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Analyse économique et sociale

L’« affaire » Alstom : la triple illusion

L’« affaire » Alstom : la triple illusion

L’épilogue momentané de l’ « affaire » Alstom ressemble à une victoire virtuelle du nouveau Ministre de l’Economie de la France. Les résultats annoncés à grand renfort de publicité sont plus symboliques qu’effectifs. Ils pourraient bien recouvrir une triple illusion : celle de l’originalité, celle de l’influence effective et celle des options pertinentes pour le futur.

En utilisant tout l’activisme dont il est capable, le chantre du « patriotisme économique »  a réussi à obtenir une place de l’Etat au capital du géant français de l’énergie et des réseaux, mais n’a pu empêcher que celui-ci tombe pour l’essentiel dans l’escarcelle du conglomérat américain General Electric (GE).

Avec cette démonstration de la possibilité de nationalisations partielles de grands groupes français, et en mettant en scène la construction d’une « alliance » Alstom/GE, les Autorités françaises se donnent le beau rôle mais déplacent le projecteur sur un aspect limité de la transaction. Elles oublient que les efforts des Etats pour privilégier leurs entreprises nationales sont loin d’être propres à la France et que la stratégie des grandes entreprises est souvent plus tenace que la philosophie économique des Etats. L’épisode ignore en outre une tendance probable de l’évolution à venir des relations économiques  internationales. 

En subordonnant la mise en œuvre de fusions ou rapprochements internationaux à l’avis favorable de l’Etat, le gouvernement tombe d’abord dans l’illusion de l’originalité. L’arrêté pris en ce sens  ne constitue en effet qu’un élargissement de dispositions déjà prises pour le même objet près de 10 ans plus tôt. Surtout, il s’agit là de mesures classiques adoptées par la plupart des pays pour des raisons variées : protéger des secteurs stratégiques ou sensibles et préserver ainsi une avance technologique ou une domination politique, pour les pays les plus développés ; faciliter la construction de filières nouvelles ou une forte croissance d’activités prioritaires, pour les pays en développement. Depuis les premières étapes de la révolution industrielle, ces comportements défensifs ont toujours été utilisés par les Etats pour assurer la transformation de leurs économies face à celles des pays qui pouvaient être en avance dans ce processus. L’Allemagne face à l’Angleterre au 19ème siècle, le Japon face aux pays occidentaux dans les années 1980, la Chine face à tous ses prédécesseurs dans les trois dernières décades en sont, parmi d’autres, quelques exemples les mieux réussis.

Deux conditions sont toutefois remplies pour le succès d’une telle politique. La première exige que les pouvoirs publics aient la fermeté et les argumentations nécessaires pour résister aux pressions étrangères s’opposant à cette politique. Ce fut le cas de nombreux pays devenus émergents. A contrario, l’Afrique subsaharienne, faute de contrepropositions convaincantes, a dû accepter de la Banque Mondiale dans les années 1980/90, au nom du libéralisme et des vertus de la concurrence internationale, une suppression maximale de ses mesures protectionnistes, qui a détruit l’essentiel des appareils agricoles ou industriels des pays concernés. En second lieu, ces pays doivent aussi conduire une politique cohérente, déterminée et diligente de transformations structurelles pouvant donner à leur économie une force suffisante pendant la période de répit qu’ils ont ainsi conquise. Faute de cette dynamique de changement, l’isolement conduit à la sclérose et cette politique à l’échec. De nombreux pays asiatiques ont réussi leur décollage grâce à cette combinaison d’une vigilante protection et d’importantes mutations structurelles. La France de 2014 ne parait pas disposer d’une stratégie que cette mesure interventionniste serait destinée à servir et qui conduirait à la croissance de son outil industriel.

