avec la montée de nouvelles grandes puissances et le regain du protectionnisme.

Pour l’Afrique comme pour le reste du monde, l’élection de Donald Trump ouvre ainsi une vaste période d’incertitude et de fragilité au moment le moins opportun. Le pire n’est cependant jamais sûr. En brisant les schémas traditionnels, le Président américain ouvre un nouveau champ des possibles. Reste à voir quelle a été sa part de théâtre dans ses discours et, parmi tous les tabous qu’il a dénoncés, ceux auxquels il s’attaquera vraiment et par quoi il les remplacera.

Paul Derreumaux

Publié le 30/11/2016

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Analyse économique et sociale

UEMOA et CEMAC

UEMOA et CEMAC : Lointains cousins plutôt que frères jumeaux ?

 

Malgré un parallélisme dans la construction des deux blocs, les différences entre ceux-ci pourraient bientôt l’emporter sur leurs ressemblances.

On pourrait croire à première vue que les deux parties de la zone franc – Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), d’un côté, et Communauté Economique et Monétaire des Etats d’Afrique Centrale (CEMAC), de l’autre –  sont les composantes symétriques d’un même ensemble. Il est vrai que ces deux zones partagent au moins trois caractéristiques essentielles : la langue officielle, la valeur de leur monnaie et des structures d’intégration régionale d’apparence fort semblable. Pourtant, les aspects qui les différencient sont nombreux, et sans doute plus importants que leurs ressemblances.

Deux données naturelles les opposent d’abord. Au plan démographique, les 8 pays d’Afrique de l’Ouest francophone sont bien plus peuplés que les 6 d’Afrique Centrale – respectivement 102 et 45 millions d’habitants en 2013 – et, dans cette dernière, quatre pays comptent encore chacun à cette date moins de 5 millions d’habitants. Ce grand écart devrait d’ailleurs s’accentuer puisque l’Ouest progresse plus vite : les dernières prévisions conduisent à 266 et 112 millions de personnes pour chacun des deux blocs à l’horizon 2050. L’Afrique Centrale est en revanche nettement mieux lotie, jusqu’ici, en richesses minières, pétrolières, et forestières. Ces atouts l’ont avantagée dans les années 2000/2014 : la forte croissance africaine s’appuyait alors en bonne partie sur le développement rapide de la Chine et sur ses effets positifs sur la demande de matières premières, ce qui a généré un cycle long de hausse des prix des produits de base. Tous les pays de la CEMAC, mis à part la Centrafrique, en ont profité et ont obtenu sur cette période des taux de progression du Produit Intérieur Brut (PIB) élevés en moyenne. La petite Guinée Equatoriale a été un moment comparée à un Emirat pétrolier.

Une troisième différence majeure semble de plus en plus affirmée: celle de la gouvernance politico-économique, comme en témoignent deux indicateurs. Au plan politique, le fonctionnement des institutions et le renouvellement des dirigeants s’inscrivent progressivement en Afrique de l’Ouest dans le respect des règles fixées. Les soubresauts sont certes encore nombreux : ils ont touché la majorité des pays de la zone dans la dernière décennie, parfois avec violence -coups d’Etat ou même guerre civile-, à l’occasion envenimés par un terrorisme de plus en plus menaçant. Pourtant, les périodes « hors normes » durent de moins en moins longtemps et les élections présidentielles des six derniers mois se sont déroulées sans effusion de sang et, pour la plupart, de manière transparente. En Afrique Centrale au contraire, le mouvement est plus indécis et les constitutions solennellement adoptées sont encore trop facilement remises en question au risque de troubles graves. En matière économique, les intégrations régionales, en théorie parallèles dans les deux zones, recouvrent des réalités éloignées. A l’Ouest, les progrès sont sensibles même s’ils sont encore beaucoup trop lents, et les retours en arrière restent rares. Au Centre, les égos des dirigeants et les priorités nationales prennent le pas sur les actions communes et sur la volonté de constitution d’un espace régional suffisamment puissant et donc crédible. L’incapacité à empêcher la déflagration en Centrafrique avant l’arrivée des troupes internationales et le maintien jusqu’à ce jour de deux bourses mobilières dans la région, dont aucune n’est viable, figurent parmi les exemples les plus criards de ces « ratés ».

