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Mali : Les nouveaux défis du mois de la solidarité

Mali : Les nouveaux défis du mois de la solidarité

 

En cette deuxième quinzaine d’octobre, la chaleur un peu moite qui enveloppe la capitale malienne est accablante. Une capricieuse saison des pluies tarde à se terminer et de gros nuages noirs se font menaçants au-dessus de la ville.

Dans la cour joliment arborée des bureaux à Bamako des sœurs de l’Ordre des Filles du Cœur Immaculé, quelques chaises sont soigneusement rangées pour nous accueillir à l’occasion du don annuel que l’Association Dambe accorde à cet orphelinat depuis 2017. Peu de monde car l’orphelinat Dofini qu’elles gèrent depuis 2008 est à San, à trois cents kilomètres de là. Soeur Esther nous explique que les vivres et l’argent qu’elles reçoivent ce jour prendront dès la semaine prochaine cette direction pour approvisionner l’orphelinat qui abrite là-bas 93 enfants âgé de moins de 16 ans. La gentillesse et la bonne humeur des religieuses sont toujours les mêmes, mais elles ne peuvent s’empêcher d’évoquer, après la brève et simple cérémonie, les complications qu’elles subissent cette année. Les donateurs se sont en effet raréfiés et nous sommes les premiers à leur apporter un soutien depuis le début de ce mois d’octobre, appelé depuis longtemps au Mali le Mois de la Solidarité. Cette période apporte traditionnellement les plus grandes mannes à toutes les structures qui font ici un travail fantastique pour les nombreux démunis. Mais les assauts conjoints de la crise sanitaire du Covid-19 et de la conjoncture maussade issue des difficultés sécuritaires et politiques du pays ont fortement réduit les moyens en trésorerie des donateurs, publics comme privés. Les besoins ont suivi au contraire la pente inverse avec les compressions de postes dans de nombreuses entreprises, la diminution des revenus dans la plupart des familles modestes et les fréquentes hausses de prix des produits de base. Face à ce déséquilibre, l’orphelinat de San s’est donc vu contraint de ralentir, au moins provisoirement, l’accueil qu’il réservait aussi aux enfants des familles les plus nécessiteuses de la ville et de ses environs.

Ce sont les mêmes propos attristés que nous a tenus quelques jours plus tôt Fatoumata B. , la Directrice du Centre d’Accueil et de Placement Familial, que tout le monde appelle ici La Pouponnière 1. Créée par l’Etat, cette structure est l’une des plus importantes du Mali. Déplacée du centre de Bamako à Niamana il y a quelques années, la Pouponnière 1 y est installée dans un vaste bâtiment construit par les pouvoirs publics et abrite là 164 orphelins dont 53 handicapés. Fatoumata explique que Dambe et le rappeur Milmo, qui vient de nous précéder ce jour, figurent parmi les rares donateurs privés à s’être manifestés durant ce mois d’octobre. La gestion de l’orphelinat est donc devenue plus difficile qu’à l’accoutumée. La hausse des prix des produits alimentaires, qui restreint les possibilités d’achat, et la pression des demandes toujours aussi nombreuses -la police amène en moyenne par jour deux nouveaux orphelins trouvés à l’occasion de leurs interventions auprès de familles en détresse – conduisent souvent à des équations difficiles à résoudre. Les frais d’entretien des locaux aux nombreuses malfaçons pèsent aussi sur la gestion du Centre puisque l’Etat n’est guère en mesure de les assumer. Entourée de ses collaboratrices, la Directrice apprécie les sacs de riz et de sucre, les bidons d’huile, les grands boites de lait et tous les autres produits d’entretien qui lui sont apportés et rappelle avec émotion la pérennité de ce soutien qui va lui permettre de tenir plusieurs mois. Une partie des jeunes enfants est assise sagement sous la grande case au centre de la cour et dévore des yeux, en silence, les jouets qui accompagnent le don. Les plus audacieux s’approchent de ces « trésors » et choisissent sans doute mentalement celui qu’ils aimeraient recevoir, mais ils savent bien, comme on nous l’explique, qu’ils auront à partager ce cadeau inattendu avec un ou deux de leurs jeunes compagnons : ici le rejet de l’égoïsme n’est pas une parole creuse, mais une condition de survie. Au premier étage des locaux, nous retrouvons d’un côté les nouveaux-nés et, de l’autre, quelques enfants handicapés. Le tableau est poignant, parfois insoutenable. Difficile de savoir ce qui impressionne le plus : la fragilité des jeunes bébés qui n’auraient pas survécu sans le Centre, le dévouement des soignantes trop peu nombreuses, la simplicité extrême des locaux et des équipements, la vision douloureuse des handicapés dont l’éducation est si ardue, le sentiment que le combat ici mené, malgré sa vaillance, est si modeste par rapport à l’océan de misère à soigner que jamais il ne suffira. Et pourtant, l’effort supplémentaire est toujours présent : dans une salle voisine, une ONG allemande a équipé une salle de classe ouverte à ceux qui ne peuvent accéder aux écoles du voisinage et où l’équipe de Fatoumata se bat au quotidien au service des cas les plus difficiles.

Le spectacle est moins douloureux à Djiguya-Bon que nous avions visité le même jour. Dans cette structure d’accueil pour jeunes filles, l’Association Dambe fait presque partie de la famille et elle en est devenue l’un des principaux apporteurs de ressources en prenant le relais des quelques personnalités allemandes qui ont créé le Centre en 1984 avant de rentrer au pays. Les 58 pensionnaires actuelles, orphelines pour la plupart, sont assises dans le grand espace autour duquel se dressent les bâtiments qui abritent les dortoirs, les bureaux et l’atelier de couture du Centre, et assistent joyeuses, bien protégées des dangers de la rue, à la remise des dons. Nous les avons vues grandir et changer depuis les six ans qu’existe l’Association. L’espiègle petite Mama, qui approche maintenant ses dix ans, est devenue très réservée, mais est toujours aussi souriante avec son visage rond. Même si les jeunes filles quittent Djiguiya Bon à l’âge de 18 ans, alors scolarisées et après une formation professionnelle pour la plupart, elles gardent souvent contact avec Mariam S., Directrice et véritable âme du Centre depuis plus de 15 ans. Celle-ci assure, avec autorité mais humanité, une discipline de vie qui impressionne et se traduit dans la propreté permanente des installations. L’une de ses fiertés est d’avoir emmené désormais depuis 6 ans une dizaine de « ses » filles jusqu’au baccalauréat et parfois au-delà. Cette année, Oumou a rejoint ce groupe et discute avec Djenebou et Fatoumata devenues respectivement journaliste et cadre spécialiste des télécommunications, qui lui prodiguent des conseils sur ses choix d’études universitaires. Avec Mariam, la conversation porte surtout sur le nouveau challenge qu’elle voudrait relever. Djiguiya-Bon est sollicité pour prendre en charge des jeunes filles réfugiées à Bamako avec leur famille, à la suite des graves incidents qui ont frappé dans la région de Kayes les populations qui sont encore, par tradition locale, victimes de pratiques esclavagistes.  Certains des déplacés sont présents ce jour puisque Milmo, originaire de la région, leur a fait un don face à leur dénuement. Regroupés à l’ombre d’un grand arbre, le visage fermé, on sent dans leur silence inhabituel les effets du traumatisme qu’ils viennent de subir et leur inquiétude pour la période à venir. Agriculteurs pour la plupart, les chefs de famille sont sans aucune ressource et sans emploi. Mariam tranche vite : elle accueillera 6 jeunes filles de ce groupe : son effectif dépassera donc ses 60 places disponibles, mais la situation l’exige et tout le monde se serrera un peu. C’est sûrement ainsi, par petites touches et grâce aux efforts individuels, que s’allègera cette difficulté supplémentaire de l’heure.

Une surprise du même type nous attend à l’Orphelinat Ashed, dernière étape de ce bref périple. A Mountougoula, où la structure s’est installée depuis un an dans les nouveaux locaux construits grâce aux dons de l’Association et de quelques-uns de ses amis maliens et étrangers, nous sommes attendus joyeusement par la Directrice, Kadia D., et une quarantaine d’enfants. Leur jeune âge rend l’atmosphère plus brouillonne : un groupe nous adresse une bref chant de bienvenue ; quelques tout jeunes garçons se disputent des jouets de fortune ; le jeune Paul vient d’emblée saisir la main d’un visiteur qu’il ne lâche plus ; les ainées maternent les plus petits, visiblement habituées à ce rôle de « petite mère ». Pour Ashed, qui a longtemps vécu à Bamako dans des locaux vétustes et incroyablement exigus, la solidarité a toujours été une nécessité vitale et est devenue une seconde nature. Dans cette nouvelle installation plus vaste et mieux équipée, qui a changé la vie des jeunes orphelins souvent arrivés ici juste après leur naissance, elle reste ancrée dans l’esprit de tous. Les enfants sont désormais scolarisés dans l’école voisine du Centre et Kadia a installé un petit restaurant dans la ville, où son dynamisme  fait merveille: elle continue donc à jouer un rôle clé dans le fonctionnement d’Ashed, appuyée par les divers donateurs qui lui sont fidèles. Cette nouvelle quiétude n’a pas émoussé sa générosité. Elle explique que sont récemment arrivés dans la localité des réfugiés du Nord du Mali, chassés par l’insécurité qui gangrène le pays ainsi que par la chute de l‘activité économique « normale » et le vide administratif qui l’accompagnent. Le dernier rapport de l’ONU estimait à près de 400000 le nombre total des déplacés internes, dont beaucoup arrivent dans la capitale et ses environs. Mountougoula est maintenant un de ces sites « provisoires » et va probablement enfler comme ceux de Bamako. Un des réfugiés est venu assister à notre rencontre avec Ashed et explique leurs besoins. Malgré les circonstances, son ton est sans colère et il garde un pâle sourire. Nul doute que Kadia et Ashed trouveront une idée pour aider sa communauté.

Cette force combative indestructible anime toutes les Structures que l’Association a pris l’habitude de rencontrer et est sans doute l’aiguillon qui la conduit à renforcer son action année après année. Cette flamme est plus que jamais vivante à l’Association Malienne de Lutte contre les déficiences mentales chez l’enfant (Amaldème). Depuis près de 40 ans, l’Amaldème prend en charge les soins et l’éducation de jeunes handicapés mentaux et elle en compte actuellement environ 300. La Présidente Yasmina S. explique que le nombre élevé d’enseignants et de personnels soignants qu’exige cette vocation est spécialement budgétivore et que les difficultés de la période empêchent leurs deux principales sources de leur financement, l’Etat et les donateurs internationaux, de maintenir leur flux d’aide au niveau nécessaire. Elle continue toutefois à se battre contre cette adversité et parle avec optimisme, de sa voix toujours posée, de son projet de construction d’une unité de second cycle qui viendra compléter l’école déjà existante. Il est de « belles âmes » que rien ne peut arrêter.

Comme Dambe, d’autres donateurs privés maliens prennent chacun sous leur aile quelques structures méritantes et s’efforcent de pallier partiellement, à la hauteur de leurs moyens, les absences d’un Etat accablé par des urgences plus innombrables que jamais et les insuffisances d’une administration peu dynamique et imaginative. Leurs interventions ne sont certes que quelques rayons de soleil qui ne peuvent assécher la misère qui s’affiche aux yeux de tous, mais elles ont le mérite de sauvegarder l’espérance que tout est possible. Ce ne doit d’ailleurs pas être un hasard si les quelques institutions d’entraide rencontrées ces quelques jours sont dirigées par des femmes :  mères, épouses ou sœurs, déjà souvent le recours ultime dans leur famille, elles sont aussi les premières à faire le don d’elles-mêmes dans les environnements les plus difficiles. Puisse le Mali reconnaitre toujours à sa juste valeur le rôle éminent qu’elles ont déjà dans la société : le pays a bien besoin de quelques héroïnes…

Paul Derreumaux

Article publié le 10/11/2021

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Mali : programme d’action du Gouvernement de transition (PAGT) : priorité à donner à l’essentiel

Mali : programme d’action du Gouvernement de transition (PAGT) : priorité à donner à l’essentiel

 

Le Premier Ministre a présenté le 19 février 2021 devant le Conseil National de la Transition (CNT) son Programme d’Action du Gouvernement de Transition (PAGT). Cet acte officiel doit être salué au moins pour deux raisons.

D’abord, il répond à un engagement ferme pris publiquement par les nouvelles Autorités du pays, et ce respect des promesses faites n’a pas été jusqu’ici chose facile sur tous les plans.

En second lieu, le document produit par la Primature est un document ambitieux et bien construit, qui démontre la volonté du gouvernement d’apporter une réponse à beaucoup des inquiétudes et des espoirs du peuple malien.

A côté de ces éléments de satisfaction, l’analyse du PAGT conduit en revanche à plusieurs préoccupations notables, qui tiennent à la fois au périmètre des sujets pris en charge et à la manière dont ces questions sont abordées.

Sur ce dernier point, les 26 Priorités qui détaillent les six Axes retenus sont une succession de recommandations, d’orientations, d’actions avec lesquelles il est difficile de ne pas être d’accord, si les Priorités sont réparties dans le court, le moyen et le long terme. L’approbation de ce document à la quasi-unanimité par le CNT le confirme. En effet, les thèmes et objectifs sont en harmonie avec la Feuille de Route initialement fixée et rejoignent souvent des aspirations fortes reliées à la grande fronde politique et sociale de juin 2020, ou aux traumatismes qui secouent le pays depuis près de 10 ans, du fait de l’insécurité sur une grande partie du territoire malien.

Cette convergence d’idées pourrait être une force du PAGT si plusieurs handicaps n’étaient pas en même temps relevés.

D’abord les détails donnés sur ces axes et priorités sont rarement plus développés et plus concrets qu’ils ne l’étaient lorsqu’ils ont été exprimés depuis quelques mois par des personnes et institutions qui ne disposent pas des moyens d’information et d’action d’un gouvernement. Les 275 actions et 291 indicateurs annoncés sont nécessairement plus précis et doivent inclure une quantification, des précisions sur le financement des mesures et un chronogramme rassurant sur leur faisabilité. Mais ces données ne sont pas publiques à ce jour et sont indiquées comme « à évaluer », ce qui peut justifier des inquiétudes à lever sur le respect du calendrier dans lequel s’inscrit obligatoirement la Transition.