L’Etat français ayant donc trouvé un habillage lui permettant d’avoir son mot à dire dans la stratégie du futur Alstom, il reste maintenant à suivre la manière dont cette « alliance » fonctionnera. Toutes les grandes entreprises construisent leur stratégie à partir de l’analyse, à moyen terme et si possible à long terme, de l’évolution de leur environnement, de leur marché, des technologies, de leurs concurrents, de leur « business model ». Elles le font sous la surveillance étroite de leurs actionnaires, de leurs banquiers, des consommateurs, des concurrents, tous prêts à sanctionner les moindres erreurs. Elles ont besoin pour cela de la cohésion et de la rapidité de réaction de leur direction, qui s’accommode mal avec un actionnariat 50/50 où les blocages peuvent être fréquents. Ces stratégies sont souvent suffisamment cohérentes pour conduire au succès, comme le montre la croissance économique des cinquante dernières années. Mais l’échec n’est pas exclu et la prospérité n’est jamais éternelle, comme le prouvent aussi divers exemples de Nokia à… Alstom. Face à ces chefs d’entreprise aguerris, les Etats sont rarement en mesure de définir des solutions alternatives. Leurs préoccupations prioritaires ont en effet des points focaux très variés: opinion publique, réélection, politique étrangère, exigences sociales. Elles sont aussi souvent de court terme et changeantes avec les majorités au pouvoir. Les seules exceptions ne concernent que des pays où une politique économique soigneusement arrêtée dépasse ces considérations et s’efforce de concrétiser une vision cohérente de l’avenir du pays ou de certains secteurs ; la France colbertiste ou gaulliste, Singapour, la Malaisie ont eu cette capacité. Hors de tels cas, l’apport de la puissance publique à la pertinence des décisions de Conseils d’Administration auxquels ils participent se borne à être celui de la censure d’options économiquement valables mais politiquement inopportunes à court terme.

Les entreprises, quant à elles, ont le double avantage de la durée et de la malléabilité pour atteindre leur seul objectif: optimiser le couple croissance/profitabilité. Elles peuvent faire le gros dos en attendant un changement d’orientation ou de majorité politique. Elles peuvent aussi modifier, par petites touches si nécessaire, les règles de fonctionnement ou les modalités d’organisation d’un groupe de façon à s’extraire des contraintes qui les handicapent à l’excès. Dans les fusions réalisées, la partie absorbée peut même être celle qui imprime sa marque au nouvel ensemble si elle dispose de la vision et des équipes les plus solides : l’histoire économique nous fournit quelques exemples de ces cas de figure.

En choisissant de peser sur les orientations futures à partir de l’intérieur de la société, les Autorités françaises s’illusionnent donc sans doute sur l’efficacité de la voie choisie. L’instauration de cadres législatifs, réglementaires, juridiques, fiscaux et techniques, qui soient à la fois stables, lisibles et incitatifs, aurait plus de portée à moyen et long terme. Elle correspond d’ailleurs au rôle désormais demandé aux Etats face à un secteur privé mieux capable de créer une valeur ajoutée maximale dès lors qu’il est bien encadré.

Enfin, en validant finalement le rapprochement d’Alstom avec un groupe américain, le gouvernement français fait sans doute davantage le choix du passé que celui du futur et s’enfonce ainsi dans une troisième illusion. En effet, la globalisation mondiale des échanges pourrait bien marquer le pas au profit d’un renforcement d’ensembles régionaux plus cohérents et mieux structurés. Les nouvelles disparitions de barrières recommandées par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) se heurtent à des oppositions croissantes. Celles-ci résultent pour l’essentiel du constat que le libéralisme est surtout efficace et équitable entre Etats de puissance et d’avancée comparable; entre partenaires de force inégale, il est au contraire le meilleur moyen pour « tuer » le plus faible, conformément au vieil adage du « renard libre dans un poulailler libre ». Au rebours d’une intégration globale forcenée, on risque donc d’assister à une « fragmentation » au moins momentanée du globe entre blocs au sein desquels se concentreraient les efforts d’intégration, de mise à niveau commune, de développement plus solidaire et donc plus profitable à tous. On assiste en effet à une double tendance. La construction de zones régionales  ou l’entrée dans celles-ci constituent toujours une aspiration essentielle pour les pays souffrant de leur isolement économique et politique. En revanche, l’élargissement trop rapide des unions régionales existantes accroit les risques de fragilisation et de perte de signification et d’intérêt de celles-ci pour leurs habitants, ainsi qu’en témoigne l’Union Européenne. Le renforcement d’ensembles plus restreints mais mieux soudés pourrait donc être de plus  en plus préféré, hormis pour les questions d’établissement de règles générales et de règlement des différends commerciaux.

