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France : la croissance doit-elle être le premier objectif de l’Etat ?

France : la croissance doit-elle être le premier objectif de l’Etat ?

 

Vues d’Afrique, les difficultés économiques actuelles de la France, et les péripéties politiques qui l’accompagnent, devraient interpeler les Responsables des Etats d’Afrique subsaharienne. Elles montrent en effet la fragilité du bon fonctionnement d’une économie, même très développée, et sont donc riches d’enseignement.

Comme dans beaucoup de pays européens, les Autorités politiques françaises ont à résoudre actuellement une équation économique comportant au moins cinq principales inconnues: réduire la charge de la dette extérieure, atteindre l’équilibre budgétaire, maximiser la croissance, minimiser le chômage, améliorer la compétitivité de l’appareil économique.

La situation, qui n’était pas la plus mauvaise en 2009, ne s’est guère améliorée et devient donc maintenant l’une des plus inquiétantes alors que d’autres nations  relèvent la tête.

Beaucoup de raisons, économiques ou politiques, sont avancées pour expliquer cet échec français. La comparaison avec d’autres expériences – européennes ou non – permet de mettre en valeur, de manière non exhaustive, certains de ces facteurs.

Une première cause est de continuer à vouloir atteindre en même temps tous les objectifs en choisissant une voie médiane, en essayant en même temps d’éviter les changements les plus difficiles liés à l’atteinte assurée d’un d’entre eux. Cette  option semble d’autant plus erronée que certains objectifs, comme le taux de croissance, dépendent à la fois de tous les agents économiques nationaux – et pas seulement de l’Etat – et du contexte international. La seule influence, partielle, que l’Etat peut donc avoir sur lui, est celle de la création d’un environnement national favorable, ce qui n’a pas été fait. Les Etats qui paraissent avoir le mieux réussi à enrayer la crise ont concentré leur attention et leur action sur l’équilibre budgétaire et le marché de l’emploi, sur lesquels ils ont une prise directe, en escomptant que  le succès sur ces plans permettrait une évolution vertueuse des autres cibles. Des réformes profondes ont été menées et des sacrifices souvent très importants ont été acceptés par les entreprises et, surtout, la population durant près de 5 ans, mais ces efforts semblent avoir aujourd’hui les effets positifs espérés sur les autres variables. 

Des efforts insuffisants pour restaurer l’équilibre budgétaire sont une autre explication essentielle. L’équilibre permanent n’est bien sûr ni nécessaire, ni optimal et des déficits publics sont justifiés s’ils financent pour un temps des investissements générateurs de croissance future ou un « trou d’air » de la conjoncture. Même la « règle d’or », si âprement discutée, est sans doute inapplicable et d’ailleurs peu utile. Comme la croissance, l’équilibre ne se décrète pas : il se construit à force de rigueur et de respect de principes normalement connus de tous. Le laxisme toléré en France, comme ailleurs, depuis plus de vingt ans, bien au-delà de la normale, rendait inévitable un ajustement urgent et pertinent, qui n’est pas opéré à ce jour. Les deux outils possibles à cette fin n’ont en effet pas été utilisés de façon optimale.

Pour l’augmentation des ressources publiques, et principalement de la fiscalité, la marge de manœuvre était certes modeste en raison du niveau déjà élevé des prélèvements publics. Les choix opérés en la matière ont cependant été caractérisés par leur complexité et par la variabilité des buts poursuivis et donc des mesures prises. Ces hésitations sur la politique suivie et les changements régulièrement entrepris ont réduit les effets de ces hausses tout en élargissant au maximum le sentiment d’insatisfaction. Les « rafistolages » ont remplacé la refonte globale de la fiscalité toujours promise mais jamais réalisée, et le « choc de simplification » a oublié les taxes. Deux solutions « neutres » semblent notamment avoir été sous-employées alors qu’elles pouvaient générer des ressources significatives : celle d’une augmentation plus forte de la Taxe à la Valeur Ajoutée (TVA), avec une simplification de ses taux, en application du principe de « qui consomme paie » ; celle de la vente par l’Etat de certains de ses actifs, notamment immobiliers.

Pour la réduction des charges, il parait effectivement nécessaire d’éviter des ponctions excessives dans les dépenses de redistribution que l’Etat se doit de maintenir tant pour des raisons morales que pour amortir les effets de la crise. Certes des rentes anormales existent et sont à éliminer, mais la protection sociale de qualité dont bénéficie une grande part de la population française est un acquis qui a valeur universelle et est à préserver. L’économie peut donc provenir surtout de deux sources. D’abord, toutes les structures administratives elles-mêmes doivent à la fois réduire leurs coûts de fonctionnement et améliorer leur efficacité. Les réalisations faites sur ce terrain sont infinitésimales par rapport aux possibilités. La réforme territoriale annoncée  en est un bon exemple puisqu’ on indique déjà que la modification (trop timide) de la carte des régions apportera peu d’économies. La refonte doit  être profonde, généralisée, soucieuse d’efficacité et portée en conséquence par une volonté dégagée d’arrière-pensées politiques, ce qui est évidemment difficile. Ensuite, l’externalisation d’une partie des missions et des charges de l‘Etat permet de répondre à des besoins pressants sans peser immédiatement sur les finances publiques : l’expérience des autoroutes montre l’efficacité de cette approche si l’Etat garde la vigilance nécessaire sur le dispositif en place. Ces Partenariats Public Privé (PPP), présentés comme solution miracle dans les pays en développement, sont applicables en nombre de domaines comme les transports, l’énergie, dès lors que les pouvoirs publics fixent des règles de fonctionnement équitables, imposant à la fois rigueur et qualité de service. Ils pourraient être un des éléments d’un grand plan d’investissements publics apportant à la fois relance économique et modernisation.

La mauvaise appréhension de la question du chômage est un troisième facteur. La rigidité exceptionnelle du marché du travail a certes permis que le chômage n’explose pas récemment comme il le fit ailleurs. Elle ne l’a toutefois pas empêché de s’accroitre significativement et gêne actuellement son possible reflux. La non prise en compte des changements intervenus dans les relations des entreprises et des salariés avec l’emploi explique les décisions prises en ce domaine. Pressurés par la concurrence et par la crise, les employeurs cherchent à composer une part croissante de leurs effectifs de salariés en contrat à durée déterminée. Du côté de la demande, ce changement inévitable est désormais de plus en plus accepté, faute de mieux. Les acteurs sociaux sont donc prêts à supporter une plus grande flexibilité dans leurs  relations, comme c’est le cas dans de nombreux pays développés. Il pourrait en résulter, comme ailleurs, une diminution du chômage. Plusieurs facteurs entravent en France cette évolution : un comportement des organisations patronales et syndicales plutôt porté à la confrontation qu’à la concertation ; un dispositif de compensation financière du chômage très « avantageux » et peu incitatif à l’acceptation d’emplois peu protégés ; des coûts minimaux du personnel fort élevés  en raison des charges fiscales et sociales qui y sont liées. Il apparait donc préférable d’accepter les transformations sans doute définitives de cet univers du travail en atténuant au mieux les blocages énumérés ci-avant et en mettant en place l’environnement assurant que les salariés ne sont pas les victimes de ces changements : développement maximal de l’apprentissage et de formations professionnelles bien adaptées pour faciliter les mutations en cours de carrière ; renforcement des possibilités de concours bancaires, y compris à long terme, pour ceux qui n’ont pas de contrat à durée indéterminée ; encouragement maximal à la création et au soutien des petites et moyennes entreprises.   

Enfin, la qualité du leadership politique est une autre donnée clé du succès. Celle-ci suppose  plusieurs conditions. D’abord la clarté et la pertinence de la vision à long terme des leaders politiques quant à l’avenir de notre société et aux conditions requises pour le réaliser au bénéfice de tous. En second lieu, la consistance et la stabilité des programmes mis en œuvre à cette fin par l’Etat, dans le périmètre bien compris de sa mission, accompagnées d’une inébranlable volonté de réussir malgré les difficultés. En outre, une ferme discipline collective des dirigeants, capables de maîtriser leur égo pour ne pas remettre en question les orientations fixées par le premier d’entre eux et de se mobiliser totalement sur la mission nationale qui leur est confiée. Enfin, la démonstration par les faits de la force de leur engagement total et prioritaire face aux difficultés de l’heure. Les commémorations de cette année nous rappellent que, il y a quelques décades, des femmes et des hommes furent capables de réunir toutes ces exigences. L’urgence, l’importance et la diversité des problèmes de l’heure appellent les mêmes qualités de la part de nos Responsables actuels. La clairvoyance des populations et le désamour croissant qu’elles portent aux Autorités politiques témoignent que ces qualités ne paraissent pas respectées à ce jour. Une réelle clarification sur ce point amènerait peut-être un retour de confiance dans l’esprit de tous les agents économiques et, pour les entreprises, le goût d’investir requis pour l’amélioration de la productivité.

Sur les deux derniers points, les exigences requises par la situation de la France se retrouvent avec la même force en Afrique. Les Etats y disposent en revanche d’une marge de manœuvre plus grande en termes d’accroissement de leurs ressources, par suite de la pression fiscale encore modeste, ce qui devrait permettre un renforcement de l’Administration, qui n’est pas ici à « dégraisser » mais dont il faut renforcer considérablement l’efficacité.

Il existe en France beaucoup d’atouts pour que le pays réussisse à sortir des difficultés où il se trouve, mais aussi beaucoup de verrous qui pourraient continuer à bloquer les issues qui existent. Si ces verrous ne sautent pas, les « déclinistes » pourraient avoir raison en voyant la France ramenée dans une période future sous la coupe du Fonds Monétaire International (FMI) et en train de devoir quémander l’annulation d’une partie de sa dette. Ici encore, l’Afrique sait bien ce que cela veut dire.

Paul Derreumaux

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Lettre ouverte aux (jeunes) entrepreneurs africains de France.

Lettre ouverte aux (jeunes) entrepreneurs africains de France.

 

Les entrepreneurs africains montrent en France leurs qualités d’innovation. Les difficultés rencontrées par les petites entreprises en Afrique les font hésiter à retourner au pays pour tenter leur chance. Pourtant ils pourraient jouer un grand rôle pour concrétiser les mutations attendues sur le continent.

La cérémonie à Paris de remise des Prix de l’Entrepreneur Africain de France, le 19 juin dernier, mérite quelques réflexions. L’évènement avait pour objet de décerner des prix à des chefs d’entreprises, d’origine africaine mais installés en France, en vue de récompenser notamment l’originalité de leurs projets et le succès déjà rencontré par les sociétés concernées ou pouvant être escompté par celles-ci. Deux aspects positifs étaient frappants  dans cette réunion qui visait avant tout des petites ou moyennes entreprises: d’un côté, la jeunesse de la grande majorité des entrepreneurs nominés et primés ; de l’autre, leur capacité d’innovation, la pertinence de leurs projets et leur profonde détermination à se battre, durablement si nécessaire.  En revanche, pour une partie des cas, l’entreprise élue semblait surtout adaptée à l’économie et à la société françaises ; pour ceux dont le «business model» pouvait s’appliquer à l’Afrique, l’idée d’un retour sur le continent paraissait encore incertaine ou lointaine.

Cette grande prudence semble étonnante face à l’engouement dont bénéficie actuellement l’Afrique subsaharienne dans le monde entier. A y regarder de près, elle est moins surprenante qu’il n’y parait.

L’Afrique est en effet à la mode pour le progrès de son économie, qui soutient la croissance mondiale, pour ses richesses naturelles de mieux en mieux exploitées, et pour ses perspectives d’évolution que tous envient. Certes les crises et les conflits y sont encore présents, même s’ils sont moins souvent évoqués qu’auparavant, et peuvent annihiler des années d’efforts de développement dans certaines régions. Toutefois, peu de très grandes entreprises ou de fonds d’investissement dans le monde conçoivent désormais leur business plan sans y intégrer l’Afrique subsaharienne.