De plus, pour certains des axes, le PAGT suggère comme vecteur de réalisation des assises nationales. Il en est notamment ainsi pour l’éducation (Axe 3) ou pour la mise au point d’un Pacte de Stabilité Sociale (Axe 5) qui ne comprendrait pas moins de 4 grandes conférences. Si ces larges concertations peuvent parfois convenir, elles paraissent ici inappropriées, face aux impératifs de temps déjà soulignés.

Hors ces questions de méthodes, l’inquiétude la plus fondamentale est celle du champ d’action que recouvre ce Plan. Compte tenu des missions et des délais donnés à l’équipe de la Transition, celle-ci a à concentrer son action, outre la gestion quotidienne du pays, par ailleurs très prenante, sur un nombre limité de sujets dont la réalisation conditionne l’avenir à long terme du Mali, et sa Refondation future si souvent évoquée. Dans ce cadre, il semble que les six Axes du PAGR auraient pu être ramenés aux deux suivants.

Le premier est bien celui du « Renforcement de la Sécurité sur l’ensemble du territoire national » (Axe 1), exigence fondamentale pour que tout le reste soit possible. Dans cet Axe stratégique, les quatre Priorités énoncées apparaissent logiques même s’il est possible de s’interroger sur certains points. Il en est ainsi de la capacité de rassembler si vite les financements liés à certains aspects même si ceux-ci sont déjà inscrits dans le budget 2020/2022- tels le recrutement de 25 000 nouveaux soldats, les 12 autres composantes liées au redéploiement des forces de défense, et les actions de grande ampleur d’intégration d’ex-combattants rebelles pour lesquelles le pays piétine depuis déjà longtemps -. Il en est de même pour la plausibilité d’une relecture de l’Accord d’Alger afin qu’un texte agréé par tous connaisse une mise en œuvre diligente par toutes les parties concernées.

Surtout, cet Axe sécuritaire serait encore plus crédible s’il s’y ajoutait une Priorité, méritant sans doute d’être classée en tête, visant à « Renforcer les capacités de l’armée par une meilleure formation et mobilisation de toutes ses composantes ». Le coup d’Etat d’août 2020 avait en effet engendré le grand espoir que des leaders militaires, en libérant le pays d’un régime enfoncé dans l’immobilisme et le renoncement, voulaient montrer que l’armée malienne était prête et capable de s’engager totalement dans la lutte contre tous ceux qui terrorisent la population, la tiennent en otage et parfois l’assassinent, et qu’ils prendraient eux-mêmes, sur le terrain et dans les postes de commandement opérationnel, la tête de ce combat. Les évènements politiques et administratifs intervenus depuis lors n’ont pu que provoquer l’étonnement ou la déception des nombreux citoyens. Il faut espérer qu’un engagement fort au service de cette mission reste d’actualité pour tous ceux qui ont organisé le « coup » d’août dernier et que cette responsabilité première sera bien assumée par eux, mais les actes qui le laissent transparaitre sont rares. Le PAGT était l’occasion de réaffirmer l’acceptation de ce rôle et d’expliquer comment il serait concrétisé sans délai.

Le second Axe à conserver a trait bien sûr à l’«Organisation des élections » (Axe 6) et à ses deux Priorités énoncées, et il faudrait y intégrer  au moins l’élaboration prévue de la nouvelle Constitution (Partie de l’Axe 4) inscrite dans le programme de la Transition. Toutefois, le PAGT, s’il prend bien en charge des questions essentielles comme la mise à jour des listes électorales, n’évoque pas certains besoins de changements majeurs, souvent exprimés par des citoyens, des observateurs ou des partenaires du Mali, dans les modalités de réalisation de ces élections et les règles de désignation des candidats possibles. Or ces transformations sont décisives pour que les futures consultations électorales ne reproduisent pas les mêmes lacunes, erreurs ou insuffisances qui ont caractérisé de plus en plus les votes de la période récente. Le point central est bien ici de faire disparaitre dans les prochaines échéances électorales toutes traces de corruption et d’impunité : la crédibilité des élections et des élus sera le baromètre du succès de la Transition et la première condition d’un futur « contrat de société »..

Pour les élections par exemple, quelles qu’elle soient, ceci implique des améliorations sans délai dans la représentativité des partis politiques et dans les conditions de leur création, de leur existence, des financements publics auxquels ils pourraient avoir droit. De même, les exigences nouvelles pour la candidature à un poste électif ont la même urgence : une moralisation est impérative pour rendre par exemple impossible l’utilisation de biens mal acquis pour la corruption des élections à venir. L’installation de structures indépendantes et de moyens adéquats pour la préparation et la surveillance des élections constitue une autre nécessité pour que les graves incidents des dernières législatives ne se reproduisent plus. Ce dispositif serait utilement à compléter par la définition -et la stricte application- de sanctions, y compris pécuniaires, à l’encontre de tous ceux qui ne respectent pas le rôle qu’ils prétendent assumer dans ce processus électoral.

Pour les consultations référendaires ou constitutionnelles, il est sans doute regrettable que le Plan n’ait pas rappelé que la future Constitution aurait à respecter certains principes comme un partage des pouvoirs plus équilibré entre l’exécutif et le législatif, d’une part, et entre l’Etat central et les régions, d’autre part. Il aurait aussi été opportun de souligner les impératifs de cohérence entre cette future Constitution et le contenu des Accords d’Alger après l’éventuelle relecture de ceux-ci.

Ces deux Axes ainsi complétés et précisés composaient un programme déjà assez vaste pour occuper l’équipe de Transition jusqu’à l’échéance de son mandat et pour traduire les orientations attendues. Les autres Axes pouvaient alors être mis en œuvre ensuite par les soins des Dirigeants qui seront élus. En revanche, le PAGT semble « orphelin » d’un Axe à dominante économique. La gestion des finances publiques et de l’économe malienne pendant la Transition illustrera en effet, soit l’ampleur du changement opéré après le coup d’Etat de 2020, soit une simple prolongation décourageante des tendances antérieures. Cette question est d’autant plus cruciale que les perturbations intervenues au Mali entre juin et septembre 2020, au plus fort de la crise sanitaire et économique qui secouait le monde entier, ont gravement réduit les initiatives de l’Etat au moment où elles étaient le plus nécessaires. Les domaines d’urgence sont donc nombreux, comme le montrent quelques exemples.

Ils couvrent ainsi les actions de redistribution au profit des plus démunis, comme les 40% environ de la population qui sont en régime de pauvreté extrême ou les centaines de milliers de déplacés. Ils concernent aussi la lutte contre les hausses de prix spéculatives, qui enregistrent une accélération récente. Ils englobent la récupération des montants considérables détournés au détriment de l’Etat et pour lesquels de nombreux dossiers sont connus, déjà constitués et à la disposition des Autorités. Ils incluent aussi la réduction du train de vie de l’Etat, annoncée à l’Axe 2 (Priorité 4), mais pour laquelle des efforts plus conséquents et transparents sont attendus – et possibles-, notamment au sommet de l’Etat. Ils comprennent également une action continue de renforcement des recettes fiscales, non par un « harcèlement » accru du secteur formel de l’économie, mais par une fiscalisation d’activités ou richesses actuellement épargnées.

Les actions concrètes qui seraient menées avec diligence sur de telles priorités économiques, en illustrant la sincérité des Dirigeants dans leur volonté de rompre avec le passé, aideraient à renforcer la confiance et l’adhésion du peuple malien à l’ensemble des transformations et des efforts qui seront requis.

Malgré son intérêt, le PAGT gagnerait donc à être recentré sur un périmètre mieux adapté aux objectifs assignés à la Transition et, dans le cadre ainsi défini, à privilégier résolument les réalisations concrètes offrant des résultats tangibles avant la fin de celle-ci. C’est à ce prix que les Dirigeants actuels obtiendront véritablement le retour de la confiance du peuple malien. C’est à ce prix que le Mali pourra espérer entreprendre, dans environ un an, une première étape de sa Refondation et Reconstruction.

Ce texte est un Appel collectif émis par le Groupement de Recherches, d’Analyses et d’Initiatives Novatrices (GRAIN) à l’image des Appels déjà publiés sur ce Blog les 21 juillet 2020 (Appel pour un Mali à reconstruire), 26 août 2020 ( Appel pour une Transition réussie) et 17 novembre 2020 (Gardons la cap !)

 

Article publié le 08/03/2021

 

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Au revoir, Soumaïla

Au revoir, Soumaïla

Au Mali, comme en beaucoup d’autres lieux, au moins en Afrique, Soumaïla Cissé était pour le plus grand nombre tout simplement Soumaïla, comme s’il était le parent ou même le frère que chacun de nous voudrait avoir. Pas de sigles en trois lettres comme pour beaucoup d’hommes politiques qui se sentent peut-être ainsi pousser des allures de Kennedy. Seulement un prénom qui suffisait à tous pour le reconnaitre.

La nouvelle de sa disparition a donc abasourdi ce 25 décembre toutes les Maliennes et tous les Maliens, mais aussi tous ceux qui, de l’étranger, personnalités éminentes ou simples citoyens du monde amis du continent, connaissent bien le Mali. Comment croire que Soumaïla nous quittait ainsi alors que nous l’avions à peine retrouvé après la longue période de son enlèvement. La multitude des actions, des prières, des appels de ceux qui souhaitaient sa libération avait à l’époque témoigné de toute l’affection dont il bénéficiait au Mali, bien au-delà du parti qu’il conduisait, et à l’extérieur du pays. Car Soumaïla nous était, et va nous rester, cher pour plusieurs raisons : par ce qu’il a accompli, par ce qu’il était, par ce qu’il a souffert et par ce qu’il symbolisait pour beaucoup.

Son parcours est connu. Sa diversité et sa réussite témoignent de la qualité de l’homme, mais aussi de la façon dont il concevait ses missions : pour lui, la réussite ne peut se prouver que dans l’action, la rigueur et les résultats obtenus. C’est ainsi que, sa vie durant, qu’il s’agisse d’économie ou de politique, il aura à cœur de « faire bouger les lignes » et de laisser chaque fois que possible la trace de son passage tout en tirant les enseignements des missions qui lui sont confiées. La trajectoire en quatre étapes qu’il a suivie après son retour au pays est une bonne illustration de la cohérence de sa vision et de la complétude de son expérience. La vie en entreprises d’abord, avec le géant cotonnier de la CMDT et l’Agence de Cessions Immobilières (ACI), qu’il crée et dirige et qui va révolutionner l’accès à la propriété foncière : il éprouve ainsi les réalités du terrain et s’y exerce à la rigueur. La gestion de la chose publique ensuite, avec ses missions de Secrétaire Général de la Présidence, de Ministre des Finances, et de Ministre de l’Equipement : il peut y exercer ses talents de négociation et de diplomatie, mais aussi de leadership, de fermeté et de mise en ordre. La politique après, suite logique de ses fonctions précédentes et dont il a attrapé le « virus » : candidat aux plus hautes fonctions de la République, chef de parti, il aborde ces ambitions nouvelles avec le sérieux, la ferveur et le charisme qui le font devenir un des dirigeants les plus crédibles du pays. Les responsabilités publiques régionales enfin : son élection comme Président de la Commission de l’UEMOA, rôle qu’il va assumer avec brio pendant sept ans, va lui donner une stature d’homme d’Etat que tous ses interlocuteurs vont lui reconnaitre.

Mais cette ascension légitime, patiente et ordonnée, ne change pas sa personnalité. Celui qui est devenu le Président Cissé s’efface souvent derrière Soumaïla. En l’approchant, on ne peut qu’être frappé d’abord par sa modestie et sa gentillesse : il écoute avant de parler, met à l’aise ses interlocuteurs, avec son visage souriant et sa voix douce un peu trainante, et leur donne de l’importance, quels qu’ils soient. Puis apparaissent l’intelligence et la vision : cette façon de comprendre l’essentiel d’un sujet ou d’un dossier, et d’en résumer les difficultés et les solutions, de faire partager ses vues aux interlocuteurs, de les convaincre ou d’intégrer autant que possible leurs réserves pour que le dossier enfin finalisé puisse être approprié par tous. Alors émerge chez lui une autre facette : le dirigeant ne peut se contenter d’émettre des idées, fussent-elles bonnes et novatrices. Celles-ci, dès qu’elles sont agréées, doivent devenir une réalité concrète par un programme d’actions qui démontrera clairement qu’elles peuvent changer la vie d’un grand nombre. A chacune de ses missions, il s’impose donc l’exercice parce qu’il sait que c’est ce qui restera pour l’avenir. Les nouveautés introduites par l’ACI ou la modernité du contenu de sa campagne présidentielle de 2013, basée sur un vrai programme, sont peut-être les meilleures illustrations de cette approche. Mais cette obsession du travail complet avait la chance de s’appuyer sur une autre passion ; celle de la famille. Ce n’était pas une simple attitude, mais un lien vital qui apparaissait à ceux qui veulent bien voir : son épouse Astan, présente à chaque moment, est restée très probablement son premier appui pour toutes ses nouvelles audaces et sa défense la plus solide contre les attaques subies qui furent parfois violentes.

Tout homme de premier plan est habitué à affronter, surtout en politique, contestations et injustice, voire trahisons et « coups bas ». Mais, au moins à deux reprises, Soumaïla Cissé a eu à supporter des coups du sort qui dépassaient la mesure et nous ont encore rapproché de lui. En 2012, les putschistes fantoches qui s’emparent d’un pouvoir alangui voient vite en lui un des rares politiques qui n’accepteront pas de s’incliner ou de composer. Ils décident rapidement de s’emparer de lui. Lourdement blessé dans sa fuite, Soumaïla devra finalement être évacué en France, après d’âpres négociations avec ceux-là même qui laissent en même temps tomber sans résistance la moitié du pays entre les mains des terroristes. En 2020, alors que les élections législatives pourraient éventuellement permettre de freiner la chute du pays vers le précipice, l’enlèvement de Soumaïla pendant la campagne perturbe tous les pronostics et détruit les espoirs des nombreux citoyens qui l’attendaient. Même si son rapt, longtemps non revendiqué, est finalement réclamé par une bande de bandits-terroristes, de grandes zones d’ombre persisteront peut-être à jamais sur les circonstances de ce tragique évènement. Il faudra l’exigence constamment exprimée de tout un peuple et de nombreux amis étrangers pour que sa libération devienne une cause nationale et intervienne après six longs mois.