L’exemple des récents ennuis de la banque BNP aux Etats-Unis, pour des raisons de politique étrangère propres à cet « allié », montre jusqu’où peuvent aller les entorses au libéralisme lorsque des considérations purement nationales sont considérées comme applicables à toutes les filiales, même non américaines, de sociétés étrangères. Face à de tels risques, qui pourraient s’appliquer au nouvel ensemble Alstom/GE, il est permis de se demander si le choix d’un partenariat européen pour l’avenir du groupe français n’était pas plus logique. Certes, la solution pouvait être difficile à trouver, pour les raisons de doublons bien identifiées par les entreprises concernées, mais tout problème est à moitié résolu dès qu’il est bien posé. La réussite d’Airbus témoigne d’ailleurs du caractère porteur de la construction de champions européens.

Même s’il était guidé par le louable souci de bien faire, le Gouvernement français risque ainsi d’avoir fait les mauvais choix tant dans la méthode d’intervention, que dans les moyens de contrôle du dispositif retenu ou du meilleur renforcement possible de l’appareil économique français à moyen terme. L’existence d’une politique clairement définie de nos meilleures décisions possibles face aux tendances lourdes des équilibres géoéconomiques, des marchés et des technologies aurait sans doute été précieuse en la circonstance, dès lors qu’elle était accompagnée de la ferme volonté de s’y tenir. La prochaine occasion sera peut-être la bonne.

Paul Derreumaux

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Analyse économique et sociale

Croissance en Afrique

Une réalité encore loin de l’émergence

 

Finies les appréciations à la Cassandre et l’afro-pessimisme : l’Afrique, et pour l’instant en particulier l’Afrique subsaharienne, serait désormais la « nouvelle frontière » de demain, la future Chine d’après demain et l’Eldorado du monde entier pour l’avenir proche.

Ce revirement complet de l’analyse dominante s’appuie sur des données qui se sont accumulées sur la dernière décennie: croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) supérieure à 5% par an en moyenne sur la période; meilleure maîtrise de l’inflation ; accroissement rapide et régulier des flux d’Investissements Directs Etrangers (IDE) ; diversification remarquable et salutaire des partenaires commerciaux, dominée par une forte montée en puissance des grands pays émergents ; réduction sensible de l’endettement extérieur, souvent tombé à moins de 40% du PIB ; amélioration des finances publiques ; net recul de l’indice de pauvreté extrême ; tendance à la diminution des conflits ; meilleure stabilité des régimes en place et retour plus rapide à des pouvoirs « légitimes » en cas de remise en question des autorités élues. De plus, ce constat d’une amélioration multiforme est désormais reconnu par tous et le continent, aux yeux des investisseurs, a troqué son statut de repoussoir pour celui de vedette.

Une analyse plus fine apporte cependant plusieurs limites  aux vues les plus enthousiastes. La première est que la forte croissance démographique ramène souvent à moins de 3% la hausse annuelle du PIB par habitant sur la période : à ce rythme, il faudrait plus de 25 ans pour que ce revenu double, toutes choses égales par ailleurs. Une seconde réserve est que l’Afrique est une mosaïque de nations, aux évolutions fort différentes: il n’est guère significatif d’agréger  toutes ces composantes en un ensemble unique et de le comparer à quelques grands pays ou ensembles homogènes. Surtout, le contenu de cette croissance doit être largement consolidé pour que celle-ci soit plus endogène, plus généralisée et plus intensive.

Les changements des dix dernières années sont en effet surtout liés à quelques secteurs ayant connu de profondes transformations. Au moins quatre d’entre eux se détachent : les mines et le pétrole, en de nombreux pays et pour de nombreux produits ; les télécommunications, dont l’essor spectaculaire a quasiment touché tous les pays subsahariens ; les infrastructures, notamment routières, portuaires et aéroportuaires, et les grands chantiers liés à
l’urbanisation, qui auraient constitué près de 50% de la croissance africaine sur la période ; les systèmes bancaires enfin, dont la « révolution » s’est accompagnée d’une importante croissance et de nombreux investissements. L’analyse de ces secteurs est instructive. Ils relèvent surtout de la catégorie des services ou sont encore pour une bonne part tournés vers l’extérieur, comme c’est le cas des mines ou du pétrole. Les acteurs majeurs sont généralement de puissants groupes privés, de taille souvent internationale, et sont localement en situation d’oligopole, voire de monopole. Enfin, ces entreprises sont la plupart du temps régies par des régulations spécifiques – lois bancaires, codes miniers ou sociétés de régulations pour les compagnies téléphoniques – ou payées par des financements extérieurs – entreprises de travaux publics – qui les protègent des difficultés des environnements nationaux.