La longue période faste des cours des minerais et du pétrole, jointe à une venue en force des financements internationaux en Afrique, constituait sans doute une occasion unique pour les Etats d’Afrique Centrale de réaliser les transformations structurelles visant en particulier à accroître leur diversification sectorielle, et donc à réduire leur dépendance vis-à-vis de marchés internationaux qu’ils ne maîtrisent pas, La faible population des pays les plus favorisés facilitait en outre pendant ce temps la conduite de politiques vigoureuses d’inclusion économique et sociale. Ces objectifs n’ont pas reçu les priorités escomptées.  En conséquence, les structures économiques des pays de cette zone sont restées jusqu’ici particulièrement concentrées sur l’exploitation et l’exportation maximales de quelques produits de base, avec la fragilité associée à cette situation. Dans le même temps, moins favorisée en richesses minières, l’UEMOA a réussi à maintenir une croissance significative grâce aux investissements publics importants, à l’excellente santé des services, emmenés par les télécommunications et les banques, et à de bonnes récoltes agricoles. Certes cette avancée a été certaines années plus modérée que celle des membres de la CEMAC. Toutefois, en mettant à part le cas particulier de la Guinée Equatoriale, l’écart n’a pas été suffisamment consistant et permanent sur toute la période pour entrainer une différence notable dans le niveau de développement moyen des deux zones au milieu des années 2010

Depuis fin 2014, la chute brutale des prix des matières premières, et surtout des hydrocarbures, et les mouvements financiers qui y ont été associés ont inversé les privilégiés. L’UEMOA, forte importatrice de pétrole, a vu sa facture énergétique réduite. . En outre, les mutations engagées par la Côte d’Ivoire, que ce soit par exemple sous la forme d’investissements publics massifs ou de la construction d’une puissante industrie agro-alimentaire, donnent un exemple des possibilités d’accélération permises par une forte volonté politique assortie d’un programme de réalisation suffisamment dense. Représentant à elle seule plus de 35% du PIB de l’UEMOA, la Côte d’Ivoire, avec une croissance de près de 9% par an en moyenne sur 2012/2016, entraine dans son sillage une bomme progression de toute la zone. Celle-ci devient d’ailleurs actuellement une des régions les plus attractives du continent. Au contraire, enfoncée dans la crise qui touche tous les producteurs de pétrole, la CEMAC voit se dégrader ses indicateurs de finance publique, d’endettement extérieur et de balance commerciale. Sa croissance du PIB décélère vers une moyenne de 3% en 2016 tandis que celle de l’UEMOA est prévue au-delà des 7%, y compris pour les quelques années à venir.

Il n’est évidemment pas certain que le renversement du balancier engagé en 2014 se poursuive sur une décennie. Le relèvement des prix du brut est maintenant attendu pour 2017 et les nouvelles sur la Chine se font moins pessimistes. Si ces données se confirment, la situation de la CEMAC pourrait notoirement s’améliorer et un rééquilibrage s’effectuer quant aux perspectives économiques des deux blocs de l’espace CFA. Même si cette hypothèse se matérialise, il restera à l’Afrique Centrale à réaliser toutes les mutations économiques et politiques qui s’imposeront plus que jamais et pour lesquelles l’Afrique de l’Ouest prend une longueur d’avance.

Devant ce fossé qui se creuse entre les deux régions, on peut se demander si leur lien principal d’une monnaie à valeur commune doit être maintenu sans conditions. Les besoins des deux zones sont en effet naturellement différents : la relation qui les attache toutes deux à l’Euro suppose donc une sévère discipline commune et un minimum de convergence des stratégies économiques, pour ne pas conduire à des situations ingérables et globalement pénalisantes. Les difficultés de transfert d’une partie à l’autre de la zone Franc illustrent bien l’existence de cette hétérogénéité. Faut-il s’obstiner à réduire ces difficultés, au profit d’une unité de façade, ou privilégier le renforcement de la solidité de chaque bloc ?    