Dès lors, beaucoup se reprennent à espérer que l’avenir du Mali ne pourra se faire sans Soumaïla Cissé. Son parti, l’Union pour le Renouveau Démocratique (URD), est resté bien structuré malgré sa longue absence, preuve d’une solide organisation. Il pourrait devenir le pilier d’une grande alliance regroupant celles et ceux qui feraient passer le redressement d’un pays glissant de crevasses en précipices avant leurs propres intérêts ou ambitions. Plus personne ne peut imaginer que la victoire à la Présidence du pays lui serait « volée » une troisième fois après celle de 2013, où Soumaïla fut victime de l’illusion donnée par l’autre camp sur sa capacité de résistance aux menaces sécuritaires, et des alliances imprévues à son encontre, puis en 2018 au terme d’élections ardemment et longuement contestées, y compris par le candidat Cissé lui-même qui avait pourtant reconnu sans hésiter sa défaite en 2013. Deux ans à peine suffiront pour constater que les dirigeants alors réélus ont montré leur totale inaptitude à répondre aux besoins de l’économie et de la société maliennes, sans renoncer à leur rapacité, et donc pour laisser imaginer que ces contestations étaient bien justifiées. Les faiblesses constatées et déviances pressenties de la Transition actuelle, dont les leaders doivent normalement être « hors jeu » en 2022, confortent la nécessité de la présence future de vrais hommes d’Etat.

Dans ces circonstances, Soumaïla devait nécessairement faire partie de la « solution » en 2022. Peut-être était-il lui-même cette « solution », comme beaucoup le pensent, mais l’homme avait suffisamment souffert pour faire passer ses idées et ses propositions avant lui-même. Quand les épreuves frappent un homme intelligent, de longue expérience et de grande humanité, elles lui donnent la sagesse nécessaire pour prendre les bonnes décisions que tous suivront. Le Mali pouvait – et devait – donc reprendre espoir avec le retour du fils de Niafunké. Mais le destin en a décidé autrement et, une fois de plus, il laisse le Mali plongé dans un horizon d’incertitudes et de craintes. Il nous reste à reprendre la route pour lever celles-ci avec courage et persévérance comme le fit plusieurs fois Soumaïla. Pour l’heure, que notre amitié soit totalement investie dans la prière pour le repos de son âme et pour la proximité de pensée avec son épouse et sa famille.

Paul Derreumaux

Article publié le 31/12/2020

 

 

 

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Mali : Gardons le cap !

Mali : Gardons le cap !

 

Le coup d’Etat du 18 août 2020 était apparu pour une large majorité de Maliennes et de Maliens comme une délivrance. Il mettait fin, de façon relativement apaisée, à une situation entièrement bloquée : un régime à bout de souffle, accusé de nombreuses pratiques corruptives, incapable de répondre à des revendications catégorielles multiples, de plus en plus inefficace dans son soutien à la croissance et dans la lutte antiterroriste, englué dans la remise en cause partielle des résultats des législatives de mars 2020 ; des manifestations très suivies, à Bamako et en province, conduites par des leaders religieux, politiques et syndicaux, réclamant, entre autres, le départ du Président et de son gouvernement. Un soulèvement militaire avait donc facilement ramassé en août dernier un pouvoir déjà largement mis à mal par une longue période de paralysie et trois mois de vive contestation. L’atmosphère joyeuse et « bon enfant » qui a salué ce changement politique a bien montré la facilité de l’opération, le soulagement des citoyens et l’espoir immense que représentait pour eux ce changement. Pour le peuple malien, et surtout les jeunes, il allait instaurer, enfin, un « Mali nouveau », traduit par le mot « Refondation » auto-approprié par la plupart des acteurs, qui serait libéré des démons progressivement installés après la grande espérance du Renouveau Démocratique de 1991 (cf. notre appel « Pour une transition réussie au Mali »)

Les premières déclarations à la population et aux médias du Conseil National pour le Salut du Peuple (CNSP), jugées dans l’ensemble rationnelles, modérées et ouvertes, et les premiers jours sans faux pas des militaires putschistes avaient amené la population et les observateurs à adopter un sentiment positif sur la jeune équipe au pouvoir et sur ses intentions. La position inflexible de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), prise dès le coup d’Etat, a vite conduit le pays à appuyer les nouveaux dirigeants. C’est dans ce contexte empreint d’un fort sentiment de nationalisme et d’un a priori de soutien aux actions de remise en ordre attendues du pouvoir militaire que celui-ci a entamé la préparation de l’installation des Autorités de la Transition politique. Trois principales limites aux caractéristiques possibles de cette Transition avaient seulement été émises par beaucoup de citoyens : une direction civile et non militaire ; une composition de l’équipe fondée avant tout sur la crédibilité et la compétence reconnue de chacun de ses membres ; une durée strictement limitée mais suffisamment longue pour des réformes de fond.

La relative lenteur avec laquelle les concertations ont été préparées pour cette mise en place de la Transition ainsi que le déroulement et les conclusions de celles-ci en septembre dernier avaient déjà suscité beaucoup d’interrogations et déceptions. La place éminente des militaires dans le processus et dans les futurs organes, y compris au niveau le plus élevé, et l’absence de priorités bien arrêtées dans le programme de travail étaient notamment surprenantes par rapport aux souhaits publiquement exprimés, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, depuis le coup d’Etat. Soumises à un feu vert de la CEDEAO pour que celle-ci accepte une levée de ses sanctions, les propositions maliennes ont été contraintes au minimum à plusieurs amendements et précisions. Devant divers atermoiements, voire des louvoiements, observés face à certaines de ces demandes, la fermeté de la CEDEAO est apparue cette fois très utile pour que des points jugés essentiels soient clarifiés et publiquement agréés.

Sur cette base, les blocages de la CEDEAO n’ont pu être levés que début octobre 2020, soit plus de 45 jours après le coup d’Etat, ce qui a alors permis au pays, à ses habitants et à ses entreprises d’espérer le retour à une vie plus « normale » et le début d’une phase de reconstruction du Mali sur les nouvelles bases attendues. A l’évidence, les étapes qui ont suivi cette décision ont surtout contribué à accroître les inquiétudes des citoyens pour au moins deux raisons.

La première est la lenteur constatée dans la mise en place des organes chargés de gérer la Transition. Le Premier Ministre désigné a dû mettre dix longs jours pour composer le gouvernement qui devrait être la cheville ouvrière essentielle dans la définition et le lancement des lignes directrices de la Refondation attendue. En outre, le public n’a pas retrouvé à tous les postes ministériels des personnalités techniquement éminentes et suffisamment neutres, qui l’auraient rassuré. En revanche, les fins connaisseurs des relations sociales multiples que connait le pays ont vite décrypté les connexions existantes entre les personnes choisies, et notamment la très forte influence, directe et indirecte, que possèdent les leaders du CNSP dans cette équipe. Le Conseil National de la Transition, quant à lui, n’est pas encore constitué, la complexité de sa composition telle qu’envisagée ne facilitant sans doute pas la désignation de candidats ayant les compétences requises pour le rôle de ce Conseil. Ces retards expliquent vraisemblablement pourquoi le CNSP n’a pas encore été dissous contrairement au programme des actions à mener. Son existence ne se justifie pourtant plus puisque toutes les forces concourant au redressement peuvent maintenant se fondre dans une Transition oeuvrant pour le bien du pays.

La seconde raison est que ne sont pas encore apparus les signaux qui montreraient que nous sommes entrés dans une nouvelle ère de transparence, de reconnaissance de l’urgence à agir, de prééminence permanente de l’intérêt général sur les intérêts particuliers, et de renaissance de l’Etat, de l’administration et de tous les acteurs socio-économiques du pays. Au contraire, alors que ces indicateurs sont pour l’instant absents, quelques premiers clignotants s’allument et alimentent de légitimes inquiétudes.

Ainsi, aucune information publique n’a indiqué que la déclaration de patrimoine des Autorités désignées, pourtant obligatoire, était réalisée.

Les « fuites » largement commentées sur les sujets d’examen du Diplôme d’Etudes Fondamentales (DEF) sont une autre illustration de la persistance de tares passées. La réponse apportée par la coupure de certains réseaux sociaux, pour limiter la diffusion excessive de ces fraudes, tendrait à prouver qu’il est jugé plus facile d’agir sur les moyens de propagation que sur les causes de cette anomalie.

Les menaces de grèves annoncées par les Administrateurs Civils, les policiers et d’autres catégories socio-professionnelles montrent enfin la gravité du malaise dans de nombreux secteurs, et notamment du côté des salariés de l’Administration. Or cette dernière jouera un rôle capital dans la remise en marche de services de l’Etat diligents, efficaces et irréprochables, et dans le rétablissement de la confiance entre les pouvoirs publics et les citoyens.

Surtout, la multiplication des attaques meurtrières perpétrées par les terroristes à l’intérieur du pays, et particulièrement dans le Centre de celui-ci, est beaucoup plus préoccupante. Le Mali attendait en effet impatiemment que l’armée, efficace pour se saisir à Bamako d’un régime aux abois, s’engage avec force et détermination pérenne, en coordination performante avec les troupes alliées engagées dans le même combat, dans la reconquête de tout le territoire et le retour à une sécurité durable en tout lieu. Malgré une écoute attentive, rien n’est jusqu’ici apparu dans les mots d’ordre ou les actions des Forces Armées et de leurs premiers responsables, qui nous indique qu’il s’agit là d’une priorité absolue. D’une certaine façon, la population attendait un héroïsme et une stratégie dignes d’un Soundjata Keita, mais n’a observé jusqu’ici qu’une timidité surprenante et de nouveaux reculs. Le trop long encerclement du village de Farabougou par des bandits terroristes au visage découvert, prolongé plusieurs semaines à la consternation générale, et dont l’épilogue est encore flou et incertain, est le témoignage le plus affligeant de cette évolution. Celle-ci est incompréhensible pour tous, et, si les justifications tactiques existent, leur présentation fait encore défaut.

Qu’on ne s’y trompe pas. Nous savons que, dans chaque Ministère ou Administration, la mise en place d’un dispositif requiert du temps et de l’énergie. La constitution des cabinets ministériels ou les prises de contact avec les dirigeants étrangers, ou les administrations et entreprises sous tutelle sont indispensables. Elles ne devraient cependant pas constituer la seule actualité du Gouvernement face à des urgences connues et non résolues.  Un large public a besoin d’être certain que tout est mis en œuvre, de façon à la fois ambitieuse et rationnelle mais urgente et réaliste, pour que les écoles et universités fonctionnent sans accroc, que l’accès aux soins soit facilité pour les plus démunis, que la corruption est partout menacée et en recul, que les mesures sont prises pour que les recettes fiscales et douanières sont bien recouvrées et la fraude combattue, que les menaces de grève sont désamorcées, que les routes sont améliorées,… A défaut de la mise en évidence que ces questions sont en cours de traitement prioritaire, il est à craindre que les Maliens aient tendance à conclure comme l’adage populaire : « Tout ce bruit pour rien ».

Trouvera-t-on que notre impatience est trop arrogante ou trop critique ? Ici encore, qu’on ne se méprenne pas. Le voeu le plus cher du plus grand nombre est que l’équipe installée au pouvoir, pour 18 mois, réponde à toutes ses attentes et que le peuple puisse faire bloc derrière elle comme au premier jour, dans une relation de confiance enfin rétablie avec les dirigeants. Il suffit de passer dans les quartiers de Bamako, et encore plus dans d’autres villes, pour comprendre l’urgence de toutes les requêtes exprimées et la disponibilité de chacun à soutenir les efforts qui visent à les satisfaire. Mais cette anxieuse espérance s’accompagne obligatoirement d’une exigence de transparence, d’information et d’explications de la part des dirigeants et d’un devoir de vigilance des dirigés. Qu’il nous soit donc permis de réclamer la première et d’assumer la seconde.

Un pays ne meurt jamais, mais sa descente aux enfers peut être interminable et est toujours préjudiciable aux plus modestes. C’est cela qu’il nous faut éviter en gardant bien, tous ensemble, le cap d’un véritable changement qui doit être conduit sans faiblesse et sans relâchement pour atteindre les objectifs dans les délais fixés.

 

Ont signé cet appel

Mossadeck Bally, Maïmouna Sow Bally, Moussa Bagayoko, Arwafa Ben Baba, Jamila Ben Baba, Abdoulah Coulibaly, Paul Derreumaux, Ramatoulaye Traore Derreumaux, Fatoumata Sidibé Diarra, Tiguida Guindo Diarra, Sekou Diarra, Hamadoun Dicko, Modibo Dicko, Mohamed Bassirou Diop, Cheikna Dibo, Serge Lepoultier, Ibrahim Sory Makanguilé, Mariam Coulibaly N’Diaye, Habib Ouane, Fatoumata Keita Ouane, Mamadou Sidibé, Aminata Diabaye Sidibé, Birama Sidibé, Youba Sokona, Khanata Traore Sokona, Amadou Sidiki Sow, Sadio Lamine Sow, Moustapha Soumaré, Ousmane Sy, Ousmane Thiam, Aya Diallo Thiam, Diadié Touré, Moctar Touré, Lalla Badji Haidara Touré, Hamadoun Touré, Ibrahim Touré

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Analyse économique et sociale

Les risques de conflit interne dans les pays en développement et leurs modes de concrétisation : l’exemple du Mali

Les risques de conflit interne dans les pays en développement et leurs modes de concrétisation :

l’exemple du Mali

 

La Fondation pour les Etudes et Recherches sur le Développement International (FERDI), domiciliée à Clermont-Ferrand, vient de terminer une passionnante étude menée pour le compte de la Fondation Prospective et Innovation sur « Les déterminants des conflits internes dans le monde : Comment estimer les risques et mieux cibler les efforts de prévention ». Par comparaison aux théories existantes sur les conflits et les analyses statistiques sur ce sujet, la FERDI apporte dans son travail plusieurs avancées notables. On y trouve par exemple les justifications de l’existence de deux types de risques différentiés -risques structurels et risques non structurels-, la mise au point d’un indicateur qui estime les probabilités d’apparition d’un conflit interne, et la mise en évidence de l’importance de la prévention des conflits, rendue possible grâce à la meilleure connaissance des risques majeurs.