La plupart des indices montrent que ces secteurs vont continuer à être porteurs à moyen terme. Les résultats des sociétés concernées sont très honorables, et parfois remarquables comme dans les télécommunications et les banques. Pour certaines branches, comme celles des mines et du pétrole, les nombreuses découvertes récentes dans certains pays – or au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire, pétrole au Niger en en Afrique de l’Est par exemple,… – multiplient les opportunités d’investissements à venir. Pour d’autres, comme celles des banques, les grands progrès restant à accomplir en termes de bancarisation ou de modernisation des services garantissent la poursuite de grands chantiers porteurs de croissance. Enfin, une large majorité des acteurs annonce haut et fort sa volonté d’investir, telle la société Orange qui prévoit de renforcer sa position en Afrique de l’Ouest ou Général Electric, très présente au Kenya, qui est prête à s’installer en Côte d’Ivoire.

Malgré ce futur rassurant, les spécificités signalées restreignent clairement la portée stratégique de la croissance ainsi générée et son caractère encore insuffisamment endogène. Celle-ci doit impérativement s’étendre à d’autres activités pour éviter une fragilité excessive et permettre une transformation en profondeur des économies africaines. Dans cette optique, trois secteurs paraissent nécessairement prioritaires: agriculture, énergie et industrie.

Le premier, le plus important mais peut-être le plus difficile, est celui de l’agriculture et de l’agro-industrie. Celui-ci s’était trouvé au centre des attentions fin 2007 avec l’envolée des prix mondiaux des produits alimentaires et les « émeutes de la faim » qui en ont résulté dans divers pays africains. Ces risques, issus d’une force dépendance vis-à-vis de l’étranger et synonymes d’une grande insécurité, ont été vite mis au second plan avec la crise pétrolière, puis la crise financière internationale qui ont marqué l’année 2008. Pourtant la menace s’est plutôt accentuée par suite de la poussée démographique toujours très vive et des contraintes croissantes provenant des changements climatiques.

Or l’Afrique dispose de nombreux atouts, souvent cités : 50% des terres arables mondiales non encore cultivées ; 2% des ressources en eau utilisées contre 5% en moyenne sur la planète ; forte progression d’une demande qui sera de plus en plus solvable avec la poursuite programmée de la croissance économique. Les données montrent aussi beaucoup de faiblesses qui pourraient être corrigées : importantes pertes après les récoltes ; gains élevés à réaliser par des investissements dans le transport, le stockage et la commercialisation des produits ; multiples possibilités de mise en valeur  de certaines productions comme celles des oléagineux ; forte disparité des rendements selon les zones. Les pistes d’action et les potentiels existent donc face au  handicap essentiel: celui d’une productivité très insuffisante.

Pour lever les blocages structurels et mentaux qui persistent, diverses conditions sont impérativement à réunir. Ce chantier doit d’abord être perçu comme une priorité absolue des décideurs et faire l’objet de réalisations fortement mobilisatrices. L’Initiative « Les Nigériens Nourrissent les Nigériens », dite Initiative 3N, au Niger bénéficie de ce statut : visant à la fois une forte amélioration de la productivité des cultures vivrières et une meilleure capacité de résistance face aux sécheresses récurrentes, elle comporte des mesures touchant les activités agricoles proprement dites mais aussi de nombreux programmes à caractère social ou environnemental qui en font un projet transversal par excellence. Il faut aussi mettre principalement l’accent sur le caractère plus intensif des cultures- nouvelles pratiques culturales, équipements mieux adaptés, consommation d’eau optimisée,-, sans négliger les contraintes environnementales. Les politiques  économiques ont encore à incorporer efficacement le besoin primordial des producteurs d’une stabilité suffisante de leurs prix de vente et une approche à long terme  des questions traitées : les transformations récemment opérées en Côte d’Ivoire pour le cacao semblent montrer l’efficacité d’une telle réorientation qui corrige les excès observés depuis deux décennies au nom du libéralisme. Il faut enfin que les éventuels mécanismes de péréquation de prix sur les marchés soient bien ciblés et supportables par l’Etat : les tensions présentement subies au Maroc montrent les limites des subventions généralisées dans lesquelles trop d’Etats ont du s’engager. L’aspect structurel ou politique de tous ces aspects met en évidence les difficultés de leur mise en œuvre et la lenteur probable avec laquelle ils seront concrétisés.