Paul Derreumaux

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Bancassurance: du rêve à la réalité

Bancassurance en Afrique Subsaharienne : comment passer du discours à la réalité ?

 

La percée de la « bancassurance » en Afrique subsaharienne fait partie des objectifs que se fixent depuis plus de dix ans les principaux groupes bancaires et d’assurance présents sur cette partie du continent. Cette approche s’inspire bien sûr de la voie déjà tracée par les sociétés analogues en Europe, voire dans certains pays d’Afrique du Nord comme le Maroc, où la synergie possible des deux secteurs est maintenant largement et positivement exploitée.

En zone subsaharienne, la bancassurance progresse au contraire faiblement, hormis quelques exceptions comme l’Afrique du Sud. Deux principales raisons expliquent cette lenteur, et montrent également comment ce constat pourrait être corrigé.

Les deux secteurs ont d’abord l’un et l’autre une maturité différente et d’importants gisements spécifiques de croissance. Malgré le développement remarquable des systèmes bancaires subsahariens depuis trente ans, les progrès à accomplir restent notables, notamment en matière de taux de bancarisation des ménages et des petites entreprises. Le renforcement des banques et de leur rôle dans le financement des économies est donc une priorité pour tous, depuis les Autorités politiques jusqu’aux actionnaires des banques. Malgré leur croissance régulière depuis plus d’une décade, les compagnies d’assurances restent en retard et occupent moins le devant de la scène. Hors Afrique du Sud, qui constitue prés de 80% de l’industrie continentale du secteur, elles drainent environ 0,2% des primes émises dans le monde entier. De plus, au contraire de la moyenne mondiale, l’assurance non-vie (IARD) domine encore largement le marché (près de 69% du total), pour des raisons autant internes que d’environnement économique. Les actions de consolidation et de modernisation sont donc à elles seules des chantiers majeurs.

Un autre handicap de la bancassurance est l’absence de réseaux majeurs présents à la fois dans la banque et l’assurance. Les groupes bancaires sont restés sur leur terrain, sans nouer de grandes alliances capitalistiques avec les assureurs qui ont procédé de manière similaire. Les tentatives parfois menées, comme entre BANK OF AFRICA et Colina dans les années 2000, n’ont pas duré et sont restées trop timides. Il en a été de même dans l’espace anglophone, Afrique du Sud exclus. Les efforts des deux parties pour approfondir et diversifier leur coopération passent donc souvent en second plan par rapport à leurs priorités internes respectives. Les rapprochements souhaités par les états-majors sont aussi freinés par les objectifs de terrain des filiales, qui préfèrent souvent garder des relations commerciales étroites avec plusieurs sociétés de l’autre secteur plutôt que d’en privilégier une seule.

Les  groupes subsahariens qui possèderont dans leur périmètre à la fois  un solide réseau bancaire et une importante activité d’assurance seront donc les mieux placés pour s’engager davantage dans la bancassurance et en tirer un profit maximal. La densité accrue des agences bancaires fait par exemple de celles-ci un canal idéal pour le placement de nombreux produits d’assurance -vie ou non vie-, alors que la faiblesse et le coût élevé des circuits de distribution actuels pénalise les assureurs. L’expansion rapide des concours bancaires génère une clientèle captive pour des produits-vie. Les banques peuvent consentir des taux créditeurs privilégiés aux dépôts des compagnies de leur Groupe, favorisant en conséquence l’octroi par celles-ci de  rémunérations plus attractives à leur clientèle. Par leurs liens étroits avec les marchés financiers, les banques peuvent obtenir une intervention plus forte des compagnies d’assurance sur ceux-ci, comme investisseurs ou émetteurs. Enfin, banques et assureurs d’un même Groupe s’associeront plus facilement pour le financement commun d’un client.