Même si les conclusions de cette étude peuvent s’appliquer à l’ensemble des pays en développement, ses auteurs portent une attention particulière au Sahel, devenu dans les années 2010 une zone où le risque de conflit a particulièrement augmenté, et où sa concrétisation est parfois devenue une réalité quotidienne et durable.

Dans ce périmètre sahélien, le présent article s’attachera au cas concret du Mali. Comme le montre bien la FERDI, une probabilité élevée d’un conflit interne ne signifie pas la certitude ou la proximité dans le temps de son éclatement. On constate ainsi que le Tchad et le Niger ont dans l’étude une probabilité de conflit plus élevée qu’au Mali, par suite du niveau de leurs risques structurels. Pourtant, c’est au Mali que la décennie 2010/2020 a vu éclater le plus de conflits en raison de la manière dont les divers risques se sont enchevêtrés.  Ceux-ci ont conduit à trois conflits internes successifs.

Pour ce qui concerne les risques, le Mali semble présenter sur la période principalement trois risques structurels et trois risques non structurels.

En matière structurelle, le point le plus important et le plus préoccupant est celui du terrorisme régional. Apparu de façon endémique avec la fuite vers le Sud des djihadistes algériens après la guerre civile d’Algérie en 2002, il a été brutalement et considérablement renforcé lors de la chute de Kadhafi en 2012, en raison des nombreux mercenaires armés fuyant la Lybie qui se sont installés durablement dans le Nord du pays. Depuis lors, ce terrorisme est permanent et meurtrier, avec parfois plusieurs certaines de victimes par an. Sa dangerosité est accrue par les liens de ces terroristes avec le grand banditisme, deux fléaux qui s’appuient mutuellement, et par la diffusion massive d’armes dans le pays, qui propage ce péril.

Le second risque est celui de la vulnérabilité économique du pays. Celle-ci transparait à travers de nombreux indicateurs venant d’horizons variés. On peut citer ainsi la fragilité résultant d’une faible diversification d’un appareil productif formel concentré sur l’exportation de l’or et du coton, fortement soumis aux chocs exogènes. On peut retenir également une production d’électricité très insuffisante, onéreuse pour les usagers, qui ne suit pas la croissance des besoins et qui ne tire pas profit de l’immense potentiel d’énergie solaire. On peut ranger aussi dans ce groupe la faiblesse du capital humain, qui résulte notamment d’un système éducatif et de formation professionnelle dont l’insuffisance quantitative et qualitative avive cette vulnérabilité.

Le troisième réside dans une population en croissance forte de 3% par an, qui explique en particulier les difficultés du chômage et les besoins lourds en équipements d’éducation et de santé.  Cette progression se traduit aussi par un exode rural très important vers la capitale, qui augmente les concentrations de population dans les quartiers pauvres et accélère le dépérissement des campagnes, deux facteurs favorables au terrorisme.

Les principaux risques non structurels sont aussi au nombre de trois. Le premier est celui d’une aggravation et d’une plus grande prise de conscience des inégalités. Il s’agit avant tout des inégalités financières créées par une croissance dont les fruits sont mal répartis entre toutes les composantes de la population, par l’absence de politique de redistribution de revenus, par le mauvais fonctionnement de la justice ou de la fiscalité et par une corruption de plus en plus grande, impunie et impudique. Mais on recense aussi des inégalités qui se creusent au plan spatial, avec les retards accrus d’équipements publics hors de Bamako, ou social, avec les disparités observées en matière d’accès aux soins.

Un deuxième risque est celui de l’instabilité politique : le renouveau démocratique de 1991 avait fondé beaucoup d’espoirs en la matière. Ceux-ci se sont amenuisés au fil du temps en raison du mauvais fonctionnement de partis politiques trop nombreux, de la perte de crédibilité de la plupart des hommes politiques, des nombreux scandales de détournements de deniers publics auxquels ils sont associés et de leur impunité, de l’insatisfaction de beaucoup de politiques publiques. Le Mali a subi deux coups d’Etat, respectivement en 2012 et 2020, qui ont traduit cette instabilité.

Enfin, un troisième facteur a été l’intensification des conflits dans les pays voisins. Cela a été le cas avec le Burkina Faso, notamment à partir de 2018. Cela a aussi été observé avec le Niger, en particulier dans la zone dite « des trois frontières ». La montée en puissance de ces difficultés à proximité du Mali a alimenté la recrudescence du risque structurel de terrorisme/banditisme dans le pays et accru les difficultés à le combattre.

L’imbrication temporelle et spatiale de ces divers facteurs a généré successivement trois conflits de nature différente. Dans chaque cas, un ou plusieurs risques structurels, déjà intenses en eux -mêmes, se sont télescopés avec un ou plusieurs risques non structurels qui connaissaient une brusque détérioration et ont été l’élément déclencheur d’une crise aigüe débouchant sur un conflit, un peu comme un détonateur produit l’explosion d’une bombe.

Le premier conflit, né en 2012 et toujours présent, est essentiellement de nature politique. Le risque structurel sécuritaire s’est à cette date soudainement dégradé par suite du chaos en Lybie et de l’afflux de terroristes dans le Nord du Mali. Dans le même temps, les déboires de l’armée malienne face à ces terroristes et la vigilance insuffisante de l’équipe présidentielle qui termine alors son mandat ont fait apparaitre un risque non structurel qui s’est exprimé par un coup d’Etat et l’effondrement du pouvoir exécutif à Bamako. Ce vide politique imprévu a déclenché l’assaut rapide des djihadistes tentant d’envahir le Sud du pays. Même si l’attaque a été arrêtée in extremis par l’armée française en janvier 2013, ce premier conflit violent se poursuit jusqu’à ce jour.

Le second, apparu progressivement à partir de 2016, est alimenté par le premier mais a aussi ses propres composantes ethno-économiques. Le fondement structurel du terrorisme demeure ici une composante explicative déterminante en raison de la présence persistante des bandes terroristes dans le Nord du Mali et de leur volonté de s’étendre vers le Centre du pays. Deux facteurs non structurels vont s’ajouter. Le premier est une détérioration progressive des conditions de vie aux plans économique comme social à l’intérieur du pays : celle-ci exacerbe les tensions entre collectivités ethniques, confessionnelles et professionnelles, mais aussi les revendications contre le pouvoir central et l’étranger. Le second est une déliquescence de l’armée et de l’administration par suite d’un affaiblissement du pouvoir politique central, de moins en moins capable d’assumer ses fonctions régaliennes -éducation, justice, administration,  ..- et qui abandonne peu à peu ses positions à l’intérieur du pays. La crise provoquée par la confluence puis l’intensification de ces divers risques va se transformer en un conflit ouvert qui se perpétue encore.

Le troisième conflit, le plus récent, est lui aussi de nature politico-économique et s’est déroulé en 4 phases : une élection présidentielle aux résultats très contestés en 2018; des élections législatives de mars 2020 dont l’annulation partielle des résultats a été jugée inacceptable ; des manifestations  de grande ampleur pour des motivations tant politiques que sociales à compter de juin 2020 ; un coup d’Etat militaire en août 2020 pour faire face à une situation politique complètement bloquée. Dans ce cas, le facteur structurel d’une vulnérabilité économique croissante a joué un rôle essentiel. Le pays s’est en effet trouvé enfermé dans une spirale négative sous le coup d’un durcissement de l’environnement économique international, d’une gestion erratique des finances publiques et d’une quasi-paralysie de l’Etat au moment où la pandémie du covid19 exigeait de lui des décisions rapides, importantes et cohérentes. Cette situation a été envenimée par deux éléments non structurels : un rejet massif de la corruption et de l’inaction de l’Etat qui approfondissaient des inégalités déjà criardes; une contestation politique majeure, aggravée par la répression sanglante de juillet 2020, qui conduisait à une instabilité ingérable.

Deux constats annexes peuvent être tirés dans l’analyse de cette dernière crise. L’épidémie du Covid19 ne semble pas avoir joué dans ce cas particulier un facteur déclenchant décisif mais a alimenté les risques de vulnérabilité économique et d’accroissement des inégalités. Par ailleurs, pour ce qui concerne les partenaires extérieurs, la France a maintenu son aide militaire durant ce récent conflit pour limiter l’impact négatif de cette situation sur la lutte contre les terroristes et, comme les autres grands pays, est restée ouverte à un appui à la transition politique pour désamorcer durablement ce troisième conflit et éviter l’aggravation des deux premiers.

Une question majeure réside évidemment, ci comme partout ailleurs, sur les meilleures voies à suivre pour réduire l’intensité des conflits existants et si possible diminuer la probabilité de nouveaux conflits ? Deux données préalables sont à considérer dans l’exemple du Mali. La première est que, pour ce pays, le challenge est très difficile en raison d’une dégradation avancée dans beaucoup de domaines : le « déminage » prendra donc du temps avec des résultats souvent non immédiats. Par ailleurs, compte tenu du rôle de « boutefeu » des facteurs non structurels, c’est sans doute ceux-ci qu’il faut réduire ou annuler d’abord, sans négliger les facteurs structurels. Si on admet ces hypothèses, trois grandes esquisses de propositions, visant trois objectifs, semblent pouvoir être retenues dans le cas particulier analysé

La priorité est de Rétablir la confiance à tous les niveaux pour affaiblir les risques non structurels d’inégalités croissantes et d’instabilité du pouvoir. Il s’agit alors, au niveau politique, d’élever les exigences de compétence et d’honnêteté des acteurs, de recrédibiliser les élections et les élus ; au niveau de l’Administration, de rétablir la fiabilité et la performance des principales administrations régaliennes sur tout le territoire par une action ciblée et prioritaire et en utilisant de préférence des méthodes innovantes ; au niveau des citoyens, de promouvoir un nouvel état d’esprit de respect des règles ; au niveau des partenaires extérieurs, de renouer des relations positives pour retrouver les appuis financiers, humains et techniques indispensables.

Un seconde ligne directrice devrait consister à Restaurer la force sur deux plans, pour réduire les risques structurels du terrorisme régional et de la vulnérabilité économique. D’abord dans l’armée, en assurant une plus grande efficacité de celle-ci sur le terrain, une meilleure formation et motivation de toute la chaine opérationnelle et en réussissant enfin une meilleure coordination avec les forces alliées, indispensable depuis longtemps. En même temps, en redonnant enfin une priorité aux nombreuses actions à mener dans le domaine économique, tant dans le secteur productif par le soutien aux composantes du secteur privé qui jouent les règles du jeu, que dans les finances publiques qui doivent être remises en ordre.

Enfin, à moyen terme, il faut Redonner l’espoir pour réduire le niveau élevé de l’ensemble des risques, en construisant un écosystème politique plus équilibré, plus contrôlé et plus efficace et un écosystème économique avec une vision cohérente à long terme du pays et une définition réaliste et contraignante du chemin pour l’atteindre.

Paul Derreumaux

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Analyse économique et sociale

Appel pour une transition réussie au Mali

Appel pour une transition réussie au Mali

 

Pendant plusieurs mois, nous avons assisté à plusieurs manifestations regroupant de nombreuses composantes des populations Maliennes, à Bamako comme dans d’autres villes, à l’intérieur et au sein de la Diaspora. Leur objectif commun était d’obtenir la fin d’une gouvernance caractérisée, notamment, par une dégradation continue de la situation politique, sécuritaire et socio-économique du pays, sous les coups répétés de la corruption, du népotisme, du gaspillage des maigres ressources financières de la nation, de l’inaction et de l’absence de vision des principaux responsables. Les critiques des manifestants portaient également sur la négligence des secteurs prioritaires de l’éducation et de la santé ainsi que sur la faiblesse des réactions face à l’ennemi terroriste et la non-transparence de nombreuses décisions.

Des manquements de tous ordres ont provoqué, à la fois, le découragement des acteurs publics et privés qui cherchaient malgré tout à remplir leur rôle. Ils ont aussi entraîné une perte de confiance généralisée de toutes les forces vives de la nation vis-à-vis des plus hauts responsables de l’Etat et de toute la classe politique. Les dénonciations récentes de ces déviances par des institutions internationales ont encore amplifié les doléances.

L’ampleur exceptionnelle des revendications, l’union de Maliennes et de Maliens de tous horizons culturels, politiques et religieux autour de celles-ci ont témoigné de la profondeur de cette crise et de la nécessité d’y apporter une réponse. Elle n’est hélas pas venue et le refus du pouvoir d’accepter des réformes de fond s’est heurté à la détermination des opposants. La prolongation de cette situation, les risques élevés de nouvelles surenchères à court terme dans l’affrontement rendaient impossible le règlement de ce conflit dans le respect des dispositions constitutionnelles, comme l’exigeaient les Autorités de l’espace régional et les principaux partenaires du Mali

Dans ce contexte, les évènements du 18 août 2020, notamment marqués par la dissolution du Gouvernement et de l’Assemblée Nationale, par la démission du Président de la République, par la mise en place, par l’armée, d’un Comité National pour le Salut du Peuple (CNSP) qui a annoncé une transition politique civile, peuvent constituer l’orée d’une nouvelle ère pour le Mali.

En effet, l’intervention militaire du 18 août, même sortant du cadre constitutionnel en vigueur, représente sans doute aux yeux d’une très large majorité de la population malienne une chance de remettre au centre du débat les réformes indispensables sans lesquelles le pays risque de basculer durablement dans un précipice. Cela semble également bien compris et soutenu par une grande partie des populations de l’Afrique l’Ouest.

Face à un régime drapé dans sa légitimité mais sourd aux changements urgents à accomplir et aux pratiques à abolir, face à une opposition basée sur des constats de défaillances incontestables mais arcboutée jusqu’ici dans des demandes politiques ponctuelles, le « coup de grâce » militaire, épilogue de la longue et héroïque lutte des forces vives de la nation, pourrait rassembler la nation pour permettre de revenir aux préoccupations essentielles, dont les dispositions constitutionnelles ne sont finalement que la traduction choisie par la Nation pour assurer leur concrétisation.

Au plan national, les premières décisions -absence de violence, condamnation des pillages, appel à la reprise des activités dans l’Administration et dans les entreprises publiques et privées – sont un premier indice positif.

Le lancement immédiat du processus de reconstruction politique, à laquelle toutes les composantes de l’échiquier politique et social sont conviées, en est un autre.