Ces visions optimistes reposent sur des fondements objectifs. La situation s’est en effet fortement améliorée sur beaucoup de points en moins de 15 ans et tous les changements positifs sont ressassés partout, parfois avec excès. Deux d’entre eux sont sans doute  essentiels. Le premier est que les centres d’intérêt des Etats et des grands bailleurs de fonds sont actuellement les bons, ceux qui sont nécessaires pour une croissance économique durable : accroître toutes les infrastructures, créer des emplois en grand nombre et, si possible, de bonne qualité ; intégrer la plus grande partie de la population dans le cercle vertueux de la croissance. C’est à ce prix que le développement évitera d’être non inclusif, c’est-à-dire, puisque le politiquement correct interdit désormais d’être trop brutal, inégalitaire ou injuste. Le deuxième progrès est celui du rôle grandissant pris par le secteur privé, ce qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec l’accélération observée de la croissance : ce sont les entreprises privées qui investissent, introduisent les nouvelles techniques, poussent l’intégration régionale, créent des emplois, apportent la valeur ajoutée.

Mais ces photos en rose ne reflètent pas toute la vérité et de nombreux indicateurs restent à l’arrêt ou régressent. La pauvreté est encore beaucoup plus visible que la classe moyenne dont on parle si souvent. L’agriculture n’a pas encore fait sa révolution, essentielle à l’essor du reste de l’économie. L’éducation se dégrade souvent en quantité et en qualité. L’Etat remplit rarement son rôle: celui d’un législateur-juge-arbitre irréprochable, capable de définir les lois les plus justes, de les faire appliquer par tous sans favoritisme, d’encourager mais aussi de sanctionner et de promouvoir le développement avec toute la diligence requise. Tant que cette mutation d’un Etat faible et inéquitable vers un Etat fort et respecté ne sera pas réalisée, l’Afrique perdra  toujours les 1 ou 2 points de croissance qui lui manquent terriblement.

Dans cet univers en demi-teinte, les aspects favorables bénéficient surtout à deux catégories d’acteurs économiques. La première est celle des grandes entreprises internationales et des plus importants groupes locaux. Leur puissance financière leur donne à la fois les fonds propres adéquats et l’accès aux financements extérieurs ou locaux nécessaires à leurs investissements et à leur fonctionnement. Leur domaine d’activité les place souvent dans un cadre réglementaire échappant au comportement erratique ou prédateur des administrations nationales ; banque centrale indépendante pour les banques, code minier pour les industries extractives, autorité de régulation pour les sociétés de télécommunications… A défaut, elles disposent d’une meilleure capacité de négociation, tant de manière autonome que par les appuis qu’elles peuvent recevoir. La seconde est celle des sociétés, grandes ou petites, du secteur informel ou relevant d’activités traditionnelles, essentiellement commerciales: celles-ci s’accommodent en effet plus facilement des divers blocages ou carences de l’environnement, qu’elles savent «gérer», tandis que leur chiffre d’affaires profite mécaniquement du taux global de croissance observé depuis près de 15 ans et de l’accroissement de la population. Face à ces deux groupes, les entreprises de taille moyenne ou modeste, tournées vers les secteurs à valeur ajoutée significative, sont les moins privilégiées, qu’elles soient autochtones ou étrangères. Elles sont en effet beaucoup plus dépendantes d’une qualité optimale de toutes les composantes de l’environnement national des affaires et tout dysfonctionnement de celui-ci pénalise fortement leurs chances de prospérité. Ce sont donc elles qui ont les chances de survie les moins élevées. En revanche, leur rôle est fondamental dans la construction d’un appareil économique portant les germes d’une véritable transformation des pays africains : seules leur multiplication et leur réussite permettront de transformer la croissance d’aujourd’hui, en partie offshore, en un développement plus pérenne et bénéfique à tous. Malgré un environnement encore imparfait, les conditions apparaissent aujourd’hui mieux réunies pour réussir cette rupture avec le passé.

Les opportunités d’abord. Grâce aux étapes déjà franchies, les possibilités d’investissement se multiplient et leur champ s’élargit. Deux avantages nouveaux sont en effet apparus dans la période récente. La croissance soutenue de quelques grands secteurs (télécommunications, banques, mines par exemple) renforce les perspectives d’une sous-traitance structurée avec les grandes entreprises concernées, ce qui sécurise le chiffre d’affaires, au moins pour un démarrage. De plus, les innovations techniques permettent de réduire la taille des investissements, et donc des financements, nécessaires et celle des marchés minimaux requis. Les possibilités correspondantes s’étendent maintenant de l’agriculture (stockage, transport, conditionnement, nouvelles variétés), aux services informatiques ou comptables en passant par l’énergie, les industries légères, le bâtiment ou le tourisme.

Pour concrétiser ces opportunités, les ressources humaines sont là plus que jamais. Si l’enseignement local est souvent un parent pauvre des mutations récemment observées, il existe des exceptions et quelques formations supérieures de bon niveau peuvent être trouvées dans la plupart des pays. Les jeunes qui ont la chance de faire la fin de leur scolarité à l’étranger se limitent de moins en moins aux enfants des dirigeants politiques ou des personnalités économiques les plus favorisées. Un nombre croissant de cadres moyens ou supérieurs accomplissent l’effort financier nécessaire pour envoyer leurs enfants dans les écoles et universités françaises, américaines ou canadiennes ou, à défaut, d’Afrique du Nord ou de Turquie. Les étudiants ainsi formés acquièrent souvent une première expérience professionnelle à l’extérieur, où ils s’essayent parfois à créer leur entreprise. La formation technique de ces privilégiés égale souvent celle de leurs homologues des pays du Nord et leur enthousiasme décomplexé impressionne. Ils ont donc dans leur esprit et dans leurs mains un véritable trésor de compétence et d’expérience qu’ils peuvent faire fructifier sur leur continent d’origine. Ils disposent en effet à la fois de la formation qui manque sur place et de la connaissance du terrain que n’ont pas les investisseurs étrangers. Cette nouvelle classe d’entrepreneurs potentiels peut ainsi jouer un rôle essentiel dans la création des types de société dont l’Afrique a le plus besoin.

Enfin, si le soutien des Etats se renforce à pas beaucoup trop mesurés face à l’enjeu que représente cette composante défavorisée des économies africaines, l’environnement s’améliore plus rapidement sur certains aspects, et notamment celui du financement. Sous la pression de la concurrence, les banques et sociétés de micro-finance s’investissent de plus en plus dans le secteur très large et disparate de la petite et moyenne entreprise et adoucissent progressivement les conditions auxquelles elles accordent leurs crédits. Des partenaires financiers au développement plus nombreux acceptent des cofinancements, où ils assument une part du risque des concours bancaires à ces sociétés, ce qui facilite l’accroissement des volumes financés. Quelques sociétés de capital-risque se mettent en place pour aider des entreprises de taille très modeste à grandir, voire à naître, résolvant le handicap majeur des fonds propres insuffisants de ces structures et constituant un maillon jusqu’ici inconnu de l’industrie florissante des fonds d’investissement.

Le temps est donc plus propice pour que les jeunes entrepreneurs se saisissent de la chance qui passe. Ils détiennent aussi une grande responsabilité: celle de contribuer sur le terrain à une nouvelle philosophie de l’activité économique, soucieuse d’efficacité et de succès, mais aussi de droiture et de partage. C’est l’équilibre après lequel tout le monde court depuis longtemps en Afrique ou ailleurs. A la jeunesse africaine de montrer que ce n’est pas qu’un rêve, mais une réalité qu’elle peut porter en elle-même.

Paul Derreumaux

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L’« affaire » Alstom : la triple illusion

L’« affaire » Alstom : la triple illusion

L’épilogue momentané de l’ « affaire » Alstom ressemble à une victoire virtuelle du nouveau Ministre de l’Economie de la France. Les résultats annoncés à grand renfort de publicité sont plus symboliques qu’effectifs. Ils pourraient bien recouvrir une triple illusion : celle de l’originalité, celle de l’influence effective et celle des options pertinentes pour le futur.

En utilisant tout l’activisme dont il est capable, le chantre du « patriotisme économique »  a réussi à obtenir une place de l’Etat au capital du géant français de l’énergie et des réseaux, mais n’a pu empêcher que celui-ci tombe pour l’essentiel dans l’escarcelle du conglomérat américain General Electric (GE).

Avec cette démonstration de la possibilité de nationalisations partielles de grands groupes français, et en mettant en scène la construction d’une « alliance » Alstom/GE, les Autorités françaises se donnent le beau rôle mais déplacent le projecteur sur un aspect limité de la transaction. Elles oublient que les efforts des Etats pour privilégier leurs entreprises nationales sont loin d’être propres à la France et que la stratégie des grandes entreprises est souvent plus tenace que la philosophie économique des Etats. L’épisode ignore en outre une tendance probable de l’évolution à venir des relations économiques  internationales. 

En subordonnant la mise en œuvre de fusions ou rapprochements internationaux à l’avis favorable de l’Etat, le gouvernement tombe d’abord dans l’illusion de l’originalité. L’arrêté pris en ce sens  ne constitue en effet qu’un élargissement de dispositions déjà prises pour le même objet près de 10 ans plus tôt. Surtout, il s’agit là de mesures classiques adoptées par la plupart des pays pour des raisons variées : protéger des secteurs stratégiques ou sensibles et préserver ainsi une avance technologique ou une domination politique, pour les pays les plus développés ; faciliter la construction de filières nouvelles ou une forte croissance d’activités prioritaires, pour les pays en développement. Depuis les premières étapes de la révolution industrielle, ces comportements défensifs ont toujours été utilisés par les Etats pour assurer la transformation de leurs économies face à celles des pays qui pouvaient être en avance dans ce processus. L’Allemagne face à l’Angleterre au 19ème siècle, le Japon face aux pays occidentaux dans les années 1980, la Chine face à tous ses prédécesseurs dans les trois dernières décades en sont, parmi d’autres, quelques exemples les mieux réussis.

Deux conditions sont toutefois remplies pour le succès d’une telle politique. La première exige que les pouvoirs publics aient la fermeté et les argumentations nécessaires pour résister aux pressions étrangères s’opposant à cette politique. Ce fut le cas de nombreux pays devenus émergents. A contrario, l’Afrique subsaharienne, faute de contrepropositions convaincantes, a dû accepter de la Banque Mondiale dans les années 1980/90, au nom du libéralisme et des vertus de la concurrence internationale, une suppression maximale de ses mesures protectionnistes, qui a détruit l’essentiel des appareils agricoles ou industriels des pays concernés. En second lieu, ces pays doivent aussi conduire une politique cohérente, déterminée et diligente de transformations structurelles pouvant donner à leur économie une force suffisante pendant la période de répit qu’ils ont ainsi conquise. Faute de cette dynamique de changement, l’isolement conduit à la sclérose et cette politique à l’échec. De nombreux pays asiatiques ont réussi leur décollage grâce à cette combinaison d’une vigilante protection et d’importantes mutations structurelles. La France de 2014 ne parait pas disposer d’une stratégie que cette mesure interventionniste serait destinée à servir et qui conduirait à la croissance de son outil industriel.