A côté du pilier majeur que constitue l’agriculture, un second secteur-clé pour la consolidation de la croissance est celui de l’énergie. Celle-ci est en effet l’un des domaines où l’Afrique est le plus en retard : plus de 30 pays africains ont souffert de crises aigües d’approvisionnement en énergie en 2012 et on estime que les besoins à court terme d’environ 7000 mégawatts ne font jusqu’ici l’objet de programmes d’investissements que pour 13% du total. La prise de conscience du caractère fondamental de ce secteur semble pourtant s’accélérer sous l’impulsion favorable de plusieurs facteurs. D’importantes découvertes pétrolières et gazières se sont récemment multipliées à l’Est comme à l’Ouest du continent, venant s’ajouter à celles, nombreuses, de la décade précédente : depuis le Ghana jusqu’au Mozambique en passant par le Niger, de nouveaux Etats accèdent au rang de producteurs et d’exportateurs tandis que la Chine est venue prendre une place solide parmi les opérateurs présents en Afrique. De grands investissements longtemps reportés sont effectivement lancés et devraient changer la donne dans certains pays, comme le barrage de Kandadji au Niger. Des approches originales sont mieux acceptées pour combler les déficits de production constatés, telle l’intervention d’opérateurs privés fournissant une partie de l’électricité distribuée ensuite par la compagnie nationale, ainsi qu’on l’observe depuis la Cote d’Ivoire jusqu’à Madagascar. Enfin,  des réalisations de grande envergure apparaissent dans les énergies renouvelables : le Maroc lance ainsi en 2013 la construction de la centrale de Ouarzazate, première étape d’un imposant Plan Solaire visant l’horizon 2020, tandis qu’un grand groupe privé ivoirien prépare la plus grande unité africaine de biomasse.

Même avec cette accélération des investissements, les retards restent considérables. Les demandes augmentent en effet, parallèlement à ces efforts d’ajustement de l’offre, encore plus vite que cette dernière avec l’accroissement de la population, les besoins nouveaux liés à la croissance économique et à l’urbanisation, et la pression pour l’amélioration des conditions de vie. Les entreprises nationales de production et de distribution, presque toujours étatiques, souffrent très souvent d’une mauvaise gestion et d’une difficile situation financière, qui provoquent à la fois faiblesse des investissements, maintenance déplorable des équipements et fraudes importantes à la consommation. La faiblesse des moyens contraint jusqu’ici les Autorités à reléguer au second plan l’approvisionnement en énergie de vastes zones, ce qui favorise l’exode rural et pénalise la modernisation indispensable de l’agriculture et de l’élevage. Enfin, la nature même des investissements requis, qui s’accorde particulièrement aux projets régionaux et aux Partenariats Public Privé (PPP), souffre des difficultés  et des lenteurs liées à ces mécanismes encore peu usités sur le continent.

Malgré tout, le secteur de l’énergie pourrait être celui où les améliorations interviendront le plus vite et le plus significativement : la reconnaissance de son rôle prioritaire et l’envergure des projets qui le caractérisent souvent devraient en effet provoquer un effet de masse capable d’en faire un nouveau relais de croissance et un pôle d’entrainement pour d’autres secteurs.