En l’état actuel du marché, le groupe NSIA apparait avoir pris une longueur d’avance dans cette stratégie. Il disposait déjà de 11 sociétés d’assurance en Afrique de l’Ouest et Centrale- y compris au Ghana et au Nigéria- et de la BIAO, quatrième banque de Cote d’Ivoire. L’entrée à son capital de la Banque Nationale du Canada (BNC), sixième banque du pays et largement présente dans le financement des petites entreprises comme dans l’assurance, devrait lui donner un atout essentiel pour aller plus loin dans une telle démarche : créer ou acheter des établissements bancaires là où il est déjà présent comme assureur; élargir sa gamme de produits de bancassurance en s’appuyant sur l’expérience de son nouvel actionnaire ; innover en matière d’instruments en s’appuyant aussi bien sur des technologies maîtrisées par la BNC que sur le « mobile banking » bien introduit en Afrique de l’Ouest. Le tout récent changement de nom de la BIAO, rebaptisée en NSIA Bank, tend à montrer que cette approche unitaire est bien en cours.

Le  dynamisme déjà prouvé de NSIA, d’une part, et la puissance des moyens de son allié canadien, d’autre part, ont de bonnes chances d’impulser un progrès important de la bancassurance en Afrique subsaharienne. Il n’est nul doute que ce résultat ferait des émules. La concurrence étant la meilleure protection du consommateur, celui-ci en serait d’autant plus gagnant.

Paul Derreumaux

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Afrique Subsaharienne : A-t-on encore besoin des banques ?

Afrique Subsaharienne : A-t-on encore besoin des banques ?

 

Dans l’analyse des questions de financement des entreprises en Afrique, et particulièrement en zone subsaharienne, une place croissante est réservée à la désintermédiation. La donne est simple : face aux insuffisances des financements actuellement disponibles auprès des banques locales, la solution ne serait-elle pas de recourir beaucoup plus aux financements « désintermédiés », directement consentis par des agents non bancaires.

L’origine de cette approche résulte d’abord de l’observation de la situation des pays les plus avancés, et notamment des Etats-Unis. Dans ces derniers, les financements désintermédiés sont devenus majoritaires, atteignant 60% du total. En Europe, les banques demeurent l’acteur principal, mais leur place est désormais ramenée à environ 60% de l’ensemble et tend toujours à baisser. Pour les régions du globe moins avancées économiquement et dans lesquelles le système bancaire est encore très dominant, il est donc logique d’imaginer que les tendances à venir laisseront aussi une part plus réduite aux banques.

Même si cette prévision peut également concerner l’Afrique subsaharienne, le contexte exige de l’apprécier avec prudence. Les banques devraient encore rester longtemps l’intervenant essentiel dans le financement des entreprises. En revanche, certaines autres composantes des systèmes financiers semblent prêtes à accélérer leur développement et les banques pourraient  être activement associées à cette émergence d’une meilleure diversification.

Le système bancaire africain a connu des progrès considérables depuis environ trente ans. Sa solidité, sa densification, sa profitabilité se sont renforcées sur la période. Il a été un des facteurs permissifs mais aussi un des moteurs de la croissance retrouvée dans l’espace subsaharien. Il comprend maintenant des groupes puissants, majoritairement d’origine africaine, qui disposent le plus souvent de réseaux plurinationaux, voire continentaux. Il est le principal bailleur de fonds des grandes entreprises, y compris les filiales de sociétés multinationales, mais aussi l’interlocuteur unique des Petites et Moyennes Entreprises (PME). L’accroissement régulier du nombre d’acteurs avive la concurrence et met au service de la clientèle un panel toujours plus large et mieux adapté de produits et de services. Pour les entreprises en particulier, on note dans la période récente, au moins dans les pays francophones, une nette tendance à la réduction des taux d’intérêt et à l’allongement des durées de crédit, qui constituaient auparavant deux faiblesses notoires. En zone anglophone, ce « trend » est parfois perturbé par les contraintes momentanées de politique monétaire, mais constitue aussi l’orientation fondamentale. On constate également que les crédits bancaires progressent globalement de plus de 10% par an depuis 2008, soit plus vite que la croissance économique, et que le ratio concours directs/dépôts collectés s’élève. Cette place accrue  trouve sa principale logique dans le fait que, en raison de la rareté et de la faible fiabilité des informations en Afrique,  les banques sont les seules à posséder la connaissance du terrain et des emprunteurs, qui est le meilleur garant du bon déroulement des prêts consentis.