L’Etat français ayant donc trouvé un habillage lui permettant d’avoir son mot à dire dans la stratégie du futur Alstom, il reste maintenant à suivre la manière dont cette « alliance » fonctionnera. Toutes les grandes entreprises construisent leur stratégie à partir de l’analyse, à moyen terme et si possible à long terme, de l’évolution de leur environnement, de leur marché, des technologies, de leurs concurrents, de leur « business model ». Elles le font sous la surveillance étroite de leurs actionnaires, de leurs banquiers, des consommateurs, des concurrents, tous prêts à sanctionner les moindres erreurs. Elles ont besoin pour cela de la cohésion et de la rapidité de réaction de leur direction, qui s’accommode mal avec un actionnariat 50/50 où les blocages peuvent être fréquents. Ces stratégies sont souvent suffisamment cohérentes pour conduire au succès, comme le montre la croissance économique des cinquante dernières années. Mais l’échec n’est pas exclu et la prospérité n’est jamais éternelle, comme le prouvent aussi divers exemples de Nokia à… Alstom. Face à ces chefs d’entreprise aguerris, les Etats sont rarement en mesure de définir des solutions alternatives. Leurs préoccupations prioritaires ont en effet des points focaux très variés: opinion publique, réélection, politique étrangère, exigences sociales. Elles sont aussi souvent de court terme et changeantes avec les majorités au pouvoir. Les seules exceptions ne concernent que des pays où une politique économique soigneusement arrêtée dépasse ces considérations et s’efforce de concrétiser une vision cohérente de l’avenir du pays ou de certains secteurs ; la France colbertiste ou gaulliste, Singapour, la Malaisie ont eu cette capacité. Hors de tels cas, l’apport de la puissance publique à la pertinence des décisions de Conseils d’Administration auxquels ils participent se borne à être celui de la censure d’options économiquement valables mais politiquement inopportunes à court terme.

Les entreprises, quant à elles, ont le double avantage de la durée et de la malléabilité pour atteindre leur seul objectif: optimiser le couple croissance/profitabilité. Elles peuvent faire le gros dos en attendant un changement d’orientation ou de majorité politique. Elles peuvent aussi modifier, par petites touches si nécessaire, les règles de fonctionnement ou les modalités d’organisation d’un groupe de façon à s’extraire des contraintes qui les handicapent à l’excès. Dans les fusions réalisées, la partie absorbée peut même être celle qui imprime sa marque au nouvel ensemble si elle dispose de la vision et des équipes les plus solides : l’histoire économique nous fournit quelques exemples de ces cas de figure.

En choisissant de peser sur les orientations futures à partir de l’intérieur de la société, les Autorités françaises s’illusionnent donc sans doute sur l’efficacité de la voie choisie. L’instauration de cadres législatifs, réglementaires, juridiques, fiscaux et techniques, qui soient à la fois stables, lisibles et incitatifs, aurait plus de portée à moyen et long terme. Elle correspond d’ailleurs au rôle désormais demandé aux Etats face à un secteur privé mieux capable de créer une valeur ajoutée maximale dès lors qu’il est bien encadré.

Enfin, en validant finalement le rapprochement d’Alstom avec un groupe américain, le gouvernement français fait sans doute davantage le choix du passé que celui du futur et s’enfonce ainsi dans une troisième illusion. En effet, la globalisation mondiale des échanges pourrait bien marquer le pas au profit d’un renforcement d’ensembles régionaux plus cohérents et mieux structurés. Les nouvelles disparitions de barrières recommandées par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) se heurtent à des oppositions croissantes. Celles-ci résultent pour l’essentiel du constat que le libéralisme est surtout efficace et équitable entre Etats de puissance et d’avancée comparable; entre partenaires de force inégale, il est au contraire le meilleur moyen pour « tuer » le plus faible, conformément au vieil adage du « renard libre dans un poulailler libre ». Au rebours d’une intégration globale forcenée, on risque donc d’assister à une « fragmentation » au moins momentanée du globe entre blocs au sein desquels se concentreraient les efforts d’intégration, de mise à niveau commune, de développement plus solidaire et donc plus profitable à tous. On assiste en effet à une double tendance. La construction de zones régionales  ou l’entrée dans celles-ci constituent toujours une aspiration essentielle pour les pays souffrant de leur isolement économique et politique. En revanche, l’élargissement trop rapide des unions régionales existantes accroit les risques de fragilisation et de perte de signification et d’intérêt de celles-ci pour leurs habitants, ainsi qu’en témoigne l’Union Européenne. Le renforcement d’ensembles plus restreints mais mieux soudés pourrait donc être de plus  en plus préféré, hormis pour les questions d’établissement de règles générales et de règlement des différends commerciaux.

L’exemple des récents ennuis de la banque BNP aux Etats-Unis, pour des raisons de politique étrangère propres à cet « allié », montre jusqu’où peuvent aller les entorses au libéralisme lorsque des considérations purement nationales sont considérées comme applicables à toutes les filiales, même non américaines, de sociétés étrangères. Face à de tels risques, qui pourraient s’appliquer au nouvel ensemble Alstom/GE, il est permis de se demander si le choix d’un partenariat européen pour l’avenir du groupe français n’était pas plus logique. Certes, la solution pouvait être difficile à trouver, pour les raisons de doublons bien identifiées par les entreprises concernées, mais tout problème est à moitié résolu dès qu’il est bien posé. La réussite d’Airbus témoigne d’ailleurs du caractère porteur de la construction de champions européens.

Même s’il était guidé par le louable souci de bien faire, le Gouvernement français risque ainsi d’avoir fait les mauvais choix tant dans la méthode d’intervention, que dans les moyens de contrôle du dispositif retenu ou du meilleur renforcement possible de l’appareil économique français à moyen terme. L’existence d’une politique clairement définie de nos meilleures décisions possibles face aux tendances lourdes des équilibres géoéconomiques, des marchés et des technologies aurait sans doute été précieuse en la circonstance, dès lors qu’elle était accompagnée de la ferme volonté de s’y tenir. La prochaine occasion sera peut-être la bonne.

Paul Derreumaux

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Dette publique en Afrique Subsaharienne

Dette publique en Afrique Subsaharienne : attention danger ?

Dans les années 1980/2000, beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne ont subi douloureusement les effets des Plans d’Ajustement Structurel (PAS) imposés par le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale. Ceux-ci visaient à combattre un triple déséquilibre structurel : celui des finances publiques, celui de la balance commerciale et celui d’un endettement extérieur insupportable. La cure d’austérité multiforme issue des PAS n’a pas été suffisante pour ramener le ratio de la dette à un niveau acceptable. Les divers créanciers des pays en développement ont donc, accepté, bon gré mal gré, des remises de dettes et supporter ainsi une partie du coût des réformes imposées aux économies africaines. Les institutions publiques bilatérales d’appui au développement, puis les prêteurs privés ont été les premiers à accepter ces restructurations négociées pays par pays à travers des structures portant respectivement les noms respectables de Club de Paris et de Club de Londres. Les grandes institutions multilatérales, regroupées autour de la Banque Mondiale, ont été beaucoup plus réticentes à consentir ce processus d’effacement partiel de leurs créances, qui mettait en cause le dogme de l’intangibilité de celles-ci. La gravité de la situation les a contraintes à cet effort, concrétisé par l’Initiative dite des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) dont ont bénéficié une bonne trentaine de pays d’Afrique Subsaharienne. Rétrospectivement, ces coûteux ajustements paraissaient justifiés de part et d’autre : pour payer le prix, selon les cas, de leurs erreurs d’analyse ou de leur avidité, du côté des prêteurs ; en raison de la gabegie ou de politiques économiques inefficaces, du côté des emprunteurs. C’est finalement chez ceux-ci que ces efforts ont laissé les traces les plus visibles : au passif, des effets sociaux au goût amer encore vivace au sein des populations, en particulier les plus défavorisées; à l’actif, une nette amélioration des équilibres macroéconomiques et une réduction drastique de la dette extérieure.

Il est aujourd’hui généralement admis que cette meilleure santé globale des finances publiques et la plus grande orthodoxie des  politiques économiques suivies ont joué un rôle clé dans la trajectoire de croissance retrouvée de l’Afrique subsaharienne depuis les années 2000. La diminution des charges des Etats à la suite de la meilleure maîtrise des dépenses de fonctionnement et de l’effacement partiel de la dette a facilité, dans la plupart des pays, le paiement à bonne date des salaires de la fonction publique, l’appréciation positive des grandes entreprises étrangères sur l’environnement des affaires de leurs implantations africaines et la reprise des investissements des Etats. La conjugaison de ces divers éléments a été appuyée par les données favorables et les transformations structurelles qui ont soutenu la croissance de quelques secteurs : mines, télécommunications, banques,..

Deux principaux facteurs ont favorisé un nouvel accroissement significatif de l’endettement.

Pour le financement national ou régional, le recours des Etats aux financements privés locaux s’est intensifié sous l’effet conjoint d’une montée en puissance de l’épargne nationale, d’un renforcement des marchés financiers et d’une modification des règles de financement des déficits publics. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) par exemple, le financement monétaire des Trésors Publics par la Banque Centrale, en application de l’article 16 du Traité de l’Union, qui l’autorisait tout en le contrôlant strictement, est écarté depuis 2001. Il est remplacé aujourd’hui par l’émission publique de titres financiers à court ou moyen terme. Il en découle une plus grande flexibilité des possibilités d’endettement, dans laquelle les Etats se sont engouffrés, et le poids des titres publics sur les marchés monétaire et financier a considérablement augmenté, suivant la voie tracée dans les pays d’Afrique anglophone. La création en 1998 dans l’UEMOA de la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) a fourni un cadre approprié à cette expansion. Après des débuts difficiles, la BRVM a démontré la profondeur des gisements d’épargne dans la zone. Les Etats sont vite devenus les principaux émetteurs et leur part dans le compartiment obligataire est aujourd’hui très largement majoritaire, générant ainsi des risques d’assèchement du marché à des fins autres que celles pour lesquelles il avait été créé.

L’endettement extérieur, quant à lui, reprend progressivement un poids relatif croissant. L’effort considérable requis en matière d’infrastructures et d’équipements divers amène les Etats à rechercher toujours davantage de financements étrangers, qui sont d’autant plus facilement obtenus que l’Afrique fait moins peur et apparait même comme l’une des grandes terres d’avenir. L’appétit économique, la volonté d’influence et les moyens accrus des grands pays émergents apportent aux emprunteurs de nouvelles possibilités. Celles-ci sont jugées d’autant plus séduisantes que les aides à taux concessionnels des principales institutions d’appui au développement sont quantitativement limitées et accordées sous des conditions suspensives parfois excessivement exigeantes. Dans la période récente, le niveau exceptionnellement bas des taux d’intérêt de référence a également conduit les pays africains à se tourner vers le marché financier international et les prêteurs privés à rechercher sur le continent des emplois rémunérateurs. Plus de 10 pays africains sont ainsi venus sur le marché des Eurobonds jusqu’en 2013 et le mouvement continue puisque la Côte d’Ivoire place actuellement une émission de 500 millions de dollars US. Modestes à l’échelle mondiale, ces opérations ne sont pas négligeables pour la taille des économies concernées et peuvent comporter des risques de taux et de change notables pour des économies encore fragiles : la hausse des taux engagée aux Etats-Unis, et qui pourrait se poursuivre, témoigne de leur réalité. La gourmandise des prêteurs risque aussi de biaiser l’objectivité de leur analyse et d’encourager le financement par emprunt d’investissements d’utilité contestable.

Enfin, la pratique tant évoquée du Partenariat Public Privé (PPP) peut avoir des effets pernicieux. Censés reporter sur le secteur privé – étranger voire national – le financement de chantiers rentables, les projets conduits en PPP incluent souvent des clauses de garantie, financière ou non financière, qui introduisent des coûts futurs potentiels à la charge des Etats si les investissements ne se déroulent pas selon les prévisions arrêtées. Les assurances de trafic minimum données pour des infrastructures de transport ou de production exportée pour des opérations minières menées en joint-venture illustrent ces risques. Le danger est alors d’autant plus grand que les montants correspondants ne sont pas inclus dans la dette publique recensée et que celle-ci peut alors être systématiquement sous-estimée.

Ces problèmes potentiels ne signifient pas que le nouvel accroissement de l’endettement public doit être banni. L’accélération de la croissance économique est une priorité vitale et la marge de manoeuvre disponible pour la mobilisation de ressources grâce à la hausse du niveau d’endettement est donc particulièrement opportune. La marge de variation reste en outre confortable puisque le ratio Dette extérieure/Produit Intérieur Brut est généralement inférieur à 50%. En revanche, le souvenir d’un passé récent, tout autant que les difficultés actuellement rencontrées par plusieurs pays européens, doivent inciter les Etats africains comme leurs partenaires privilégiés à gérer avec attention cet effet de levier. Du côté des partenaires, les efforts doivent être intensifiés pour accroitre le volume des concours concessionnels et éviter l’accumulation abusive de conditions préalables décourageant les emprunteurs. L’enjeu considérable que représente le développement rapide de l’Afrique mérite cet adoucissement.