Le renforcement de l’appareil industriel constitue la troisième orientation indispensable. Or le secteur secondaire  est incontestablement le parent pauvre des systèmes économiques africains : le continent représente à peine 1% des exportations mondiales de produits manufacturés, et l’industrie constitue seulement 10% en moyenne du PIB de l’Afrique et plus de 15% de celui-ci dans quelques rares pays. Les explications de ce constat sont nombreuses et connues : petitesse des marchés nationaux ; politique libérale destructrice imposée par la Banque Mondiale ; obsolescence  et inadaptation de nombreux équipements ; accumulation d’obstacles pour la commercialisation des produits. Contrairement aux orientations macroéconomiques favorables, la situation semble même encore se dégrader pour beaucoup de régions : une étude récente de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA)  conclut ainsi à la diminution de la compétitivité de cette zone sur la dernière décade et à une augmentation du coût des facteurs de production sur la période.

Face à ce bilan pessimiste, quelques espoirs de redressement peuvent être recensés. Les demandes locales de biens de consommation et d’équipement des ménages vont obligatoirement poursuivre leur augmentation quantitative et qualitative. Les technologies récentes vont favoriser de nouvelles industries de taille plus modeste et moins consommatrices de capitaux. De nouveaux accords sont possibles, pour appuyer une augmentation des exportations africaines de produits manufacturés, à l’image de l’AGOA avec les Etats-Unis ou d’agréments spécifiques avec l’Union Européenne.

Pour saisir ces chances, les Etats africains devront mener de front des stratégies économiques répondant à trois défis : conduire des politiques véritablement incitatives pour les investisseurs, locaux ou étrangers, notamment aux plans fiscal, financier et dans l’environnement des affaires; assurer aux entreprises industrielles une protection suffisante mais dont l’utilisation pertinente sera rigoureusement contrôlée ; faciliter la disponibilité d’une main d’œuvre bien formée et productive grâce à un enseignement professionnel  et une formation permanente de bonne qualité, et à des mécanismes administratifs et fiscaux adaptés.

Comme pour l’agriculture, l’aspect structurel, voire mental et culturel, de ces actions et de ces mutations explique la lenteur des transformations et la force des résistances. Les signes d’une évolution positive sont encore trop rares : l’Ethiopie est souvent citée comme un champ d’expérimentation réussi de cette possible industrialisation mais les résultats sont encore modestes ; à l’Ouest, les efforts de relance de l’industrie textile ivoirienne doivent faire leurs preuves. L’enjeu est pourtant déterminant : faute de renforcement minimal de ce secteur secondaire, l’accroissement attendu du niveau de consommation risque de détériorer inexorablement les balances commerciales tandis que la forte poussée du nombre des actifs demandeurs d’emplois ne sera plus un atout mais une menace permanente d’explosion sociale liée au chômage.  Même si les succès ne peuvent être envisagés qu’à moyen ou long terme, le combat doit donc être mené sous toutes les formes possibles : intensifier et améliorer les politiques économiques évoquées ci-avant ; renforcer les coopérations régionales pour une meilleure efficacité des mesures prises ; obtenir des groupes étrangers une plus grande sous-traitance au profit des entreprises locales ; identifier les sous-secteurs pouvant le mieux jouer le rôle de pilote de ces transformations. Dans quelques rares branches comme celle, stratégique, de la production de ciment, les investissements récents ou programmés, y compris sous l’impulsion de groupes africains, peuvent susciter de nouveaux espoirs. Un important projet de société métallurgique, actuellement promu au Mali par un groupe indien, tend aussi à montrer que les entreprises accordent plus d’importance aux fondamentaux économiques qu’aux accidents politiques. Le pari n’est donc pas perdu, mais il est à peine esquissé.

Un solide développement de ces trois secteurs apparait ainsi requis pour approfondir et pérenniser une croissance économique  dont la réalité incontestable ne doit pas occulter la fragilité des bases actuelles. Cet objectif est sans doute devenu plus réaliste par suite des transformations enregistrées en Afrique et dans le monde ces dernières années, mais il implique des actions et des délais à moyen ou long terme. Tous les acteurs, économiques comme politiques, doivent avoir bien conscience de l’intensité et de la continuité des efforts restant à accomplir. Seule cette lucidité nous permettra d’atteindre les buts visés.

Paul Derreumaux