Au plan international, le respect des accords internationaux passés, le souhait de coopération avec les institutions régionales et internationales, la poursuite du partenariat avec toutes les forces armées appuyant le Mali constituent aussi un troisième indice positif.

Il faut espérer que ces bons points de départ et l’a priori bienveillant que de nombreux Maliens accordent au CNSP conduiront tous les partenaires étrangers à lui accorder un délai raisonnable pour faire la preuve de ses bonnes intentions.  Mais les défis qui attendent cette nouvelle équipe sont multiples. Il leur faut, en effet, éviter en même temps les pièges de la flatterie, qui les rendraient vite dépendants des habituels corrupteurs, du populisme, qui conduirait à donner la priorité à la vengeance sur la reconstruction, et de la démagogie, qui consisterait à promettre l’Eden quand les caisses sont vides. Leur audace à venir devra les conduire à agir sans relâche, mais après avoir beaucoup écouté et longuement observé. Les engagements initiaux du CNSP et son annonce d’une unité de l’armée derrière ces orientations laissent espérer que les dirigeants de ce Comité ont conscience de leurs responsabilités et de leurs devoirs, et qu’ils méritent d’être observés et aidés si ces engagements sont tenus. S’ils restent fidèles à ceux-ci, alors le Mali tout entier pourra retrouver le chemin de l’espérance et l’envie du combat pour son développement.

Dans la période qui s’engage, deux chantiers majeurs s’imposent, avec la même urgence. Chacun d’eux a des composantes multiples qui ne peuvent être déjà recensés en détail. Mais leurs grandes lignes peuvent être tracées.

@Le premier chantier est celui des actions à mener immédiatement par une équipe gouvernementale de transition et dont on peut citer au moins quatre éléments :

1-D’abord le renforcement de la lutte antiterroriste. Il revient à l’armée, qui a souvent été dénoncée comme un des points faibles du Mali face à des ennemis aguerris, de démontrer que ses troupes et ses officiers sont en mesure de trouver en eux-mêmes les ressources morales, techniques et matérielles pour reprendre l’avantage. Ce combat doit être mené en parfaite intégration avec les actions des forces amies et être très vite accompagné d’un retour de l’Administration dans les territoires reconquis. Il ne doit être caché à personne que la lutte sera longue et difficile. Mais c’est le terrain privilégié sur lequel le Mali et son armée peuvent montrer un nouveau visage, reconquérir la confiance indispensable des populations et des partenaires.

2-Le deuxième élément concerne l’arrêt nécessaire de l’hémorragie financière qui saigne le pays sous l’effet d’une corruption qui a emprunté tous les chemins imaginables et frappe la plupart des secteurs, et notamment les plus névralgiques. Il s’agit d’abord de récupérer, chaque fois que possible, les sommes détournées aux dépens de l’Etat ou des entreprises publiques : dans beaucoup de cas, les dossiers sont identifiés et les responsables connus. Il s’agit aussi d’empêcher la reproduction de telles gabegies : ici encore, les textes, procédures et contrôles adéquats existent souvent et permettront des améliorations rapides et notables s’ils sont tout simplement appliqués. Les notions de moralité, de service public, d’exemplarité, de mérite sont désormais celles qui doivent être mises en avant dans le choix des hommes et dans les actes posés. Elles s’appliqueront à tous, dirigeants comme citoyens, et exprimeront la fin de l’impunité pour ceux qui se sont mis hors la loi. Il s’agira moins d’une chasse aux sorcières, peu conforme aux traditions nationales, que d’un changement profond de mentalité qui aura besoin du support de toutes les énergies.

3-Le troisième élément pourrait être celui d’une rentrée scolaire réussie. Depuis des décennies, le secteur de l’éducation vit une lente descente aux enfers, ôtant à notre jeunesse, fer de lance de la contestation populaire, le goût de l’effort et d’une saine émulation en la plongeant dans le renoncement, voire le désespoir ou la criminalité. Enseignants, parents, élèves et étudiants, mais aussi entreprises et partenaires s’associeront sans doute et avec enthousiasme à tous les efforts qui seront accomplis par l’Etat   pour que l’année scolaire et universitaire à venir s’engage et se déroule dans un esprit de mobilisation générale qui serait le premier signe de la refondation du Mali.

4-Compte tenu de la centralité du Mali dans l’espace de la CEDEAO, avec 5 pays frontaliers au sein de la Communauté, en plus de deux autres frontières non communautaires, le quatrième et dernier élément serait de rassurer l’environnement régional sur les intentions de l’équipe de transition, déjouant ainsi toutes les tentatives de déstabilisation.

@Le deuxième chantier est celui qui, à court terme, conduira au retour du Mali dans une « normalité » économique, sociale et politique. Ici encore, les enjeux sont multiples et certains encore à définir. Trois d’entre eux apparaissent toutefois prioritaires.

1-L’un est économique et financier. Les années récentes ont été marquées, en particulier sur ce plan, par l’absence d’une stratégie de développement à moyen terme soigneusement conçue, justifiée et expliquée à la nation, par l’inexistence d’une programmation cohérente des investissements et actions propres à atteindre les objectifs retenus, par le non-respect des calendriers et des coûts des actions annoncées, par une opacité croissante des comptes publics. Cette déliquescence tous azimuts traduisait la déconnexion totale entre les intérêts des dirigeants et ceux de la nation et de sa population. Le pays doit très vite reprendre possession de son destin en tous ces domaines en prenant le contrepied des pratiques anciennes. Les compétences existent pour appuyer les organes de la transition et l’administration à mettre en place un « programme d’urgence » à cet effet. Celui-ci devrait logiquement bénéficier du soutien des Partenaires Techniques et Financiers, qui connaissent bien la situation délabrée du pays et ceux qui en portent la responsabilité.

Ce programme serait ensuite relayé par un programme plus ambitieux et de moyen terme, qui sera adopté par les futures Autorités constitutionnelles du pays.

2-Le deuxième volet concerne à la fois l’économie et la société et pourrait être focalisé sur la décentralisation. Le Mali est composé d’une mosaïque d’ethnies : toutes sont fermement attachées à leur identité mais, du fait de leur proximité culturelle, leur coexistence pacifique est une tradition séculaire et une particularité forte du Mali. Cette diversité n’empêche pas non plus le fort sentiment d’une nation malienne, qui est ancré dans tous les esprits et a résisté à bien des orages. Cette dualité doit être mieux prise en compte par une meilleure représentativité des diverses Autorités de chaque région et l’octroi à celles-ci de plus grands pouvoirs. Il en résultera de nombreux avantages : décisions plus rapides et tenant mieux compte des besoins locaux, plus grand épanouissement des citoyens, opportunités accrues de revitalisation des territoires, intensification des équipements publics dans les régions, ralentissement possible de l’exode rural et de l’émigration, surtout des jeunes. Les exigences pour un succès de cette stratégie sont lourdes et connues : attribution aux Responsables locaux de moyens financiers en harmonie avec leurs nouvelles attributions, contrôle adéquat des décisions prises, absence de remise en cause locale des orientations nationales sur les questions régaliennes. La particularité de notre situation donne une occasion exceptionnelle de réaliser d’importants progrès, avec audace mais fermeté, sur ce thème majeur.

3-Enfin, le troisième, le plus important et le plus délicat, est politique et a trait au retour, dans les meilleurs délais, à un système démocratique performant, ancré dans les valeurs maliennes, espéré par tous. Car, pour ne pas retomber dans les crises régulièrement subies par le Mali, il est requis de transformer profondément le fonctionnement des institutions, le mode d’accès de ceux qui les dirigeront et les conditions posées pour cet accès. La démocratie ne peut être viable avec plus d’une centaine de partis, dont les plus petits ne sont que virtuels et les plus grands souvent dénués de programme économique et social et essentiellement rattachés à une personnalité. La démocratie ne peut être performante si des conditions plus contraignantes, surtout relatives à la qualité des candidats, ne sont pas posées lors de toute élection. La démocratie ne peut être représentative si chaque élection réunit beaucoup moins de votants que la moitié des électeurs inscrits. La démocratie ne peut être crédible si les citoyens ne sont pas capables de discerner les fausses promesses des objectifs réalistes, soit par manque de compréhension soit parce qu’ils ne se sentent pas concernés. La démocratie ne peut être honorable si des sanctions ne menacent pas ceux qui ne respecteraient pas les règles du jeu, surtout s’ils les ont eux-mêmes posées, et si chacun peut constater l’impunité des fautifs. La démocratie ne peut être inclusive si elle ne réussit pas, d’une manière encore à inventer, à associer les populations, surtout les jeunes et les femmes, de tous les horizons géographiques, ethniques, religieux, sociaux à la désignation des représentants du pays. Enfin, la démocratie ne peut être honnête si elle ne tient pas compte des possibilités financières du pays en ne gonflant pas à l’excès le nombre et l’effectif des institutions.   Si l’on veut faire œuvre utile et durable pour l’avenir, la mise en œuvre de ce très ambitieux projet s’impose et il pourrait conduire à une nouvelle Constitution et donc à une quatrième République. Il doit être mené par une équipe de transition, désignée très vite selon une « Charte de la Transition », qui aura à s’effacer lors des élections à venir. Cette équipe devra agir avec rapidité mais sans précipitation (pourquoi ne pas investir le nouveau Président le 4 septembre 2023), et faire preuve, à tout moment d’exemplarité, de probité, d’indépendance d’esprit mais aussi d’imagination et de réalisme.

Comme on le voit, le CNSP, s’il veut répondre aux demandes du peuple Malien, ne dispose pas d’un blanc-seing. Les challenges qu’il doit relever sont redoutables et la surveillance des citoyens sera désormais permanente. Mais les censeurs qui ramènent encore aujourd’hui la crise malienne à une simple question d’inconstitutionnalité de notre situation et refusent l’évidence, doivent avoir l’intelligence, et l’honnêteté, d’admettre qu’ils se trompent. En laissant le Mali s’efforcer d’apporter lui-même les réponses aux difficultés qu’il subit depuis trop longtemps, ils apporteront sans doute un plus grand service aux communautés qu’ils représentent. Les Maliens ont montré en d’autres occasions qu’ils étaient prêts à aller jusqu’au sacrifice ultime pour une cause qui leur paraissait juste. C’est bien cette ferveur qui les anime aujourd’hui.

 

Ont signé à ce jour cet appel (26/08/2020) :

Mossadeck Bally, Moussa Bagayoko, Mariam Coulibaly N’Diaye, Arwata Ben Baba, Jamila Ben Baba, Paul Derreumaux, Ramatoulaye Traoré Derreumaux, Mohamed Bassirou Diop, Cheickna Dibo, Ibrahim Sory Makanguilé, Habib Ouane, Fatoumata Keita Ouane, Makhan Dado Sarr, Mamadou Sidibé, Aminata Diobaye Sidibé, Birama Sidibé, Youba Sokona, Khanata Traoré Sokona, Amadou Sidiki Sow, Sadio Lamine Sow, Moustapha Soumaré, Ousmane Sy, Ousmane Thiam, Aya Diallo Thiam, Moctar Touré, Lalla Badji Haïdara Touré, Hamadoun Touré,

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Analyse économique et sociale

Appel pour un Mali à reconstruire

Appel pour un Mali à reconstruire

 

Quatre jours de l’Histoire du Mali.

Quatre jours durant lesquels s’est poursuivi le choc frontal, engagé depuis des mois, entre des revendications inédites des uns et l’écoute léthargique des autres.

Quatre jours où se sont entrechoqués manifestations pacifiques et scènes de pillages, discours lénifiants et répressions sanglantes, audace habituelle d’une jeunesse sans espérance et résistance d’un pouvoir coupable de ne pas en prendre la mesure, cohésion au moins apparente d’un rassemblement d’opposants disparates et isolement croissant des Autorités sous le regard incrédule de l’étranger.

Quatre jours où l’Histoire s’est accélérée après des années de léthargie, de faux espoirs et de descente aux enfers en certains domaines.

Quatre jours au terme desquels les craintes d’une explosion de colère se sont transformées en une indignation et un deuil collectif devant le trop grand nombre de victimes d’une action répressive disproportionnée et inappropriée avec l’utilisation de la force létale.

Il est encore trop tôt pour dire où s’arrêtera cette roue qui s’est mise maintenant à tourner si vite et où elle va mener le Mali. Mais il est déjà possible pour des femmes et des hommes de bonne volonté d’essayer de comprendre pourquoi on en est arrivé là et ce qu’il faudra en retenir pour sortir du blocage actuel.

Le Mali n’est pas une abstraction. C’est un ensemble de 18 millions de femmes et d’hommes qui ont bien du mal à se souvenir que leur nation était, en Afrique, un modèle du « vivre ensemble » et fut, dans une période très lointaine, le berceau de plusieurs grands empires. Comme dans tous les pays en développement, ses citoyens sont plongés depuis les indépendances nationales dans des bouleversements de toutes sortes, inhérents aux objectifs prioritaires de croissance économique.

Ces transformations structurelles, sociales, mentales visent certes une course au mieux-être pour eux-mêmes et leurs familles, et sont acceptées pour cela, même si elles entrainent en permanence des souffrances et des inégalités inhérentes à la croissance.

Mais il revient à l’État, par les politiques qu’il met en œuvre, d’accélérer les résultats positifs du développement, d’en faire bénéficier le plus grand nombre et d’empêcher les inégalités excessives.

Depuis longtemps, les Maliennes et les Maliens sont orphelins d’un tel État, capable de leur donner un horizon à long terme acceptable, voire attrayant, pour tous et de les guider et les mobiliser pour atteindre celui-ci. Certes les problèmes qui assaillent la puissance publique sont immenses et permanents et, comme dans le monde entier, la vie quotidienne s’y est quand même progressivement améliorée notamment sur le plan matériel ou l’espérance de vie, pour citer quelques exemples notoires.