Du côté des Etats africains, il faut d’abord s’assurer du bien fondé de tous les investissements programmés et de la pertinence des procédures suivies et des intervenants choisis. Même les projets les plus incontestablement urgents, comme ceux qui visent le renforcement des capacités énergétiques, peuvent souvent être exécutés de diverses manières, à des coûts différents  et avec des intervenants de qualité variable. La réalisation d’un appel d’offres ne constitue d’ailleurs pas la panacée, comme le montrent les avatars rencontrés dans la réalisation du barrage de Kandadji au Niger ou dans certains travaux d’infrastructures ailleurs. Pour éviter au maximum les risques évoqués, les Autorités nationales ont donc avantage à  rester fidèles à quelques principes. Le premier est de construire une vision cohérente à long terme de l’avenir de leur pays, accompagnée d’un programme d’investissement ambitieux mais réaliste pour atteindre les objectifs fixés, et de tenir rigoureusement le cap ainsi défini sans succomber aux sirènes de certains investisseurs surtout soucieux de leurs intérêts particuliers. La capacité d’une mobilisation plus rapide et plus efficiente par les Départements ministériels des ressources obtenues serait aussi une contribution notable à l’utilisation optimale de celles-ci. La qualité de l’adéquation entre la nature des ressources drainées, d’une part, et l’objet et la rentabilité des investissements prévus, d’autre part, est une autre contrainte indispensable. Enfin, un élargissement de l’assiette des impôts et taxes et de meilleures performances dans leur recouvrement est une dernière piste pour desserrer les contraintes d’un endettement excessif.

A peine 25 ans après la fin des PAS, l’Afrique subsaharienne ne peut se permettre de retomber dans le piège d’une dette publique qui l’étranglerait à nouveau. Les challenges d’une croissance rapide, d’un développement inclusif et d’une création massive d’emplois sont en effet des incitations fortes à investir, y compris par l’endettement, mais aussi des contraintes si pressantes qu’elles interdisent à tous les Responsables le droit  à l’erreur.  

Paul Derreumaux

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Le rail au service de la « conquête de l’Afrique de l’Ouest » ?

Le rail au service de la « conquête de l’Afrique de l’Ouest » ?

Le rail a été, depuis les indépendances, le mal-aimé des investissements soutenus par les grandes institutions de financement et les exemples de réhabilitation réussie de l’existant sont peu nombreux. Le projet de Boucle Ferroviaire en Afrique de l’Ouest, qui inclurait près de 1200 kms de voies nouvelles, pourrait changer la donne si les conditions difficiles de son succès sont bien remplies.

Près de 50% des pays d’Afrique subsaharienne possèdent une voie ferrée en activité. Pourtant, les investissements qui seraient nécessaires sont souvent écartés: trop cher, mauvaise qualité du service offert et trop d’exemples de gestion désastreuse générant des charges très lourdes pour les Etats. Victimes de cet ostracisme vis-à-vis du rail, les compagnies ferroviaires africaines se sont de plus en plus délitées dans la plupart des pays. Les Programmes d’Ajustement Structurel (PAS) et le ralentissement de la croissance économique ont accéléré ce phénomène.

Pendant la décennie 1990/2000, quelques institutions – Banque Mondiale, Agence Française de Développement, Banque Européenne d’Investissement – ont aidé, trop modestement, à la restructuration de diverses compagnies nationales. La solution la plus fréquemment retenue a été celle de la privatisation, sous des formes variées, de l’exploitation des lignes existantes : plus des deux tiers des sociétés ferroviaires du continent fonctionnent maintenant selon ce schéma. Ces changements ont certes amélioré sensiblement le fonctionnement et la productivité des compagnies, accru le trafic transporté et redressé la qualité des prestations offertes. Toutefois le bilan global demeure incertain : en particulier, l’équilibre recherché entre les gestionnaires et les Etats concédants est souvent imparfait tandis que les investissements nécessaires ont été rarement effectués au niveau requis. Malgré ces efforts, le rail a vu sa place relative reculer par rapport à la route. A ce jour, l’Afrique demeure encore la partie du monde où la densité de trafic ferroviaire est la plus faible.

La partie n’est toutefois pas jouée et des arguments renforcés plaident aujourd’hui pour le chemin de fer. La réduction possible de la facture énergétique est un atout majeur. Le transport par voie ferrée consomme beaucoup moins de diesel que par la route. Il offre donc un avantage compétitif et une empreinte carbone réduite pour le transport de marchandises très pondéreuses sur de longues distances : la mise en exploitation de nouveaux gisements importants de divers minerais, composante essentielle de la croissance dans plusieurs pays,  justifie en conséquence cet intérêt retrouvé. Le rôle positif que peut jouer le chemin de fer sur le développement agricole, la création d’emplois et l’aménagement du territoire renforce les avantages possibles du rail.

Sur cette base, les actions de réhabilitation se poursuivent sur divers sites ou continuent à être à l’étude. Elles portent cependant presque toujours sur les sociétés et les lignes existantes, en cherchant à améliorer leur fonctionnement et à densifier leur trafic. La situation respective du transport ferroviaire au sein du continent ne s’en trouve donc guère modifiée : l’Afrique australe est de loin la mieux dotée en lignes ; les chemins de fer du Gabon et du Cameroun restent en tête pour le trafic comme pour la productivité.

Mal placée jusqu’ici, l’Afrique de l’Ouest francophone pourrait bien révolutionner ce secteur.

Le projet de Boucle Ferroviaire, initié par le Niger en novembre 2011, vise en effet la mise en place d’une voie ferrée continue sur le parcours Cotonou/Niamey/Ouagadougou/Abidjan. Traversant quatre pays, long de plus d’environ 3000 kms, ce projet se caractérise surtout par deux ambitions hors du commun. D’abord, il comprend, outre l’amélioration de quelque 1800 kms de lignes actuelles, la construction de près de 1200 kms de voies nouvelles : elles concerneront au premier chef le Niger, qui n’a jamais connu de voie ferrée sur son sol. Cet ajout, le plus long réalisé depuis longtemps sur le continent, contribue au gigantisme de l’investissement dont l’enveloppe actuellement prévue dépasse déjà 4,3 milliards de dollars. La seconde originalité majeure du chantier est son caractère pluri-étatique, puisqu’il associe quatre pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Ceci donne bien sûr tout son sens à cet investissement ferroviaire qui concernerait donc plus de soixante millions d’habitants et une part prédominante de l’Union, pouvant notamment profiter à plusieurs projets miniers et intéressant sur son chemin de nombreuses entreprises. En revanche, la nature transfrontalière accroit sensiblement les difficultés d’ordre légal, administratif, organisationnel, fonctionnel de la future compagnie qui gèrera ce qui pourrait s’appeler le TransOuestAfricain. En Europe, la mise en place de lignes intéressant deux  nations, en dépit de l’expérience désormais acquise dans de tels projets, montre bien les grandes difficultés d’une telle situation..

Malgré ces défis financiers et structurels, l’idée quitte peu à peu la virtualité et approche d’un début de concrétisation : la partie Niamey/Parakou a en effet fait l’objet d’un lancement symbolique le 7 avril au Niger et l’achèvement de cette première partie de la Boucle est annoncé pour 2016. Il est vrai que cet investissement est soutenu par la volonté farouche des Chefs d’Etat concernés, qui lui trouvent une envergure particulièrement mobilisatrice. Il évoque en effet instinctivement deux des plus grandes épopées économico-sociales du 19ème siècle: celle de la conquête de l’Ouest aux Etats-Unis, celle de la deuxième révolution industrielle en Europe. Comme dans ces deux références de légende, le projet est en partie un acte de foi et un signe de fermeté politique, et ne peut être uniquement conditionné à l’élaboration d’un « business plan » bancable. Le cas du Niger le montre bien. Après les élections réussies de 2011, les nouvelles Autorités ont lancé un programme exceptionnellement ambitieux, capable de placer le pays, en cas de succès, sur une spirale de développement sans commune mesure avec le passé. Ce programme a pour ossature quelques investissements stratégiques par leur taille, leurs effets structurants sur de nombreux secteurs et leurs résonances psychologiques. La Boucle Ferroviaire du Niger en fait partie et en est très certainement le plus emblématique par son caractère novateur et sa dimension régionale. Le pari est risqué, mais pas irréaliste. La construction des grandes lignes de chemin de fer a toujours été corrélée avec des périodes de forte croissance économique et le renforcement du secteur minier au Niger peut constituer le fondement justificateur de cet investissement. Celui-ci pourrait aussi constituer un modèle d’intégration régionale et un électrochoc de croissance.

Pour entrer dans ce cercle vertueux, le projet Ouest-Africain aura cependant à résoudre au mieux trois contraintes principales.

La première est celle d’une construction juridique et administrative solide et appropriée. Le bon fonctionnement d’une société ferroviaire exige en effet déjà une pleine maîtrise de nombreux aspects : juridiques, financiers, fonciers, techniques, sécuritaires, concurrentiels,…  Dans le cas spécifique de ce chantier multi-Etats s’y ajoutent d’importantes données supplémentaires. Elles sont notamment liées à l’adoption d’un cadre légal unifié s’imposant aux règles nationales pour éviter les contestations ou les blocages futurs, ainsi qu’à la mise en place de structures plurinationales décisionnelles suffisamment autonomes pour assurer une activité sans heurts de la future société. 

Une deuxième exigence a trait à l’obtention de financements appropriés. Les projets ferroviaires se caractérisent à la fois par le volume considérable de leurs investissements et leur rentabilité directe faible et de long terme. Ils imposent donc d’abord un effort d’autofinancement important de la part d’Etats sollicités de toutes parts et aux moyens financiers souvent limités.  La mobilisation du maximum possible de ressources publiques concessionnelles est aussi une condition sine qua non. En la matière, la présence au « tour de table » des principales structures publiques traditionnelles de financement sera bien sûr indispensable. Toutefois, le rôle de nouvelles grandes institutions, telles la Banque Africaine de Développement (BAD) ou la Banque Islamique de Développement (BID), sera  au moins aussi déterminant. Leur approche plus audacieuse, leur meilleure capacité à comprendre les préoccupations des pays africains, l’entrainement qu’elles peuvent exercer sur d’autres bailleurs de fonds pourraient être des facteurs clé de la faisabilité du projet

Enfin, la décision de réaliser ce chantier sous la forme d’un Partenariat Public Privé (PPP) requiert de définir avec précision les droits et obligations des diverses entreprises qui seront choisies pour la construction des lignes nouvelles, la réhabilitation des anciennes et la gestion des futures sociétés ferroviaires. Une attention particulière devra être portée au respect des engagements de financement des partenaires privés du PPP, à la plausibilité de leurs prévisions et à la prévention maximale des conflits d’intérêt entre Etats et concessionnaires. Les insuffisances relevées dans nombre d’expériences actuelles de privatisation incitent en effet à la prudence malgré les avantages que cette formule peut recéler.  La capacité des Etats à négocier des accords équilibrés et transparents sera capitale pour la réussite du projet.

Remplir toutes ces conditions ne sera pas chose aisée et le pari ainsi lancé par quatre des Chefs d’Etat de l’Union est particulièrement audacieux. Il est cependant l’exemple même des investissements qui peuvent changer en profondeur le visage de l’Afrique autant que le rythme et le contenu de sa croissance économique. A ce titre, il mérite pleinement que toutes les énergies soient mobilisées pour le succès de cette initiative. Celle-ci pourrait alors faire des émules et d’autres projets ferroviaires sortiraient peut-être de leurs cartons, amplifiant l’effet d’entrainement de cet investissement pionnier.

Paul Derreumaux

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Afrique subsaharienne : le point manquant de croissance enfin au rendez-vous ?