La banque subsaharienne n’a cependant pas encore fait le plein des étapes à franchir. Même en incluant la puissante Afrique du Sud, les concours bancaires, avec un total de quelque 750 milliards de dollars en 2014, dépassent à peine 30% du Produit Intérieur Brut (PIB) du continent, contre plus de 45% pour la moyenne des pays émergents. Encore ces chiffres d’ensemble gomment-ils la grande disparité qui existe entre régions et pays. Certains secteurs d’activité sont encore très délaissés, comme celui des plus petites PME, très souvent informelles, qui constituent pourtant la grande masse des sociétés existantes. Quelques statistiques indiquent qu’environ 20% seulement des entreprises disposent d’un crédit bancaire contre près de 80% dans les pays du Nord, et que les PME ont trois fois moins de chance que les grandes entreprises d’avoir accès au crédit.

La priorité absolue pour améliorer le financement des entreprises est donc de consolider et de rendre plus performant le rôle des banques. Deux pistes paraissent primordiales. La première est celle de la poursuite du renforcement des banques elles-mêmes, afin qu’elles soient à la fois plus offensives et plus innovantes. Les effets convergents de la concurrence et de la réglementation devraient produire ce résultat : l’augmentation du nombre de banques, l’accroissement de leurs fonds propres, la multiplication d’agences bancaires de proximité, la hausse rapide des ressources collectées, la consortialisation des crédits aux grandes entreprises, l’extension des cofinancements permettant le partage des risques, une plus grande incursion dans les pratiques innovantes, une meilleure formation et expérience des équipes bancaires figurent parmi les manifestations les plus apparentes de cette transformation. En marge des banques elles-mêmes, la poussée impressionnante du « mobile banking » va accélérer la bancarisation des petites entreprises et favoriser l’octroi de crédits bancaires à de nouvelles catégories de clients. La deuxième source de changement est l’amélioration de l’environnement, qui prendra plusieurs formes. Les Etats pourront y avoir un rôle déterminant s’ils veulent véritablement soutenir le secteur privé en émergence : meilleur fonctionnement de la justice réduisant le coût du risque et donc les taux d’intérêt, incitations fiscales diverses pour l’épargne à long terme, encouragement de la formalisation des entreprises facilitant le travail des établissements bancaires. La généralisation prévisible de « bureaux de crédit » et d’agences de notation apportera un surcroît d’informations propices aux octrois de crédits, surtout aux PME. Enfin, l’augmentation probable du poids relatif et du nombre des entreprises grandes ou moyennes, « boostées » par la vive poussée des PIB nationaux sur une longue période, constituera un autre élément favorable au développement souhaité des banques.

Même si les institutions bancaires sont ainsi de plus en plus performantes, les financements désintérmédiés, qui ne satisfont en effet jusqu’ici en Afrique que 5% des besoins des entreprises, sont inévitablement appelés à croître. Compte tenu des caractéristiques actuelles des économies et des entreprises africaines, l’avancée de ces modalités financières sera vraisemblablement lente. Trois canaux possibles pourraient cependant montrer la voie.