Mais la diffusion instantanée des informations venant du monde entier et les avancées de pays voisins se sont accrues bien d’avantage, créant des manques douloureux et si visibles qu’ils ont fini par réduire à néant la confiance dans l’État. Près de 40% des citoyens, dénués de tout, vivent toujours en dessous du seuil de pauvreté absolue, sans grand espoir que cette situation change pour eux-mêmes ou pour leurs enfants. Pour une grande partie des autres, et quelques soient leurs efforts, leur chance, leur situation professionnelle ou familiale, des menaces qui les dépassent pèsent sur eux à tout instant. Le manque considérable d’emplois, les lacunes croissantes du système éducatif, les défaillances du système de santé ont été longtemps ces risques majeurs. Il s’y est ajouté depuis près de 10 ans l’insécurité physique due au terrorisme et le dépérissement progressif d’une grande partie du territoire national conduisant à l’abandon de ceux qui doivent y vivre.

La patience et la résistance du peuple Malien lui ont permis de supporter jusqu’ici ces vides et ces déceptions et, grâce aux traditions ancestrales de solidarité familiale ou sociale, de trouver des palliatifs individuels plus ou moins satisfaisants. Mais deux constats ont été à l’origine récente d’une contestation structurée et hors des enceintes légales, d’une part, et des scènes de désolation qui l’ont suivie, d’autre part.

  • Le premier est celui d’une corruption envahissante et impudique, jusque dans les cercles les plus éminents du pays, qui pille les deniers publics, fausse les règles du jeu et la logique des compétences dans nombre de secteurs d’activité, et décourage ceux qui s’obstinent à la refuser.
  • Le second est celui de l’injustice: déjà observée dans l’impunité des corrompus, elle est tout récemment devenue intolérable à la suite de la remise en cause de nombreux résultats des élections législatives, qui ont rappelé les longues contestations des dernières élections présidentielles.

L’absence de réponse adaptée à l’ampleur de ces mécontentements populaires, tant de la part des Autorités nationales que des Partenaires du Mali, ne pouvait que conduire à la présente situation insurrectionnelle.

Tandis que beaucoup de Maliennes et de Maliens prient pour le retour au calme, la gravité de la crise a aussi ravivé les prises de parole, trop rares, de ceux qui aspirent à ce que les dramatiques évènements de ces quatre jours soient à l’origine d’une Reconstruction durable du pays et de son État.

Dans ce cadre, nous voudrions, ici, recenser avec humilité mais avec une forte conviction, quelques critères fondamentaux que doivent impérativement réunir les dirigeants, quels qu’ils soient, face à une situation comme celle que vit aujourd’hui notre Cher Pays.

  1. La première est celle d’une honnêteté incontestée par tous. Elle est requise pour faire oublier une longue période désastreuse de discours trompeurs, de promesses non tenues, de difficultés camouflées, de népotisme ou de favoritisme au profit de quelques-uns. Elle s’impose à eux-mêmes, mais aussi à tous leurs proches, empêchant tous « conflits d’intérêts » à l’image de la pratique désormais suivie par toutes les grandes entreprises et les nations avancées.
  2. La deuxième est celle d’une compétence élevée, et si possible exceptionnelle. Les défis sont si grands et les maux si profonds que les surpasser est maintenant chose presqu’impossible. Les dirigeants doivent donc posséder une expérience vaste et éprouvée, une connaissance approfondie du terrain national, des interactions internationales et des succès professionnels reconnus par tous. Ils devraient, si possible, avoir traversé des épreuves et triomphé sans dommages pour ceux dont ils avaient la charge.
  3. La troisième est le goût de l’action et de l’impartialité. Le pays a un besoin impératif de constater que l’État joue pleinement le rôle multiforme qui lui revient : celui d’impulsion, de coordination, d’encouragement, de sanction.

Les citoyens, et notamment les plus jeunes, sont impatients que l’impact de ces actes se reflète dans leur vie de tous les jours, depuis l’amélioration de l’accès à l’électricité à la lutte contre les spéculateurs des produits de base en passant par la facilitation de l’accès à un logement décent.

Les entreprises escomptent que l’État soutiendra mieux leurs interventions dans la création d’emplois et de richesses, mais auront à supporter que des règles mieux adaptées soient scrupuleusement respectées. En somme, les dirigeants ne doivent plus se contenter d’être des tribuns, mais être surtout des hommes d’action.

Ce n’est qu’à ces conditions simultanées d’honnêteté, de compétence, d’impartialité et d’action concrète que pourra commencer à se retisser une relation de confiance entre les populations et l’Etat. Elle permettrait alors à l’État de demander à toute la population une mobilisation maximale pour l’atteinte des objectifs fixés mais aussi des sacrifices provisoires pour des gains ultérieurs clairement identifiés et planifiés.

Car chacun doit savoir que le chemin à venir sera long, jonché de difficultés et de possibles souffrances. C’est pour les faire accepter que les dirigeants doivent être exemplaires et capables de nous convaincre tous. C’est pour les supporter que les citoyens doivent pouvoir croire en leur utilité et adhérer eux-mêmes à ces idéaux d’honneur et de dignité.

Il faut aussi aux dirigeants une abnégation et une humilité à toute épreuve, qui renforceront encore leur leadership.  Ils ne sont que les dépositaires, et non les propriétaires, du pouvoir qui leur est confié par la nation. Cette abnégation impose un don de soi, un engagement sans réserve et un rejet de tout gain personnel. Même si une telle discipline est rare, elle se retrouve dans l’éthique de certains des plus éminents hommes d’État, de Nelson Mandela à Charles de Gaulle en passant par Jerry Rawlings ou Ho Chi Minh.

Cette abnégation peut d’ailleurs être « encadrée » par la constitution, en empêchant le cumul de responsabilités et en renforçant les contrôles exercés et la qualité de ceux-ci.

La dernière qualité des dirigeants, peut-être la plus essentielle, est certainement celle du respect :

  • Respect de la fonction et de ce qu’elle incarne.
  • Respect de la nation au service de laquelle sont les Responsables à tous les niveaux.
  • Respect des droits les plus fondamentaux de l’individu, et notamment celles de sa foi et sa liberté d’expression, dans la pleine tradition de l’Histoire nationale. En la matière, la laïcité de l’État nous semble un bien précieux, qui a souvent préservé l’unité de la nation Malienne et doit donc être soigneusement sauvegardée.
  • Respect enfin et surtout du bien le plus précieux de tous les citoyens qui est leur vie, comme l’avait bien compris le Président Modibo Keita, qui disait, en 1968, qu’ « une seule goutte de sang malien ne doit être versée pour qu’il reste au pouvoir ».

Voilà notre modeste contribution aux discussions en cours. Nous espérons qu’elles expriment les attentes de beaucoup de Maliennes et de Maliens et qu’à ce titre, elles seront écoutées par ceux qui vont reconstruire le pays après cette période d’intenses turbulences.

Puissent ces personnalités être agréées par tous afin qu’un esprit de construction et d’entente anime notre maison commune, le MALI. Puisse chacune d’elles avoir la force et la sagesse nécessaires pour mener à bien la mission qui lui est confiée ou lui sera confiée.

 

Les citoyens maliens signataires (au 17/07/2020)

Mossadeck Bally, Arwata Ben Baba, Jamila Ferdjani Ben Baba, Paul Derreumaux, Ramatou Traoré Derreumaux, Aya Thiam Diallo, Sory Ibrahima Makanguilé, Fatoumata Keita Ouane, Habib Ouane, Aminata Sidibé, Birama Sidibé, Mamadou Sidibé, Youba Sokona, Ousmane Sy, Ousmane Thiam

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Analyse économique et sociale

États-Unis, France, Mali, … : Attention, danger

États-Unis, France, Mali, … : Attention, danger

 

Le monde entier reste encore sous le choc d’une crise sanitaire de grande ampleur, aux contours toujours mal connus et à peine maitrisés, aux conséquences économiques inévitablement lourdes mais mal estimées. Mais trois exemples bien différents nous rappellent que le « monde d‘après » n’a pas fait table rase des dangers du « monde d’avant », bien au contraire.

Aux États-Unis, les images de l’affrontement entre une jeunesse afro-américaine, irrémédiablement pauvre et méprisée pour le plus grand nombre, soumise au risque permanent d’injustices de la part de policiers, et un pouvoir qui attise les colères au lieu de les apaiser, sont d’une violence extrême. Elles montrent bien que le racisme, spécialement anti-noir, reste une plaie historique béante dans le pays. Cette situation est d’autant plus préoccupante que la première puissance économique mondiale est toujours engluée dans la crise sanitaire internationale du Covid-19, dont elle est un des pays les plus durement touchés et pour laquelle la stratégie de réponse demeure floue, ce qui en aggrave sans doute les conséquences morbides. Au plan économique, la situation est emplie de contrastes étonnants avec une forte récession économique, un nombre de chômeurs dépassant celui de la Grande Dépression et des indices boursiers qui, en trois mois, ont perdu près de 40% de leur valeur avant de regagner quasiment tout le terrain perdu. La personnalité très « spéciale » du Président contribue encore à assombrir le tableau : sa gestion souvent erratique, imprévisible et partisane, sa virulence gratuite sont des facteurs importants de la scission croissante des citoyens en deux blocs qui semblent irréconciliables à court terme. La situation apparait donc explosive jusqu’aux élections de mi- novembre, et pourrait le rester ensuite

En France, le panorama est différent mais non moins inquiétant. La pandémie du Covid-19 avait mis en évidence de sérieuses déficiences dans la gestion par le gouvernement de la situation sanitaire du pays : manque de masques et de tests difficilement avoués ; hésitations de stratégie ; méthodes inapplicables de déconfinement dans certains secteurs. Elle a cependant été aussi un grand moment de solidarité nationale, notamment au bénéfice des personnels soignants, une belle démonstration de discipline dans un confinement qui fut douloureux pour beaucoup de citadins et une manifestation du rôle essentiel de l’Etat pour amortir le choc financier issu de l’arrêt imposé de la plupart des activités. Ce sentiment de cohésion a vite été mis à mal lorsque les questions économiques et sociales ont repris le dessus. Des réformes réclamées en vain de longue date, comme celle de l’hôpital public, et soudainement apparues indispensables et urgentes ne bénéficient pas de l’élan espéré. L’inévitable repli de l’Etat dans le financement du chômage partiel, la fragilité financière de nombreuses entreprises et la progressivité de la reprise vont entrainer une explosion à court terme du nombre de demandeurs d’emploi et une diminution significative du pouvoir d’achat. Le manque de flexibilité des chefs d’entreprise comme des salariés face aux sacrifices mutuels à consentir au moins provisoirement risque de rendre la récession plus grave que dans d’autres pays européens. De fortes tensions sociales pourraient alors resurgir, créant le risque d’un nouveau mouvement de « gilets jaunes », aggravé par une poussée de colère liée à la question raciale inspirée par les évènements américains mais alimentée par divers extrémismes. Il n’est nul doute que la très forte abstention et la défaite du pouvoir aux municipales du 28 juin donnent la mesure de l’insatisfaction générale.

Au Mali, l’inquiétude est aussi à son comble. Depuis le coup d’Etat de mars 2012 et l’invasion terroriste qui l’a suivi, le pays semble avoir connu une incessante descente aux enfers. Le pouvoir mis en place en 2013 pour 5 ans n’a réglé aucun des trois problèmes cruciaux du pays. Le premier est sécuritaire. Les terroristes n’ont pu être éliminés, malgré les appuis extérieurs, notamment français, aux forces armées nationales, et se sont même installés dans le Centre du Mali. L’accord d’Alger de 2015, censé mettre fin à l’invasion, n’a produit pour l’instant que des effets mineurs. Le deuxième, politico-administratif, est celui de la mauvaise gouvernance, condamnée par tous mais plus vive que jamais. Elle entraine à la fois des déperditions considérables dans les finances publiques, le découragement de nombreux investisseurs privés nationaux ou étrangers, le ralentissement des activités. Le troisième, politique et économique, réside dans l’absence d’une stratégie cohérente et concrète de développement économique et social du pays.   Faute de celle-ci, des questions cruciales comme celle de l’éducation, de la santé, d’une faible création d’emplois, de la réduction de la pauvreté, de la modernisation de l’administration restent en déshérence derrière la pression des multiples urgences, et poussent les citoyens dans la résignation ou la seule recherche d’une solution individuelle. La persistance d’une croissance économique honorable, sans transformation structurelle, ne s’est pas traduite dans une réduction des inégalités. Malgré tout, les Autorités en place ont été reconduites en 2018 après une élection tendue. Depuis lors, les résultats des élections législatives récentes ont engendré de nombreuses incompréhensions additionnelles. Dans les dernières semaines, un mouvement inédit de contestation, où se mêlent chefs religieux et leaders politiques, a demandé la démission du Président. Face à ces difficultés majeures, l’épidémie mondiale du Covid-19, apparemment peu prégnante jusqu’ici, représente un péril sanitaire mineur, mais est lourde de détériorations économiques supplémentaires.

Si ces situations différent profondément dans leur contexte, leur dangerosité et les solutions possibles, elles présentent toutefois plusieurs points communs.

Le premier est la qualité nécessaire de l’écoute de toute la nation qu’ont à incarner les plus hauts dirigeants du pays. Celle-ci doit être un mélange savant mais indéfinissable de proximité et de distanciation, d’humilité et de hauteur de vue, qui se conquiert mais reste toujours fragile dans les démocraties. Il impose que le Président n’agisse pas dans le seul intérêt de ses électeurs, d’un groupe socio-économique ou d’un clan ethnique ou familial, mais soit capable d’apprécier le bien-fondé des revendications de ceux qui ne l’ont pas élu et d’y apporter au moins un début de réponse. En l’absence d’une telle attention, Martin Luther King avait résumé ainsi l’inévitable : « Une émeute est le langage de ceux qu’on n’entend pas ». Les renversements de régime intervenus en 2019 en Algérie et au Soudan montrent que même des pouvoirs dictatoriaux peuvent s’écrouler, contrairement à toute attente, s’ils restent trop longtemps sourds et aveugles.