Afrique subsaharienne : le point manquant de croissance enfin au rendez-vous ?

Les Etats d’Afrique subsaharienne s’enorgueillissent avec raison d’avoir renoué avec la croissance depuis plus d’une décade. Les taux actuels de progression restent cependant insuffisants pour une augmentation suffisamment rapide du produit par tête. Le point minimum de croissance manquant semble en revanche aujourd’hui à portée de main si certaines conditions sont remplies.

Le bilan économique des années 2000/2013 tranche très positivement en Afrique subsaharienne avec celui des deux décennies précédentes, comme le soulignent eux-mêmes les tuteurs et les partenaires du continent. Sur la dernière période, le Produit Intérieur Brut (PIB) a en effet augmenté annuellement en moyenne de 5%. Le progrès que traduit ce chiffre peut également s’apprécier par quelques autres indicateurs, tels notamment la nette réduction de la dette publique extérieure et une meilleure maîtrise de l’inflation. De plus, même si cette hausse du PIB est bien sûr variable selon les pays, leurs avantages naturels et leurs politiques économiques, elle a touché peu ou prou l’ensemble du sous-continent, à l’exception des quelques rares nations restées en état d’instabilité politique permanente sur cette longue période.

Une analyse plus fine montre en revanche une situation moins enthousiasmante. Ramenée au PIB par habitant, la progression est ramenée à un taux qui dépasse rarement 2% sur la décade écoulée. Un faible nombre des pays concernés étant à court terme sur la voie de la « transition démographique », il faudra donc quelque 15 ans pour que ce produit par tête progresse d’environ 35% et plus d’une génération pour qu’il double. Deux principales raisons expliquent sans doute la difficulté avec laquelle ce rythme de croissance économique a été dépassé. D’abord, la progression observée s’appuie essentiellement sur quelques secteurs devenus performants et faisant l’objet de lourds investissements: mines, télécommunications, banques, infrastructures. De nombreux pans d’activité sont souvent restés à l’écart des transformations récentes, telles l’industrie ou l’agriculture, comme le montre bien pour cette dernière le maintien d’une forte dépendance des taux annuels de variation par rapport à la situation climatologique. En second lieu, les pays subsahariens demeurent caractérisés par d’importantes faiblesses structurelles, en particulier du côté de leurs administrations et de leurs politiques économiques. Les dossiers à gérer sont de plus en plus nombreux et complexes : la mise en œuvre rapide de profondes réformes imprimant un changement des priorités,  des modes d’action et des mentalités est donc indispensable. Cet aspect n’a été que rarement jusqu’ici la préoccupation majeure des dirigeants. Au contraire, on constate souvent un recul de l’efficience des Etats : la corruption, le clientélisme, l’approche clanique, la faible attention portée aux résultats obtenus ont en effet plutôt gagné du terrain et favorisent un  statu quo globalement pénalisant mais favorable à des minorités. Ce n’est donc pas un hasard si les secteurs les plus efficients, cités ci-avant, sont les moins dépendants des contraintes locales, grâce aux réglementations strictes, plus ou moins reliées à des normes internationales, qui les régissent, ou au poids essentiel qu’y jouent de puissantes sociétés étrangères.

Dans les toutes dernières années, certains pays ont réussi à dépasser assez régulièrement ces 5% annuels et à atteindre le seuil de 6% de croissance de leur PIB. Des nations aussi diverses que l’Angola ou  l’Ethiopie, le Burkina ou le Mozambique, le Nigeria ou la Tanzanie se sont ainsi illustrées depuis 2010. Quelques-unes sont même régulièrement citées comme des « lions» africains dont la croissance économique, parfois supérieure à 8%, avoisine les records établis par quelques grands pays devenus émergents. Les motifs de cette nouvelle récente poussée sont variables, et parfois accidentelles en raison d’un rattrapage après des années de guerre ou de crise comme au Libéria ou en Sierra-Léone. Mais les facteurs purement économiques semblent prendre de l’ampleur. Trois d’entre eux paraissent essentiels : le poids du secteur minier et pétrolier, qui a gardé ces dernières années un niveau d’activité et de prix satisfaisant ; l’importance et le caractère judicieux des investissements en infrastructures, qui soutient immédiatement l’augmentation du PIB et améliore à terme la compétitivité de l’ensemble des secteurs ; enfin, l’insertion du pays dans une zone d’intégration économique, et si possible monétaire, qui facilite l’expansion des marchés et favorise la croissance des entreprises les plus performantes dans une compétition plus vive. Ces éléments sont rarement tous réunis, surtout de façon durable. Mais la corrélation entre l’intensité et la permanence de leur présence, d’une part, et la vigueur de la croissance, d’autre part, est certaine et forte.

Ce pas en avant supplémentaire pourrait s’étendre à un nombre plus large de pays si ces données montent en puissance. La Banque Africaine de Développement (BAD) ne s’y trompe pas et son Président a récemment appelé à ce que ce « point de croissance » supplémentaire soit rapidement la norme.

Il parait en outre possible dans certains cas d’aller plus loin sans tarder et de viser une progression annuelle du PIB de 7%. Le Nigéria, « locomotive » actuelle du continent africain, devrait atteindre ce  seuil en 2014 pour la deuxième année consécutive. Il en serait de même pour la moyenne réalisée par les huit pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), notamment grâce à la vive impulsion de la Côte d’Ivoire, après les 6% déjà observés dans l’Union en 2013. A l’échéance de quelques années, les prévisions dominantes sont toujours optimistes puisqu’on annonce que 13 des 25 pays qui croitront le plus vite d’ici 2017 seront subsahariens avec des taux minimaux annuels de progression de 7% (1).

Ce saut quantitatif mérite de devenir un objectif essentiel pour le continent: avec un taux de croissance annuel du PIB de 7%, il faudrait en effet deux fois moins de temps, soit à peine 15 ans, pour que le revenu par habitant double, toutes choses étant égales par ailleurs, ce qui aurait des effets de première importance pour tous les citoyens. Un tel résultat implique cependant de lourdes contraintes.

Il faut d’abord que se prolongent les facteurs positifs qui ont été à l’œuvre ces dernières années. Pour certains, tel le rôle moteur joué par un secteur minier en expansion, l’évolution de la situation économique mondiale sera déterminante : les données actuelles en la matière ainsi que la multiplication des découvertes récentes de nouveaux gisements en Afrique autorisent un optimisme mesuré sur ce point. Pour les autres, le continent tient en ses mains les principales clés de la pérennité de cette embellie. Il lui faut notamment redoubler d’efforts pour le renforcement de ses capacités énergétiques tout en poursuivant l’amélioration de ses infrastructures de transport et urbaines. Il peut aussi approfondir la coopération et l’intégration régionales au sein des Unions déjà existantes afin de réaliser des économies d’échelle, d’éviter les double-emplois, d’harmoniser les réglementations et les politiques et d’insuffler davantage l’esprit d’appartenance à une même communauté globale, autant d’orientations qui seront des facilitateurs pour la création de valeur économique et de progrès social. Le discours intègre déjà partout cette approche ; les actes le font souvent moins fort et moins vite en beaucoup d’endroits.

Si l’Afrique subsaharienne a besoin de ces accélérateurs pour gagner en rythme de croissance, elle doit aussi desserrer les deux freins majeurs, cités plus haut, qui ralentissent son évolution. La consolidation en force et en productivité de secteurs essentiels, et en particulier de l’agriculture, est un de ces pré-requis. Les actions conduites sont nombreuses et l’appui des partenaires techniques et financiers, institutionnels ou non gouvernementaux, souvent déterminé et bien-fondé. Cependant, les meilleures initiatives sont en général trop dispersées et à trop petite échelle, et manquent souvent cruellement de la priorité du soutien public local: leur effet d’entrainement n’acquiert donc pas toute la puissance nécessaire. Les projets originaux du Burkina Faso -pôles de croissance agricole intégrés, comme à Bagré – et du Niger – l’Initiative 3N (Les Nigériens Nourrissent les Nigériens) aux modes d’action transversaux –  seront des tests très utiles de l’impact créé par un fort engagement des Autorités nationales. Car c’est bien à ce niveau que l’évolution parait la plus difficile. Le diagnostic est hélas clairement posé depuis longtemps par la quasi-totalité des praticiens du développement, et les plus hautes Autorités des Etats l’admettent généralement dans leurs discours d’investiture en promettant de vastes changements. Mais les réalisations sont rares et insuffisantes. C’est à la fois une question de volonté et de courage politique, de rythme et de profondeur de réformes, de rareté des expériences requises chez les élites administratives,  de méthodes de travail : face à ces exigences, les blocages sont généralement trop résistants..

Les Etats qui arriveront à atténuer au maximum ces handicaps seront donc les mieux placés pour gagner ce taux supplémentaire de croissance qui semble de plus en plus atteignable et qui ferait toute la différence. Ceux qui, en particulier, sauront concevoir une vision à long terme pour leurs pays, soutenue par une planification à moyen terme performante, et restaurer la fiabilité et la crédibilité d’administrations défaillantes, seront très certainement les mieux placés dans la course à la croissance. La Côte d’Ivoire, le Kenya et l’Ethiopie pourraient faire partie de ces heureux élus. Ceux qui, enfin, ont la chance de se trouver dans une Union régionale solide et allant de l’avant, dans laquelle se trouverait une nation dominante en croissance soutenue, pourraient profiter de ces atouts même si leurs propres spécificités ne sont pas optimales : les membres de l’UEMOA ont une chance de se trouver dans cette situation.

Restera ensuite à répartir au mieux les fruits d’une croissance ainsi renforcée. Ce sera l’objet d’un autre challenge tout aussi pressant….

(1) Revue Deutsche Bank, juillet 2013

Paul Derreumaux

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Afrique Francophone : Le Maroc à l’offensive

Afrique Francophone : Le Maroc à l’offensive

Les premiers responsables des principales entreprises marocaines ont ressemblé ces jours-ci à une armée en ordre de bataille, en pleine conquête des  territoires d’Afrique francophone, et leur général était un Roi. Il sera cependant essentiel de vérifier quelles seront les retombées à moyen terme de cette grande mission marocaine et à qui elles bénéficieront.

La tournée que Mohamed VI a effectuée en Afrique de l’Ouest et Centrale du 18 février au 8 mars 2014, successivement au Mali, en Côte d’Ivoire, en Guinée et au Gabon, a une allure, une ampleur et un contenu totalement nouveaux. Elle avait certes sans doute des objectifs politiques importants : renforcement en Afrique subsaharienne de l’influence globale du Maroc, seul rescapé à ce jour d’une Afrique du Nord affaiblie et pour l’instant repliée sur le règlement de ses problèmes internes ; utilisation par le monarque de cette audience accrue pour régler plus facilement les problèmes économiques et politiques du pays ; recherche d’un rôle plus déterminant dans le règlement de questions sensibles pour les deux parties, comme celui du Nord Mali. Mais la composante économique de cette mission est peut-être plus essentielle et, dans tous les cas, plus impressionnante.