Le secteur des assurances est le premier. Il n’a pas encore fait sa mue comme le système bancaire et connait un grand retard, hormis en Afrique du Sud et dans quelques rares pays d’Afrique du Nord ou anglophone. Les ingrédients sont cependant en place pour une prochaine « révolution » en de nombreux endroits: croissance soutenue des compagnies existantes, fort intérêt de grands acteurs internationaux, accélération spécifique de l’assurance vie en liaison avec l’urbanisation et la croissance économique, poussée au renforcement des sociétés sous la pression des réglementations. Si cette mutation s’engage. L’augmentation rapide des primes collectées contribuera à développer l’épargne longue, qui manque le plus, et à renforcer les moyens financiers du secteur. Les assurances pourront alors faciliter la transformation, par leurs dépôts accrus auprès des banques, et investir davantage sur les marchés financiers, jouant ainsi pleinement leur rôle d’investisseurs institutionnels. Dans cette évolution, banques et assurances ont des synergies à activer. En connectant mieux leurs réseaux respectifs par la « bancassurance », elles ont ensemble les moyens de rendre plus performants leurs circuits de collecte de ressources, de fidéliser leurs clientèles respectives et de promouvoir l’attraction des produits financiers. En élargissant leur gamme de produits, en introduisant des mécanismes de titrisation, les banquiers répondront au vœu des assureurs de diversifier et de mieux rentabiliser leurs placements. En invitant les assurances à des syndications de prêts, les banques initieront celles-ci aux financements désintermédiés.

A la différence des assurances, les fonds d’investissement jouent un rôle pour lequel le secteur bancaire est mal placé : celui de l’apport en capital aux entreprises. Ces fonds ne s’intéressent guère à l’Afrique que depuis la relance de sa croissance. Si leur rôle reste modeste (0,1% du PIB en 2013), leur progression est très rapide (plus de 1,8 milliards de USD investis annuellement). De plus, les acteurs se multiplient et se diversifient, les fonds africains occupant maintenant une place importante. Dans la période récente, ces fonds ont puissamment aidé à la réalisation de grands investissements structurants. Leur intervention se heurte cependant à deux principales limites : concentration sur de grandes entreprises, rares en Afrique ; par suite, champ géographique et sectoriel fort restreint. Un renforcement significatif suppose des changements, pour lesquels, ici encore, les institutions bancaires peuvent être d’utiles alliés. Une première exigence consistera à abaisser la taille des investissements ciblés et à diversifier les secteurs visés afin de toucher un nombre accru d’entreprises : la multiplication de fonds à dimension plus modeste, dans lesquels les banques pourraient être actionnaires, irait dans ce sens. Les « fonds d’impact » locaux en cours de lancement par la structure IPDEV en Afrique francophone pour de très petites entreprises vérifient ce principe et pourraient, malgré leur petitesse, être une référence stimulante pour d’autres initiatives. Une deuxième piste consisterait à recourir davantage, dans les opérations menées, à de l’injection simultanée de capital et de dettes, ce qui permettrait une présence conjointe, sous des formes variées, de financements directs et désintermédiés.

Les marchés financiers, malgré leur faible dynamisme à de rares exceptions,  constituent un troisième canal possible de croissance des financements directs. Les banques y sont de longue date des acteurs majeurs. Sur la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) d’Abidjan par exemple, les établissements bancaires de la zone détiennent la majorité des sociétés de bourse agréées et animent le plus le marché. Là comme sur les autres marchés financiers du continent, le secteur bancaire est un de ceux qui comptent le plus de valeurs cotées, se portent le mieux et sont donc les plus attractifs pour les investisseurs privés locaux ou étrangers. Enfin, au quotidien, les banques sont souvent les meilleurs prescripteurs des bourses de valeurs, soit auprès des entreprises pour leur suggérer des solutions de financement, soit auprès des épargnants pour leur amener à compléter leur patrimoine et le rentabiliser. La consolidation des marchés financiers peut alors s’effectuer en pleine symbiose avec les acteurs bancaires et les deux partenaires y trouvent pleinement leur compte.

La répartition actuelle entre financements bancaires et financements désintermediés n’est donc pas en soi  un motif d’inquiétude. Elle n’est qu’une illustration supplémentaire du retard de l’Afrique par rapport au reste du monde. A ce jour, la consolidation des premiers est une nécessité et ne peut qu’aider à l’avancée des seconds. Les évolutions en cours montrent que, ici encore, le secteur financier est un de ceux qui concourent fortement à la transformation du continent. Reste à voir si cela sera suffisant…

Paul Derreumaux