Le deuxième est l’impatience croissante des populations, et surtout de la jeunesse, face à des problèmes majeurs souvent dénoncés mais toujours présents, voire aggravés, tels les méfaits du racisme, le niveau élevé de chômage, l’aggravation des inégalités et la persistance d’une grande pauvreté. Faute d’une évolution positive de ces sujets sortant des questions catégorielles classiques, les partis politiques et les syndicats, déjà affaiblis, peuvent se trouver dépassés par leur inaction ou par une position déphasée face à ces revendications transversales. Dans un monde où la communication est devenue partout omniprésente, à travers des réseaux sociaux incontrôlables ou des médias parfois plus tentés par le « buzz » que par une analyse approfondie, ces   insatisfactions trouvent de nouveaux champs d’expression hors des voies démocratiques traditionnelles. Elles peuvent déboucher sur des mouvements spontanés, prenant dans certains cas une dimension inattendue, qui restent souvent sans lignes directrices et essentiellement contestataires. Ceci complique la réponse qui peut leur être apportée, mais facilite en revanche leur perturbation par de nombreuses « fake news » ou leur manipulation, voire leur direction, par des tendances ou des groupes bien structurés, politiques ou religieux selon l’environnement, qui ont leurs propres objectifs et « agendas ». Cette nouvelle donne impose aux dirigeants prudence, constance, force de conviction et d’imagination que seule peut apporter la capacité d’écoute évoquée ci-avant.

Le troisième point commun est que la dégradation et les blocages s’approchent parfois d’un niveau qui dépasse les capacités normales de réforme d’un Etat, quel qu’il soit. La solution requiert alors à minima dans le pays concerné une mobilisation exceptionnelle des énergies autour d’une union nationale ou d’une réforme constitutionnelle. Pour réussir, celle-ci devrait prendre à bras le corps et selon une nouvelle approche tous les problèmes posés et viserait à transformer radicalement les règles de coexistence entre citoyens. La base des désaccords étant souvent tout à la fois économique, politique, culturelle ou sociétale, les actions à mener auront à englober deux composantes. D’abord trouver une solution d’urgence aux doléances les plus sensibles, afin de rétablir un début de confiance et une meilleure sérénité entre les parties prenantes. Ensuite, dépasser tous les égos et conduire des actions structurelles de moyen et long terme qui pourraient transformer fondamentalement le pays en établissant un nouveau « contrat de société » que s’appropriera le pays tout entier. Comme on le devine, il s’agit là d’une mission impossible si l’équipe en charge des réformes n’a pas une qualité et des méthodes de travail exceptionnelles et de grands pouvoirs de décision.

Le dernier aspect est le risque que des revendications légitimes brutalement exprimées conduisent à des poussées de fièvre sans lendemain, soit parce que ceux qui contestent auront échoué, soit parce que les changements éventuels de dirigeants n’auront pas conduit aux réponses attendues. Il est en effet moins difficile de contester que de construire un nouvel ensemble cohérent introduisant les transformations de fond réclamées. Dans les trois pays retenus comme exemples, les forces qui soutiennent les alternatives ont encore à démontrer une vision stratégique de l’avenir capable d’apporter des solutions concrètes et réalistes aux problèmes posés. En la matière, l’expérience a montré, en Afrique comme en Europe, que l’existence d’unions régionales au sein desquelles se tiendraient les pays en difficultés pouvait constituer un « amortisseur de crise » en encourageant la négociation aux dépens de l’affrontement. Cependant, ces intégrations régionales n’ont pu jusqu’ici inspirer des stratégies rénovatrices qui poseraient le futur d’un pays en crise sur de nouvelles bases.

L’allégement de la menace du Covid-19 s’est donc accompagné de la résurgence de questions cruciales déjà anciennes mais toujours d’actualité. Chacun doit souhaiter que le traumatisme créé par la pandémie produise un déclic qui permette d’introduire enfin des avancées réelles sur ces sujets. Mais cette période exceptionnelle doit aussi nous conduire à donner une importance primordiale à des problèmes comme celui de la lutte contre le réchauffement climatique ou une meilleure protection contre la reproduction de telles catastrophes sanitaires. C’est seulement si de telles actions sont devenues prioritaires, à côté de la reconstruction économique, que nous entrerons vraiment dans un nouveau monde.

Paul Derreumaux

Article publié le 29/06/2020

 

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Analyse économique et sociale

Mali : scènes de rue à Bamako par temps de Covid

Mali : scènes de rue à Bamako par temps de Covid

 

Le Mali, comme d’autres pays africains, a cru un moment pouvoir échapper à la pandémie du Covid-19. Une fois les premiers cas officiellement recensés vers la mi-mars 2020, la réaction a pourtant été rapide. Dès le 13 avril, une adresse présidentielle fixe les grandes lignes de mesures administratives et financières pour lutter contre le risque sanitaire et ses impacts économiques, proches de celles qu’adoptent dans la même période beaucoup de nations africaines, et notamment celles de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Mais les annonces généreuses sont souvent imprécises dans leur calendrier et leurs modalités de réalisation -hormis la suspension momentanée du salaire du Président et des membres du gouvernement – et la discrétion quant à leur concrétisation peut inquiéter

Malgré cette riposte rapide qui impressionne à l’étranger, une première complication insoupçonnée apparait vite. A Bamako comme dans les capitales voisines, il est difficile de faire comprendre la gravité particulière d’un danger inconnu et peu visible, alors que la masse des citoyens affrontent quotidiennement les risques de toutes sortes de maladies endémiques mieux connues, au premier rang desquels le paludisme, mais aussi les méfaits de la pauvreté et les manques d’infrastructures de toutes sortes. Malgré les mises en garde gouvernementales et les réseaux sociaux, encombrés de « fake news » plus ou moins fantaisistes, des centaines de milliers de gens modestes et vulnérables croient toujours que le fameux « coronavirus » est une invention. Notre amie Binta, 91 ans bien remplis d’une vie de combats, de sourires et de noblesse intérieure, nous l’explique chaque fois dans le modeste logement qu’elle occupe à Badalabougou. Elle ne peut imaginer la consistance de cet ennemi toujours caché et, avec malice, elle récuse tous nos arguments, acceptant seulement de ne plus nous serrer la main… uniquement pour nous faire plaisir.  Cette insouciance est souvent une nécessité face aux priorités de survie, mais la méfiance dans les Autorités politiques et administratives ainsi que certains ratés de leur communication renforcent la conviction. D’ailleurs, le « numéro vert » publié partout et que chacun peut appeler en cas de symptômes est presque toujours impossible à joindre : alors, que peut-on faire ?

Pourtant, le Covid-19 est bien présent et s’insinue partout. Parti de zéro le 24 mars, le nombre officiel des contaminations, surtout concentrées sur Bamako, dépasse ce 24 mai les 1000 personnes et celui des décès les 60 victimes. Ces données sont certes plus modestes que chez beaucoup de voisins, ce qui alimente aussi le manque d’attention du plus grand nombre. Mais elles sont très probablement nettement sous-estimées : les faiblesses de la politique de recherche des cas suspects, la réticence des populations à se signaler touchés par cette maladie en raison du délabrement des grands hôpitaux publics, le manque de tests, tout concourt à ce que la maladie circule dans l’ombre et agresse plus qu’il n’est dit. Le fait que la pandémie semble toucher les classes les plus aisées, parce qu’il leur est plus facile de se faire tester puis soigner dans de bonnes conditions, l’illustre aussi, comme l’a montré le «mini-cluster » des députés après des élections législatives maintenues malgré l’épidémie. Cependant, les contaminations recensées augmentent encore de 3% par jour. A ce rythme, le nombre de personnes infectées double chaque mois : avant fin juin, les malades pourraient être plus de 2000.

Pour la grande majorité de la population, ballottée entre la solennité des avertissements et la « générosité » des annonces du Gouvernement, d’une part, et les réalités plus prosaïques du terrain, d’autre part, les difficultés de l’heure sont plus tangibles aux plans social et économique que sanitaire. Une première contrainte s’est imposée à chacun avec la fermeture de tous les établissements d’enseignement dès le 20 mars. Cette mesure a sans doute été aussi un moyen de reporter à plus tard le règlement final du bras de fer entre l’Etat et les syndicats d’enseignants qui persiste depuis au moins un an. Elle s’est en tout cas traduite par la mise en vacances de fait de la plupart des élèves et étudiants : les petits traînent désormais autour de la demeure familiale tandis que les ainés passent beaucoup de leur temps sur les téléphones mobiles pour « chatter » ou « surfer », oubliant souvent les « gestes barrière » qu’on leur rabâche. Le téléenseignement n’a pu être mis en place que par quelques écoles et a aussi été pénalisé par la faiblesse de l’équipement des ménages en ordinateurs et en imprimantes. Des tentatives de lancement de cours à la télévision ne semblent pas avoir eu le succès escompté. Les inégalités sociales se sont ainsi encore creusées et le spectre d’une année blanche est une forte inquiétude de beaucoup de parents. La date du 2 juin fixée pour la reprise n’est d’ailleurs pas confirmée à ce jour. Cet arrêt des cours a provoqué la conséquence la plus visible à ce jour dans la vie quotidienne des bamakois : une nette diminution de la circulation. Celle-ci ne fait pas le bonheur des mendiants désormais plus nombreux : aux habitués se sont joints en effet des enfants, privés d’école et laissés à eux-mêmes, et des déplacés du Nord et du Centre du pays, puisque la guerre contre les terroristes, invisible elle-aussi à Bamako, enfle toujours le flot des réfugiés.

Dans la sphère économique, des changements plus profonds, induits par la baisse générale des activités qui frappe le monde entier, n’émergent que lentement. L’éventail des situations est très large. Les chanceux, dont l’activité s’est poursuivie normalement, sont peu nombreux. Ils travaillent dans les sociétés de télécommunications, les banques, les compagnies d’assurance, les compagnies minières, quelques rares filiales d’entreprises multinationales. Ils sont aussi les seuls à pouvoir bénéficier du télétravail, et à réduire ainsi les risques sanitaires tout en gardant leurs -bons- salaires. A l’autre bout du spectre, les sacrifices pèsent surtout sur les salariés les plus modestes et sur les micro-entrepreneurs et commerçants des secteurs formel et informel, qui sont dépourvus de garanties et d’épargne et peuvent tomber brutalement dans la précarité. C’est surtout pour eux que le confinement a été écarté : leur liberté de mouvement est en effet cruciale, pour leurs tâches professionnelles comme ménagères, qu’il s’agisse de maintenir un minimum vital de chiffre d’affaires, de gagner sur le marché « le prix du condiment » ou d’aller chercher l’eau potable dans le quartier. Entre ces extrêmes se trouvent les cas les plus variés selon les secteurs d’activité, la taille des entreprises et la qualité de leur organisation. Face à l’absence d’une assurance chômage généralisée ou d’une prise en charge par l’Etat du paiement d’un chômage partiel, la priorité a été donnée au paiement accéléré d’une lourde dette intérieure, grâce à des financements publics multilatéraux. Il apporte à beaucoup d’entreprises une trésorerie compensant au moins en partie la baisse de leur chiffre d’affaires et règle des arriérés de salaires dus aux fonctionnaires. Pour les ménages, l’aide porte essentiellement sur un allègement des factures d’eau et d’électricité, dont la mise en place est délicate. Le Mali n’a pu en effet débloquer, comme en Côte d’Ivoire, des soutiens en numéraire permettant aux personnes les plus touchées de subsister -75000 FCFA pour trois mois à Abidjan-, dont l’effet aurait été plus rapide et plus sensible. Pour le reste, les arrangements avec les travailleurs dépendent de chaque entreprise et conduisent à beaucoup de suspensions de contrat de travail.

Face à cette adversité générale, maliennes et maliens restent comme toujours optimistes et fervents adhérents de la solution individuelle. S’appuyant sur un dynamisme légendaire, beaucoup recherchent, dans la mesure de leurs modestes moyens, des activités d’appoint pour survivre, voire des opportunités de revenus apportées par le Covid-19. Dans ce pays des beaux boubous, couturiers émérites comme néophytes inspirés se lancent dans la production de masques, motivés par la commande par l’Etat de «  millions d’unités »  ou par la vente au détail. L’ingéniosité des nombreux petits artisans, capables de merveilles avec des instruments dérisoires, met au point des distributeurs de gel hydroalcoolique et des portiques de désinfection automatique. Une « start-up » locale se lance dans la fabrication de matériels médicaux par imprimante 3D. La semaine dernière, c’est muni d’une combinaison pareille à celle d’un cosmonaute que mon coiffeur m’a coupé les cheveux en m’assurant d’une sécurité parfaite.

Dans les comportements quotidiens, les changements s’imposent avec peine. En remplacement du confinement, un couvre-feu, imposé en avril, n’a pu être maintenu longtemps. Contraire aux habitudes de la population, surtout en cette période de grande chaleur, il s’est aussi heurté à la pression des responsables musulmans, puisque le Mali est un des rares pays où les mosquées n’ont pas été fermées. Après quelques échauffourées, le Ramadan a eu raison du couvre-feu supprimé début mai. Le port du masque reste rare, tant parce que l’objet est encore cher pour les bourses maliennes, que parce qu’il est étranger à toutes les habitudes, incommode sous ces températures accablantes et à l’utilité encore contestée. Pour les personnels des entreprises structurées, gardiens inclus, il est cependant devenu une obligation bien respectée. Ailleurs, pour les commerçantes et leurs acheteurs sur les marchés, ou dans les rues, il est une stricte exception alors même que les foules compactes sont toujours la règle. Dans le quartier de l’ACI, chaque départ exceptionnel d’Air France vers Paris est ainsi l’occasion d’une cohue indescriptible et constitue hélas un lieu idéal pour un nouveau foyer de contamination.

Comme si les difficultés sanitaires et économiques ne suffisaient pas, deux autres évènements rendent la période encore plus difficile pour la population. Le premier est la situation catastrophique de la société nationale d’électricité. Dans ce pays où moins de 40% de la population est connectée au réseau national, la période chaude est toujours marquée par de multiples coupures de courant. Cette année, leur nombre a explosé et leur durée considérablement augmenté tandis que des villes du Nord du pays restent plongées dans le noir. A la télévision nationale début mai, le Directeur Général confesse sans ciller qu’il manque de personnel qualifié pour sa maintenance et qu’il attendait la réouverture des frontières avec le Sénégal pour que la situation s’améliore. Abasourdis, mais pas forcément étonnés, devant cet aveu et l’absence de sanctions, les consommateurs se résignent à attendre, une fois de plus. Le second évènement est celui du Ramadan. Celui-ci représente pour chaque musulman plus de quatre semaines de jeûne et de longues prières, mais est aussi une période d’achats exceptionnels de produits de première nécessité pour la coupure du jeune en famille. Avec les difficultés d’approvisionnement et de circulation apportées par la lutte contre le Covid-19, la spéculation habituelle sur les prix de ces denrées s’est emballée malgré la surveillance des pouvoirs publics et s’ajoute à la détérioration des ressources du plus grand nombre.