 La délégation marocaine n’a pas compté moins d’une vingtaine des chefs d’entreprises les plus emblématiques du pays, qui étaient épaulés des principaux Ministres à responsabilité économique et de conseillers du Cabinet royal. Les trois grandes banques marocaines, le secteur des assurances, la société nationale de télécommunications, la compagnie aérienne, les principales sociétés de construction et de promotion immobilière, l’industrie du ciment, l’Office Chérifien des ¨Phosphates (OCP), constituaient l’ossature de la représentation des secteurs économiques. Ce n’est pas un hasard.  Royal Air Maroc avait agi en pionnier et, depuis plus d’une décade, emplit pour une part non négligeable ses avions à destination de l’Europe et des Etats-Unis grâce aux passagers africains qu’il vient chercher par ses nombreuses dessertes africaines. Les trois banques marocaines sont devenues sur les cinq dernières années les premiers acteurs des systèmes bancaires de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) en prenant le contrôle de réseaux régionaux existants ou en rachetant in extenso les filiales d’une banque française, selon la stratégie choisie par les intervenants. Une percée de moindre ampleur a eu lieu en Afrique Centrale francophone mais devrait s’intensifier à l’avenir. En rachetant l’un des plus importants groupes régionaux d’assurances, une compagnie marocaine est devenue d’un coup incontournable en zone francophone. Maroc Télécom s’est implantée progressivement au Gabon, au Burkina Faso, en Mauritanie et au Mali et est maintenant un acteur qui compte dans la région. De manière plus diffuse, certains produits de l’agriculture marocaine se déversent de plus en plus fréquemment sur quelques pays du Sahel. D’autres secteurs sont impatients de suivre cette voie de croissance externe. Les quelques grands de la construction, qui ont réussi avec brio dans le domaine du logement, et de l’habitat social en particulier, voient dans la forte croissance de la population et des villes africaines sur les trente prochaines années une chance unique de développement d’activités actuellement moins allantes au Maroc. De puissantes industries liées à ce secteur, comme les cimenteries, sont aux aguets de telles opportunités pour les même raisons. L’OCP, géant parmi les géants au Maroc, se sent un appétit nouveau mais gigantesque pour approvisionner toute l’Afrique subsaharienne en engrais.

Toutes ces entreprises ont été représentées dans la mission royale par leurs plus hauts dirigeants, de façon que des décisions effectives de coopération puissent être ratifiées sans délai. Elles ont été rejointes à quelques endroits clés de ce voyage, comme Abidjan et Libreville, par un nombre  beaucoup plus élevé de chefs d’entreprises marocaines, ce qui a permis de tenir dans ces villes un grand forum économique. Fort de cet accompagnement solide, Mohamed VI  s’est efforcé avec succès d’être très concret. Passant de quatre à cinq jours dans chaque pays, il a littéralement labouré tous les domaines qui pouvaient répondre aux visées expansionnistes des capitaines d’industrie de son pays et s’est efforcé de  repartir à chaque fois avec des résultats tangibles. La moisson a été riche : 18 accords de partenariat et de coopération signés au Mali, 26 conclus en Côte d’Ivoire par exemple. Les domaines concernés ont été nombreux et souvent analogues. Certaines conventions sont globales et prévoient des avantages réciproques : pour l’encouragement des investissements, l’appui aux exportations, la coopération touristique, les zones industrielles, la pêche et les activités portuaires dans certains pays côtiers. Certaines couvrent des aspects sociaux ou culturels, allant d’accords-cadres pour l’enseignement supérieur et la recherche en Côte d’Ivoire à la formation des imams au Mali. Mais l’essentiel concerne des projets d’implantations d’entreprises ou d’octrois de financements : ceux-ci sont d’ailleurs souvent conclus directement entre les Etats subsahariens intéressés et les sociétés marocaines leaders des secteurs visés, sous le patronage très rapproché du roi du Maroc. Les actions surtout  mises en valeur de part et d’autre ont été celles des banques et des sociétés de promotion immobilière. Les dernières ont annoncé la construction dans chacun des quatre pays de milliers de logements sociaux, économiques et de standing – jusqu’à 10000 en Cote d’Ivoire -, mais aussi de plusieurs complexes hôteliers. Les Présidents de chacune des trois banques présentes, pour leur part, se sont relayés pour signer une pleiade de conventions de financement de grande envergure, dont une bonne part était, directement ou non, au bénéfice des Etats visités.

Stratégiquement comme tactiquement, ce voyage est donc une réussite éclatante pour le Maroc et pour son souverain. Ceux-ci ont tous deux occupé totalement l’espace médiatique des quatre pays visités durant ces vingt jours. En choisissant à chaque fois ce séjour prolongé, Mohamed VI a en effet délibérément adopté une approche différente des visites éclairs que les Présidents des premières nations du monde, France comprise, effectuent toujours en Afrique. Pour les Africains, pour lesquels le temps n’est pas une denrée rare, ce choix est très apprécié et le message est clair : à la différence de beaucoup, le Maroc ne voit pas l’Afrique comme une destination parmi d’autres mais comme une vraie priorité, De plus, l’organisation, méticuleusement préparée selon les souhaits marocains, a été spécialement efficace. Le nombre élevé des conventions signées, le large spectre et le caractère stratégique des activités choisies pour ces accords, l’importance des engagements financiers pris par les principales compagnies du royaume ont donné une impression de puissance des acteurs marocains et de confiance de leur part en l’Afrique. Ces deux aspects s’accordent parfaitement aux souhaits des Autorités des pays hôtes, avides d’investissements étrangers, pour alimenter leur croissance économique, et de considération internationale, pour rehausser leur crédibilité auprès de leur propre opinion publique. En fin stratège qu’il est, le souverain chérifien a donc bien atteint tous ses objectifs économiques et, au moins dans son pays, politiques comme semblent le montrer les commentaires émis à la suite de sa mission. La balle est maintenant dans le camp de ses grandes entreprises, auxquelles il a donné un « coup de pouce » de premier plan et qui seront ainsi très logiquement ses obligées

En Afrique subsaharienne le bilan ne peut encore être totalement tiré. A court terme, celui-ci est incontestablement positif. L’attention accordée par le Maroc – deuxième investisseur du continent dans les pays d’Afrique subsaharienne après l’Afrique du Sud – flatte les pays visités et ouvre pour ceux-ci des perspectives séduisantes d’implantation de nouvelles entreprises et de réalisation de divers investissements, et donc de soutien au développement annoncé aux populations. Celles-ci ont par ailleurs, avec leur placidité habituelle, globalement accepté la place omniprésente laissée au Maroc dans leur pays pendant près d’une semaine. A moyen terme, l’appréciation dépendra d’abord de la capacité des entreprises marocaines et de leurs filiales subsahariennes à passer des effets d’annonce à des réalités vérifiables sur le terrain et capables de produire dans des délais raisonnables tous les effets annoncés. En la matière, les « tycoons » marocains, comme bien d’autres, sont susceptibles de mettre plus de temps que prévu à concrétiser leurs projets alors que la rapidité d’exécution est décisive pour les pays d’Afrique de l’Ouest et Centrale. La déception serait alors à la hauteur de l’espoir initial suscité par cette visite en fanfare. De plus, si tous les projets prennent corps, il serait laissé peu d’espace aux entreprises subsahariennes pour conquérir une place de choix dans leurs propres pays au sein des secteurs les plus prometteurs et les plus importants, alors que la réciprocité affichée des conventions signées, qui ouvre la porte à des investissements subsahariens au Maroc, risque de rester essentiellement virtuelle.

Les accords conclus doivent donc être observés avec attention pour apprécier leur application réelle et leurs aspects positifs. Il serait toutefois injuste de faire la fine bouche. Par cette  visite inédite, le Maroc apporte un appui de premier plan à l’Afrique au moment où les besoins et les ambitions de celle-ci se multiplient grâce au retour durable de sa croissance. Cette arrivée en force d’un nouvel acteur va également permettre de faire jouer la concurrence, toujours utile pour améliorer les prestations reçues. Il appartient donc aux Autorités africaines de profiter au mieux de l’aubaine pour accélérer et renforcer le développement de leurs pays respectifs, et d’utiliser cette étape pour faire éclore sur leurs territoires de nouveaux talents et de nouvelles opportunités. Alors, ce partenariat avec le Maroc sera bien gagnant-gagnant comme annoncé.

Paul Derreumaux

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Bonnes ou mauvaises nouvelles d’Afrique : qui va l’emporter ?

Bonnes ou mauvaises nouvelles d’Afrique : qui va l’emporter ?

L’année 2013 ne s’est pas très bien terminée sur le continent. Dans tous les médias, internationaux comme locaux, les grands titres ne sont plus centrés sur la croissance résiliente du continent mais sur les guerres et les crises qui frappent certains de ses Etats. Centrafrique et Sud-Soudan, où les tensions sont devenues meurtrières et les évolutions difficilement prévisibles, font bien sûr la une des grands journaux et des télévisions. Mais dans de nombreux autres pays, la fragilité est souvent remise au premier plan. En Afrique du Sud, qui représente près de 25% du Produit Intérieur Brut (PIB) de l’Afrique et la seule nation déjà considérée comme économiquement émergente, l’après-Mandela inquiète et beaucoup se demandent comment évoluera, en économie comme en politique, la « nation arc-en-ciel ». Au Mali, la réunification effective du pays reste en butte à des obstacles de fond tandis que le redémarrage des investissements s’effectue très lentement. En Côte d’Ivoire, la politique de réconciliation nationale est jusqu’ici peu convaincante, ce qui réduit l’impact positif des réformes structurelles engagées et des grands chantiers déjà lancés. Au Niger, le taux de croissance « à la chinoise » obtenu en 2012, soutenu par les débuts d’exploitation du pétrole et la mobilisation bien structurée d’importantes ressources extérieures, n’a pas empêché une crise politique récente. Au Cameroun et au Nigéria, le terrorisme rampant perturbe toujours des parties entières du territoire des deux pays. Au Kenya, le récent attentat terroriste de Nairobi et l’épée de Damoclès du jugement du Président et de son Vice-Président par la Cour Pénale Internationale (CPI) atténuent l’attractivité sur les investisseurs de ce pays au puissant potentiel et aux bonnes performances économiques. Dans la Somalie voisine, la guérison longtemps espérée de cette nation martyrisée est encore faiblement visible. A Madagascar, il aura fallu quatre ans pour espérer une sortie de crise qui est encore incertaine.

Ces exemples pourraient encore être multipliés. De ceux-ci émergent clairement quelques conclusions générales. D’abord, la montée, maintenant admise par tous, du risque alliant terrorisme et brigandage de grand chemin : très présent dans le Sahel et sur les voies maritimes, ce danger menace d’autres pays et peut, de cette base, déborder sur l’Europe. Cette question sécuritaire vient parfois s’envenimer localement de querelles religieuses, tribales ou claniques, rendant les solutions encore plus difficiles à mettre au point. Même lorsque ces risques ne sont pas au devant de la scène, la gestion politique parait frappée par de grands handicaps : faible nombre de leaders charismatiques, désintéressés et capables de concevoir une vision à long terme du pays ; tentations fréquentes de remise en cause des constitutions nationales ; accroissement généralisé des comportements prévaricateurs de décideurs politiques et administratifs. Derrière ces faits apparait surtout la carence croissante des Etats qui ne semblent pas en mesure de choisir les priorités, et a fortiori de les assumer, d’adapter les rythmes d’action à l’urgence et à l’ampleur des problèmes posés, de remplacer les anciennes cohérences sociologiques par de nouvelles organisations mieux ajustées aux  transformations structurelles requises par le développement

Pourtant, l’embellie économique de l’Afrique depuis le début des années 2000 est une réalité incontestable et généralisée. La croissance moyenne du PIB supérieure à 5% sur la période est connue et remarquable. L’évolution positive touche la grande majorité des pays malgré de fortes diversités de situations. L’accent de plus en plus porté sur les infrastructures routières et urbaines transforme la physionomie des pays, et surtout des capitales. Deux principaux facteurs expliquent l’essentiel de cette lame de fond qui a saisi le continent. Le premier est l’amélioration significative du cadre macroéconomique dans lequel fonctionnent une grande partie des nations africaines, et notamment subsahariennes : la diminution relative des déficits budgétaires, les efforts d’accroissement des recettes fiscales, la réduction drastique du volume de dette extérieure et de son poids sur les finances  publiques, l’amélioration des termes de l’échange sur une bonne partie de la période, la meilleure pertinence des politiques suivies ont facilité une meilleure atteinte des grands équilibres, en même temps qu’ils rassuraient et encourageaient les investisseurs. Parallèlement, les vingt années passées ont été pour certains secteurs synonymes de progrès intenses et même de rattrapage vis-à-vis des pays développés. C’est notamment le cas des télécommunications, où les taux de pénétration du téléphone mobile atteignent aujourd’hui près de 60% en moyenne, et des banques, où le dynamisme et la bonne santé du système bancaire subsaharien sont unanimement salués. C’est aussi le cas des productions minières et énergétiques, pour lesquelles sont intervenues de nombreuses découvertes et ont été réalisées de lourds investissements, soutenus notamment par la forte demande de grands pays émergents. La construction dans certains pays d’importantes infrastructures a constitué un autre moteur de la croissance observée, en même temps qu’elle portait à un bon niveau le bâtiment et les travaux publics. Ces diverses composantes de l’activité ont bien résisté à la crise financière majeure de 2008 et aux multiples facettes de la crise économique internationale qui ont suivi. D’autres aspects positifs pourraient être évoqués : progressive montée en puissance d’un secteur privé apportant plus d’efficacité et de dynamisme, même dans sa partie informelle qui reste dominante ; augmentation sensible des revenus moyens d’une frange de la population – cadres salariés, entrepreneurs individuels – qui modifie les niveaux et les modes de consommation ; vive poussée de l’urbanisation, qui facilite la couverture en équipements publics minimaux d’une plus grande partie de la population.

Ces moteurs de l’activité économique en Afrique devraient continuer à tourner à bon régime durant les prochaines années au vu des plans de développement qu’affichent les Etats et les  groupes concernés et de la vive concurrence qui aiguise les efforts de chacun. D’autres secteurs devraient voir leur niveau d’activité se renforcer à bref délai : dans l’hôtellerie par exemple, les projets d’implantation se multiplient, tant de la part de chaines internationales que de groupes africains ; les assurances, la production de ciment, la grande distribution comptent aussi parmi les domaines où se profilent des opérations d’expansion géographique. La rencontre de besoins considérables sur des plans très divers, d’un plus grand intérêt de beaucoup d’investisseurs pour le continent et du dynamisme des secteurs privés locaux, encore embryonnaires mais en essor constant, peuvent ensemble alimenter durablement le taux de progression des économies africaines.

Toutefois, en raison de la forte poussée démographique, ces améliorations amènent une évolution encore modeste et insuffisante du produit net par habitant. Pour accélérer la hausse de cet indicateur et imposer plus solidement la croissance économique africaine face aux dangers qui la menacent, plusieurs transformations majeures s’imposent à bref délai. L’une a trait à l’agriculture qui doit absolument devenir un enjeu prioritaire : il faut à la fois en améliorer  les performances et la productivité, réduire ses déperditions, mieux la sécuriser par rapport aux changements climatiques : au Niger, les mauvaises conditions météorologiques de 2013 ont ainsi entraîné un recul de la production agricole et une division par deux du taux de croissance global par rapport aux prévisions. Un deuxième centre d’intérêt privilégié doit être l’effort considérable à mener, quantitativement et qualitativement, en termes d’éducation et de formation professionnelle : il conditionne l’accroissement des chances de chacun dans une société en mutation et la capacité des pays à fournir des demandeurs d’emploi aptes à occuper les postes requis par les nouveaux secteurs porteurs de l’économie. Faute de cette action de masse, le chômage, déjà très présent, pourrait  devenir un péril socialement insupportable. Un troisième défi est celui du renforcement des capacités énergétiques, très déficitaire en de nombreux endroits par rapport aux besoins de l’économie comme à ceux des populations. Une quatrième orientation doit être d’accentuer au maximum les orientations et les mesures d’intégration régionale : celles-ci  accroissent les synergies, et donc les économies et l’efficacité, protègent mieux les pays membres, grâce à la pression commune, contre les risques de crise ou de corruption, et favorisent le lancement de projets majeurs : l’avancée progressive vers une union monétaire dans l’East African Community et le chantier de Boucle Ferroviaire en Afrique de l’Ouest en sont deux illustrations.

Si ces sujets reçoivent rapidement une réponse adéquate, l’Afrique a de bonnes chances de voir ses atouts triompher progressivement des handicaps qui persistent ou la menacent. La capacité d’imagination et d’innovation pour trouver des solutions efficaces aux maux qui la minent, telle la faiblesse dramatique de nombreux Etats assumant difficilement toutes les responsabilités qui leur incombent, sera décisive dans ce combat pour le développement. Dans celui-ci, il est probable que les nations progresseront en ordre dispersé et que certaines, mieux organisées ou déjà plus puissantes, avanceront en éclaireurs, ouvrant la voie à d’autres qui pourraient les suivre à quelque distance.

Paul Derreumaux

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Afrique du Sud ou Nigéria ?

Afrique du Sud ou Nigéria : qui pourrait être le leader en Afrique ?

Dans une Afrique en mouvement, tout le monde n’avance pas au même rythme et ne dispose pas des mêmes forces. Dans cette compétition, le Nigéria et l’Afrique du Sud semblent à ce jour les mieux placés pour devenir le leader continental  et, de façon feutrée, commencent à s’affronter pour tenir ce rôle. Cette concurrence, au résultat fort indécis, amène de toute façon une émulation utile à tous.

Il est d’abord remarquable que les deux économies les plus puissantes du continent soient aujourd’hui celles de deux Etats d’Afrique subsaharienne. Cette primauté est récente. Le Produit Intérieur Brut (PIB) du Nigéria devance en effet celui de l’Egypte depuis 2010  et s’installe désormais derrière celui de l’Afrique du Sud : avec respectivement 371 et 318 milliards de dollars US à fin 2012, ces deux géants représentent ensemble près de 45% du PIB des 55 pays d’Afrique, et l’écart avec l’Egypte s’est creusé par suite des difficultés économiques nées du « Printemps arabe ».

Outre cette puissance inégalée sur le continent, Afrique du Sud et Nigéria ont en commun des richesses naturelles de grande ampleur –en particulier or, diamant et platine pour la première et pétrole pour le second- pour lesquelles ces nations sont au premier rang sur le continent mais aussi au niveau mondial. De même, leur économie est fortement diversifiée et comprend notamment un système industriel développé, spécialement en Afrique du Sud où il bénéficie d’une ancienneté et d’une sophistication souvent comparables à ceux des pays du Nord. Derrière ces ressemblances s’observent de nombreuses différences. En matière de système bancaire, l’Afrique du Sud est un monde à part et citée comme un modèle de solidité: ses quatre principales banques cumulent à elles seules plus de 35% des actifs du système bancaire africain et sont les seules du continent à pouvoir être comparées aux plus grandes institutions mondiales ; elles sont les fers de lance d’un appareil financier concentré dans ses acteurs mais diversifié dans ses modalités de financement de l’économie nationale. Au Nigéria, le système bancaire, longtemps peu crédible, a été brutalement assaini à partir de 2005, grâce à l’action musclée, à deux reprises successives, de la Banque Centrale qui a notamment provoqué une diminution drastique du nombre de banques agréées. Désormais reconnues comme fiables, appuyées par la présence de nombreuses institutions financières spécialisées, les banques nigérianes restent cependant loin derrière celles d’Afrique du Sud. En outre, engagées dans une politique de croissance externe depuis près de dix ans, elles n’ont pas effectué une percée continentale à la hauteur de leur surface financière – à l’exception de Ecobank au statut ambigu de banque à capitaux essentiellement nigérians mais ayant son siège à Lomé – alors que les banques Stanbic et Absa d’Afrique du Sud disposent de larges réseaux bien établis en Afrique de l’Est et Australe.

Pour les autres secteurs d’activité, le système économique nigérian, malgré sa consistance et sa diversification, reste globalement moins sophistiqué et réputé pour sa qualité que celui d’Afrique du Sud. Celle-ci compte dans plusieurs secteurs des champions qui ont essaimé leurs implantations dans de nombreux pays africains et ont même une taille mondiale : compagnies d’extraction aurifère, télécommunications, compagnie d’aviation, brasseries, grandes sociétés  de commerce de détail, hôtellerie, services divers. Au Nigéria, seules les performances de l’industrie cinématographique de Nollywood et des compagnies de nouvelles technologies ont acquis cette réputation internationale.

L’histoire de l’Afrique du Sud explique sans doute pour l’essentiel cette avance du pays. Institué en dominion fortement autonome en 1910, celui-ci a eu 100 ans pour construire une économie solide et fortement inspirée du modèle européen. L’isolement forcé dans lequel il s’est trouvé par suite de la politique d’apartheid a de plus forcé les entreprises à se fortifier dans tous les secteurs et à satisfaire le marché intérieur. L’entrée dans le régime démocratique en 1984 n’a pas profondément modifié le régime économique, resté essentiellement libéral. L’Afrique du Sud est à ce jour le seul pays africain reconnu parmi les grands pays émergents : les « BRICS ». Au Nigéria, l’économie a été très largement dominée dès l’indépendance en 1960 par le secteur pétrolier. La puissance de celui-ci a cependant généré, outre une corruption de grande ampleur à l’origine de nombreuses crises politiques, souvent violentes, un fort « syndrome hollandais » qui s’est longtemps traduit par la faiblesse de beaucoup d’autres activités, notamment agricoles.

Dans les cinq dernières années, le Nigéria a rattrapé une partie de son retard : avec ses 170 millions d’habitants, le pays le plus peuplé d’Afrique, qui occupera le troisième rang dans la population mondiale dès 2050 (1), exerce en effet une attractivité exceptionnelle par la taille de son marché et les potentialités de son économie. Il figure donc parmi les pays les plus prisés pour les Investissements Directs Etrangers (IDE) et enregistre un des taux de croissance du PIB les plus élevés du continent. Présenté comme l’un des plus probables membres de la nouvelle génération à venir des pays émergents, son PIB approche désormais 85% de celui de la République Sud-Africaine. Malgré ce rapprochement des économies, le passé différent des deux nations explique pour une bonne part le maintien de fortes divergences dans leurs orientations majeures : tournée vers le marché intérieur et, accessoirement, vers l’Afrique de l’Ouest et Centrale pour le Nigéria ; davantage focalisée sur l’Afrique de l’Est et Australe et, surtout, sur l’international pour l’Afrique du Sud.

Pour les indicateurs par habitant, le tableau est moins favorable pour le challenger : avec un revenu moyen par habitant proche des 1800 USD, la situation du Nigeria reste plus de quatre fois inférieure à celle de l’Afrique du Sud, illustration conjointe du développement plus ancien mais aussi de la transition démographique déjà effectuée de la seconde. En termes d’indicateurs sociaux, l’écart est moins tranché: certes, l’Afrique du Sud est mieux placée pour le taux d’alphabétisation, qui y approche 90%, et l’indice onusien du Développement Humain, pourtant encore médiocre, mais les espérances de vie moyennes sont presque identiques. Dans les deux pays, les inégalités sociales sont criantes et les quartiers huppés de  Victoria Island à Lagos et de Sandton ou Melrose à Johannesburg ne sont que des ilots de luxe au milieu de la masse des bidonvilles et townships. En Afrique du Sud, en particulier, la politique du Black Empowerment n’a concerné qu’une infime minorité de Noirs sans changer significativement la condition du plus grand nombre et, si les deux pays comptent les deux hommes les plus riches du continent, ils sont aussi recensés parmi ceux où la pyramide de distribution des richesses et des revenus est la plus  inégalitaire.

En matière politique, les deux nations sont bien en compétition. Celle-ci s’exprime d’abord au niveau des organisations régionales et des politiques de coopération/intégration/conciliation qui y sont promues. L’Afrique du Sud domine la Southern African Development Community (SADC) et le Nigéria la Communauté Economique Des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). A travers elles, les deux pays s’efforcent de peser, avec un succès variable, sur le règlement des conflits nationaux relevant de leur zone d’influence : Cote d’Ivoire, puis Mali et Centrafrique à l’Ouest ; Madagascar dans la SADC. Le Nigéria pousse aussi, avec difficulté, à une intégration monétaire de la CEDEAO qui donnerait au naira un rôle dominant et renforcerait son économie. L’Afrique du Sud, bien positionnée à l’Union Africaine, siège au G 20 mondial et cherche  à être le premier Etat à représenter durablement l’Afrique aux Nations Unies. Tous ces efforts sont cependant contrecarrés par les graves difficultés vécues de l’intérieur. Les Autorités Nigérianes doivent notamment affronter en même temps les terroristes de Boko Haram dans le Nord et une corruption à grande échelle qui touche tous les secteurs, et notamment l’exploitation pétrolière. Les dirigeants Sud-Africains sont en butte à une fuite importante de la main d’œuvre la plus qualifiée, qu’ils n’arrivent pas à endiguer, à des tensions sociales persistantes dans le secteur clé des mines et au ralentissement durable de leur économie. Les toutes prochaines élections dans les deux pays sont marquées par la même incertitude en raison du changement normalement obligatoire du principal dirigeant.

Cette mise en parallèle, tant économique que politique et sociale, du Nigéria et de l’Afrique du Sud, ne met donc pas clairement en évidence que l’un des deux champions actuels de l’Afrique est appelé à prendre rapidement l’ascendant sur l’autre. Chacun doit soigner des faiblesses aussi sérieuses que ses atouts sont solides. Le dynamisme actuel supérieur du Nigéria reste fragile et n’efface pas encore l’avance incontestable de l’Afrique du Sud dont les ressorts de croissance semblent érodés. Aucun ne devrait donc s’imposer vraiment dans les deux prochaines décennies même si chacun arrive à renforcer son empreinte dans sa zone d’influence respective. Pendant cette période, quelques outsiders pourraient apparaitre ou revenir dans la course en tête : l’Egypte, si elle règle sa fracture actuelle ; l’Algérie, si elle sait mieux profiter de sa formidable rente pétrolière ; le Maroc si sa stratégie offensive d’alliances subsahariennes sait tenir compte des exigences locales ; une Afrique de l’Est unie emmenée par le Kenya ; une Afrique francophone de l’Ouest revivifiée et solidement alliée avec le Ghana. La bataille promet d’être passionnante au fur et à mesure que les appétits s’éveilleront. Elle montre dans tous les cas que l’Afrique n’a plus le visage des anonymes et veut s’inscrire au rang de ceux qui construisent le monde de demain. Même si le chemin en est encore très long, difficile et incertain, il faudra reconnaitre à l’Afrique du Sud et au Nigéria d’en avoir ouvert  la voie au nom de l’Afrique subsaharienne.

(1) L’Afrique du Sud n’est actuellement qu’à la cinquième place sur le continent avec quelque 50 millions d’habitants.

Paul Derreumaux

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L’Afrique de l’Ouest francophone

L’Afrique de l’Ouest francophone en pole position ?

Dans une Afrique subsaharienne qui semble désormais bien ancrée dans le développement économique, la partie francophone de l’Ouest apparait souvent comme moins dynamique et moins bien lotie en termes de résultats. Pourtant, ses atouts actuels pourraient la placer rapidement en position plus avantageuse, surtout si elle parvient à réaliser quelques réformes majeures.

Pour l’Afrique subsaharienne, la globalisation des données économiques a une valeur limitée en raison de la mosaïque qui résulte de l’existence des quelque 50 nations qui la composent.  Certes, l’embellie constatée depuis le début des années 2000, et maintenant ressassée à longueur de conférences, touche plus ou moins tous les pays et rassure donc sur une réelle tendance de fond. Toutefois, pour les économistes comme pour les voyageurs, les réalités sont multiples. Deux d’entre elles ont fortement marqué les dernières années passées : l’Afrique de l’Est anglophone apparait plus ouverte aux réformes et plus performante ; dans l’Afrique francophone, la zone Centrale a davantage d’atouts naturels pour alimenter sa croissance

La position moins privilégiée de l’Afrique de l’Ouest francophone au plan économique a été aggravée par les évènements politiques qui ont frappé ces dernières années plusieurs de ses membres: coup d’Etat au Niger ; guerre civile meurtrière en Côte d’Ivoire ; coup d’Etat et guerre au Mali. De 2009 à 2012, le Kenya a ainsi vu son Produit Intérieur Brut (PIB) croitre de 15% de plus que celui de la Côte d’Ivoire, leader de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), et son PIB par habitant, calculé en termes de Parité de Pouvoir d’Achat (PPA), est passé devant celui du citoyen ivoirien.

Pourtant, quatre facteurs devraient notamment être plus favorables à l’UEMOA sur la période qui s’ouvre.

Le premier est une meilleure stabilité politique, condition permissive essentielle d’un développement durable et inclusif. Aucune élection majeure n’interviendra dans la zone avant fin 2015 et il est probable que les dispositifs constitutionnels actuels seront partout sauvegardés. Dans plusieurs cas, de nouveaux dirigeants, ayant une vision claire et volontariste du destin possible de leur nation et de leur peuple, sont en place et ont une chance raisonnable d’être réélus. Les différents évènements dramatiques récents ont conduit à une présence de longue durée de forces militaires régionales et internationales : celles-ci pourraient empêcher plus efficacement le retour à de graves turbulences, et surtout une résurgence forte du terrorisme, ennemi déclaré du développement.

Le second est la multiplication récente d’importantes nouvelles découvertes minières et pétrolières dans l’Union: or au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire et au Mali; charbon au Niger; pétrole au Bénin, en Côte d’Ivoire et au Niger; uranium au Niger et sans doute au Mali ; zinc au Burkina Faso, zircon au Sénégal,…. Le niveau élevé des cours mondiaux et la vigueur de la demande font que, à la différence de situations passées, ces gisements devraient être mis en exploitation rapidement, ce qui contribuera à une vive poussée des investissements puis des recettes publiques et des exportations. En même temps, attentives aux effets négatifs du syndrome hollandais déjà observé ailleurs, les Autorités nationales tendent à veiller davantage à un meilleur impact de ces investissements sur l’essor d’autres secteurs ou des entreprises nationales, et sur le niveau et l’affectation des recettes publiques.

Le troisième réside dans la priorité accrue donnée à la construction d’infrastructures. Le secteur des télécommunications a montré la voie grâce à quelques grands groupes privés qui ont amené l’Union aux standards moyens du continent. Dans les infrastructures routières et urbaines, les chantiers se sont intensifiés. On circule désormais par route bitumée de Dakar à Maradi et de Cotonou à Agadez. Abidjan construit son troisième pont, Niamey ferait bientôt de même, Bamako pense au quatrième. La future Boucle Ferroviaire régionale, initiée par le Niger mais intéressant quatre Etats voisins, sera un puissant catalyseur de croissance économique et d’aménagement du territoire. Outre leur forte contribution au PIB, ces projets changent la physionomie des capitales, réduisent l’enclavement de nombreuses régions, favorisent la croissance de la production et des échanges. Le secteur énergétique, souvent défaillant, pourrait réduire son retard si les ouvrages en cours ou projetés sont mis en production dans les délais : barrages hydroélectriques en Côte d’Ivoire, au Mali et au Niger, centrales thermiques au Sénégal et au Niger, grande unité de biomasse en Cote d’Ivoire.

Enfin, la solidité des institutions et du fonctionnement de l’UEMOA, l’avancée dans l’intégration des Etats, de leurs économies et de leurs politiques économiques, l’existence d’un espace financier unifié et d’une monnaie commune, la résilience de l’Union face aux crises nationales soutiennent la croissance dans la région. Prises ensemble, elles introduisent un cadre global cohérent et contraignant qui oblige chaque Etat membre à améliorer sa gouvernance, et constituent pour les entreprises une puissante incitation à l’expansion des affaires, et donc des investissements.  Certes, les insuffisances sont encore nombreuses et les progrès pourraient être plus rapides. Mais aucun retour en arrière ne semble constaté et l’UEMOA sert plutôt de référence sur le continent.

Ces éléments expliquent  pour une bonne part le fait que la progression du PIB de la zone, supérieure à 6% en 2012 et, sans doute, en 2013, atteindrait selon diverses estimations 7% en 2014, avec une inflation toujours maîtrisée. Pour les raisons évoquées ci-avant, ce rythme pourrait également s’afficher au moins en 2015. Pourtant, en raison de la forte poussée démographique qui va se prolonger, il faut aller au-delà. Pour gagner chaque année les 1 à 2% qui feront la différence à moyen terme, au moins trois mutations semblent indispensables.

La transformation la plus urgente et la plus pertinente est celle qui contrera la faible efficacité, voire la défaillance, croissante des appareils d’Etat et des secteurs publics. Leur poids et leur influence, nettement plus lourds en zone francophone, rendent ici cet aspect spécialement névralgique. Les actions parfois menées au plus haut niveau en termes de planification et d’assainissement sont largement perturbées par l’inertie destructrice d’une partie de l’administration, la voracité d’une corruption étendue et la mauvaise adaptation fréquente des lois et règlements aux données locales, qui multiplie les occasions de passe-droit. Les seules solutions seront une moindre présence du secteur public dans la sphère productive, l’amélioration rapide et multiforme du climat des affaires, le renforcement de la transparence et de la diligence dans les décisions administratives et judiciaires, l’inculcation d’une culture du mérite dans la fonction publique. L’Etat doit être fort mais juste, rigoureux mais non prédateur, incitatif plutôt que répressif.

Une deuxième priorité est celle d’un secteur primaire plus moderne et plus productif, dans les cultures de rente autant que dans l’agriculture vivrière et dans l’élevage : sa consolidation aurait des conséquences très positives sur la régularité du taux de croissance comme sur l’amélioration de la sécurité alimentaire des populations. Les transformations exigées sont cependant à la fois techniques, organisationnelles et mentales, et demandent donc temps et persévérance : les engagements pris en la matière après la crise alimentaire de début 2008 n’ont pas été respectés. Des actions prometteuses sont entreprises comme l’« Initiative 3N » au Niger, qui vise surtout les productions vivrières et s’illustre par le caractère transversal de sa démarche, ou les « Pôles de croissance intégrés » au Burkina-Faso, qui ciblent le développement équilibré de vastes périmètres, basé sur l’agriculture. Elles sont à multiplier. On peut aussi imaginer que l’Union elle-même promeuve un grand projet régional, telle l’exploitation maximale de l’immense delta de l’Office du Niger, qui rentabiliserait les importantes installations existantes et provoquerait une poussée de la production agricole au niveau communautaire. Le secteur primaire jouerait alors un rôle moteur du développement global, comme il l’a fait sous d’autres cieux ou précédemment en Côte d’Ivoire.

La troisième doit concerner le binôme éducation-formation. Les statistiques encourageantes sur l’accroissement du taux de scolarisation sont en partie virtuelles en raison de la faible qualité moyenne des enseignements de base et secondaire dans beaucoup d’établissements, publics comme privés. Dans les pays où un langage vernaculaire est dominant, l’usage du français, langue officielle, tend même parfois à diminuer, même au niveau professionnel, ce qui pénalise notamment l’introduction des nouvelles technologies. En termes de formation, le paysage est partout caractérisé à la fois par le fort excédent de diplômés insuffisamment qualifiés dans certaines formations tertiaires et le grave manque de techniciens spécialisés dans des secteurs comme l’industrie, le bâtiment ou l’informatique par exemple. Cette situation peut favoriser le retour de jeunes diplômés de la diaspora mais handicape définitivement ceux qui n’ont pu étudier à l’extérieur du pays. Des changements profonds et rapides sur ces terrains sont donc indispensables tant pour assoir la croissance économique sur un socle plus diversifié et inclusif que pour éviter l’explosion sociale pouvant  résulter de la montée massive du chômage..

Des coups de pouce  pourraient favoriser la réalisation de ces préalables, tel celui de l’Initiative pour le Sahel que viennent de lancer conjointement les plus puissantes institutions internationales. Le projet prévoit en effet la mobilisation de plus de 8 milliards de dollars US pour des investissements structurants, centrés en particulier sur les infrastructures, l’énergie et la formation, dans six pays du Sahel : l’UEMOA en serait un bénéficiaire majeur. Celle-ci doit donc saisir sa chance en jouant simultanément de ses points forts et de sa solidarité : même si les pays avancent à leur rythme propre et s’il existe des « locomotives », il est essentiel que l’Union tout entière arrive à destination.

Paul Derreumaux