Habitués par nécessité à la résilience, les bamakois tiennent bon, attendant les signes d’un avenir meilleur. A défaut de ceux-ci, ce week-end leur a amené un répit avec la fête de l’Aïd. Ce samedi, les petites filles aux coiffures magnifiques et les jeunes garçons aux boubous amidonnés ont empli comme chaque année les rues de la capitale pour aller saluer familles et amis, et espérer un « selimafo ». Pas sûr que les règles de distanciation soient bien respectées pendant cette trêve, mais chacun aura repris quelques forces. Suffisamment sans doute pour espérer une bonne saison des pluies, le retour à la normale de l’électricité, la victoire sur le Covid et l’amélioration de l’économie. Alors, on pourra repenser aux nombreux autres problèmes qui restent à régler, parfois depuis longtemps.

Paul Derreumaux

Article publié le 26/05/2020

 

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Analyse économique et sociale

Sahel : quand sera-t-il trop tard ?

Sahel : quand sera-t-il trop tard ?

 

Ogossagou, Sobane Ba, Boulkessi, Indelimane au Mali ; Nassoumbou, Dibilou, Koutougou, Salmossi au Burkina Faso. Ces noms sonnent désormais comme autant de lamentations des familles des victimes de ces massacres, de cris d’angoisse de populations déboussolées et de signes d’impuissance face aux attaques terroristes dans ces deux pays. La même menace pèse aussi lourdement sur le Niger et le Tchad et fait de la large bande sahélienne un vaste champ de combat.

Les périodes de relative instabilité de l’extrémité Nord de ce territoire sont anciennes et ont été fréquentes. Mais l’ampleur, la permanence et l’extension de la dégradation sont récentes et ne semblent plus connaitre de moments de pause. Quatre principales séries de causes exogènes semblent être à l’origine de cette évolution. La première est la montée en puissance des groupes terroristes islamistes à partir du Moyen-Orient depuis le début des années 2000 et la destruction de plusieurs « verrous » qui permettaient de laisser les pays subsahariens relativement à l’écart de cette folie meurtrière, comme la fin de la guerre civile en Algérie en 2002 et le renversement de M. Kadhafi en 2011, qui ont laissé de nombreux combattants s’extraire par le Sud. Le deuxième facteur est la convergence au Sahel des objectifs de ces terroristes et des puissants intérêts du grand banditisme (trafics de cigarettes, drogue et armes ; enlèvements), de plus en plus présent dans cette zone très difficile à surveiller, ces deux groupes s’étant ainsi mutuellement renforcés. En troisième lieu, les évènements politiques survenus au Mali et au Burkina Faso depuis 2012 ont facilité les projets terroristes dans ces deux pays. Dans chacun d’eux, un coup d’Etat a généré une période d’instabilité puis l’installation de nouvelles Autorités élues mais qui n’ont pas été encore en mesure de faire face à des attaques renforcées. Au Mali, envahi pendant neuf mois sur près de 50% de son territoire, même l’important dispositif d’appui mis en place par l’armée française et les Nations-Unis n’a pu que réduire le danger sans l’éliminer. Le dernier élément est l’échec des principaux partenaires politiques du Sahel dans les actions entreprises pour éliminer ce danger. Les troupes onusiennes de la Minusma ont un mandat trop restrictif et géographiquement circonscrit à une partie du Mali qui limite leur efficacité, tout en les soumettant à des risques élevés. Le dispositif français Barkhane, à l’envergure régionale, reste numériquement insuffisant face à l’immensité du territoire. La Force du G5 Sahel, qui devrait être la meilleure voie de réponse aux attaques subies, manque de moyens financiers, d’expérience et d’organisation, et sans doute de soutien politique dans la zone visée. Mais des facteurs intérieurs sont venus aggraver la situation. Ainsi, la poussée démographique exceptionnellement forte a développé ses effets négatifs à travers les questions foncières et la création très insuffisante de nouveaux emplois. De plus, le manque de moyens des systèmes scolaires après les ajustements structurels a spécialement touché les campagnes et amené le salafisme à y prospérer à travers certaines écoles coraniques.

L’accumulation de ces facteurs conduit à une grave crise sécuritaire qui est encore susceptible de nouveaux développements. Au Mali, les forces terroristes, contraintes à la dispersion et à la défensive dans la zone septentrionale, se sont avancées vers le Centre et le Sud en mettant en œuvre une stratégie bien arrêtée et de plus en plus agressive : pose de bombes sur les routes, orchestration de mésententes communautaires aboutissant à d’imposantes tueries, attaques frontales contre des camps militaires et la Minusma. Dans ces territoires plus peuplés, les services régaliens de l’Etat sont, comme plus au Nord, désormais absents dans 2/3 des cas selon les informations les plus couramment citées et le système djihadiste impose maintenant sa loi et ses principes de vie en de nombreux endroits. Jusqu’ici, les réactions semblent davantage verbales, voire incantatoires, que concrètes : les contre-attaques de grande ampleur sont encore attendues et la progression des assaillants ne parait pas arrêtée. Si l’état de guerre est déclaré au plus haut niveau des Institutions, les contraintes qui devraient l’accompagner normalement ne sont guère visibles, au moins dans la capitale. A une intransigeance absolue, l’Etat semble encore prioriser la recherche d’une réconciliation, comme le montrent la grande patience acceptée dans l’application de l’Accord de Paix conclu à Alger en 2015 ou le lancement récent d’un Dialogue National Inclusif. Au Burkina Faso, la dégradation sécuritaire a connu une rapidité surprenante depuis 2018 et tend à rejoindre celle du Mali. Les assauts ont suivi une spirale de gravité fort semblable : attentats à Ouagadougou, meurtres collectifs visant la création d’une opposition entre collectivités religieuses jusqu’ici globalement en bonne entente, attaques contre des positions de l’armée. L’emprise permanente de terroristes en certaines parties du pays pourrait aussi rendre difficiles les élections présidentielles de 2021 qui risquent en même temps de réduire l’attention privilégiée donnée aux questions de sécurité. Les recensements concluent, au Burkina Faso et au Mali, à des centaines de morts et à des centaines de milliers de déplacés, principalement regroupés dans les capitales. Au Niger voisin, le non-règlement de la situation de la cité malienne de Kidal, accusée de servir de base de repli aux terroristes, aggrave les difficultés dans la partie Ouest du pays tandis que la menace de Boko-Haram se fait plus pressante au Sud -Est. Les élections présidentielles qui polariseront l’attention dès fin 2020 pourraient ici aussi fournir l’opportunité d’une intensification des assauts terroristes. Au Tchad, la solidité et l’expérience de l’armée nationale, qui est un pilier des troupes de la Minusma, ont été des atouts décisifs pour le pays, mais la contestation politique qui anime aujourd’hui certaines régions pourrait être rapidement un handicap. Les pays du Golfe de Guinée, qui jouxtent la zone sahélienne de l’Ouest, ont pu rester pour l’essentiel à l’écart de la zone d’action des terroristes islamistes, mais les incursions faites par exemple à Bassam en Côte d’Ivoire et plus récemment dans la Pendjari au Bénin montrent que le danger est permanent.

Cet environnement délétère produit des impacts négatifs croissants sur l’économie des pays sahéliens. Les investissements privés s’y sont fortement réduits, notamment pour ce qui concerne les acteurs étrangers. De grands programmes publics, en particulier d’infrastructures, sont irréalisables dans les zones insécures alors qu’ils y seraient particulièrement nécessaires. Ces décalages aggravent encore le retard de régions déjà défavorisées et constituent un terreau fertile pour les propagandes extrémistes et les contestations du pouvoir central. Même si la croissance globale du Produit Intérieur Brut (PIB) résiste pour l’instant, portée par quelques secteurs déjà bien présents, ce contexte négatif ne permettra ni l’accélération recherchée de l’accroissement du PIB ni la création massive d’emplois décents qu’impose la vive progression démographique. Les finances publiques des nations concernées sont soumises à la fois aux difficultés d’accroissement des recettes, à la croissance exponentielle des dépenses de sécurité et à l’énormité des besoins en investissements. L’absence de perspectives d’améliorations à   court terme favorise l’émigration et augmente les souffrances humaines qui y sont associées ainsi que la pression sur les pays accueillant les migrants.

Au plan international enfin, l’implantation accrue du terrorisme islamiste dans une bonne partie du Sahel aboutirait à la reconstruction d’une grande base arrière d’un Etat terroriste alors que celui-ci a dû fuir l’Afghanistan, puis l’ensemble Syrak-Syrie. Cette position augmenterait considérablement la capacité d’actions destructrices vers la proche Europe ou vers le reste du continent africain. Le poids de celui-ci dans la démographie mondiale contribuera encore à intensifier ce danger.

Les évènements les plus récents ont conduit à une prise de conscience mondiale de l’ampleur des risques encourus et à un accord généralisé sur les deux stratégies à mener simultanément : mettre à mal par tous les moyens l’agression terroriste ; initier au plus vite un développement économique et social profitable à tous dans les zones défavorisées pour rendre inopérantes les propagandes extrémistes. Toutefois, les faiblesses des Etats sahéliens, les frilosités, voire les incohérences, de leurs partenaires étrangers, la lenteur de tous les processus de décision freinent considérablement l’application de ces mots d’ordre. Au moins quatre changements semblent nécessaires sans délai pour faire renaitre l’espoir.

Le premier est la mise en cohérence du discours et de l’action pour ce qui concerne « l’entrée en guerre » contre les bandes terroristes. Si une réconciliation doit effectivement être recherchée avec les populations qui manifestent une contestation de plus en plus ferme aux pouvoirs centraux en raison des injustices ou du dénuement qui les frappent, cette approche consensuelle ne peut viser les terroristes dont le but est de détruire l’ordre existant par les moyens les plus violents, y compris l’assassinat délibéré de victimes civiles. Leur action relève du domaine militaire et exige une riposte du même type. Les trois composantes de cette contre-offensive devraient être la lutte armée, le recours maximal au renseignement pour des attaques préventives, la destruction des circuits d’approvisionnement de l’adversaire en ressources financières et humaines. En raison de la détermination, de l’expérience et de l’armement de ces ennemis, le combat est redoutable pour les armées nationales peu rompues aux caractéristiques de la guerre asymétrique et les risques de pertes humaines élevés. Mais l’enjeu est inédit et la responsabilité qui pèse sur les soldats sahéliens et leurs chefs, à tous les niveaux, peut justifier des sacrifices ultimes. En plus du renforcement de l’armée, la condition requise est que la nation entière puisse constater l’engagement sans faille de ses dirigeants à cette cause et qu’elle soit associée sous toutes les formes possibles à la lutte menée. L’état d’urgence doit imposer ses exigences sur les conditions de vie de chaque citoyen, même s’il se trouve loin des zones de combat, de façon que les plus touchés sachent que toute la population partage leur sort et que se resserre une solidarité indispensable en ces heures cruciales.

Même avec tous ces efforts, la lutte risque d’être déséquilibrée si les nations sahéliennes se battent sans un appui extérieur suffisant. Des alliances puissantes et sincères sont donc indispensables. Elles pourraient d’abord prendre une forme financière en raison des modestes ressources de ceux qui sont en ligne de front. Les soutiens effectifs à la Force du G5 Sahel sont par exemple encore loin des annonces faites, qui elles-mêmes apparaissent insuffisantes, alors que l’urgence est évidente. Ces apports financiers pourraient aussi ne plus être comptabilisés dans l’aide au développement pour desserrer les contraintes budgétaires des Etats sahéliens. Les sommes concernées restent en effet modestes par rapport aux enjeux visés ou à d’autres choix budgétaires des pays les plus riches ou des principales institutions internationales. De plus, l’exemple de l’Irak montre que le coût d’une reconquête de territoires tombés aux mains du terrorisme est incomparablement plus élevé que celui d’une protection efficace de ces zones face à l’assaut ennemi. Mais le soutien des grands partenaires et des instances régionales et continentales africaines pourrait inclure également leur présence renforcée sur le terrain aux côtés des forces nationales, dans un cadre multilatéral unique et agréé par tous. La Minusma, Barkhane, la Force du G5 Sahel, les armées nationales et d’autres composantes éventuelles appartiendraient toutes alors à un grand ensemble militaire intégré. Cette action commune permettrait de faire profiter les troupes africaines de l’expérience d’armées plus expérimentées dans cette nouvelle forme de guerre et, surtout, de lever certaines incompréhensions et réserves sur la présence actuelle d’appuis agissant de manière plus autonome qu’intégrée. Certes, cette approche suppose de dépasser de nombreux égos et égoïsmes, et de faire preuve d’audace, mais le défi semble justifier cet effort.

La guerre se gagnant dans la paix, la mise en œuvre immédiate d’actions ciblées de restauration de l’Etat et de développement économique au fur et à mesure que des territoires seraient sécurisés est une autre mutation nécessaire. La ré-installation de tous les représentants de l’Etat est bien sûr la priorité dès l’instant où elle s’effectue de manière constructive et au profit de tous. La présence de l’instituteur, du médecin, de la sage-femme, du juge, du gendarme et du préfet, tous dotés des moyens nécessaires au bon fonctionnement de leurs Services, sera le meilleur garant contre l’influence terroriste. La possibilité pour tous de circuler sans danger dans le pays sera le meilleur critère des progrès accomplis. La réalisation diligente de grandes infrastructures de base, notamment énergétiques et sanitaires, est un autre impératif pour ramener une base minimale de remise à niveau économique de régions laissées en déshérence. Enfin, un effort gigantesque d’implantations d’activités au niveau local, notamment de relance agricole ou de services, est une condition sine qua non pour terrasser l’extrémisme en offrant à la jeunesse des alternatives à l’enrôlement djihadiste, à l’exode rural et à l’exil. Les consultations locales du Dialogue National Inclusif au Mali montrent que les attentes des régions sont très souvent concrètes, réalistes et justifiées : l’emploi, le soutien efficace et multiforme à l’agriculture, la bonne gouvernance locale, le désenclavement sont les aspirations les plus fréquemment exprimées.

Pour que ces programmes ramènent l’espoir escompté, un dernier changement attendu concerne les modalités de concrétisation de ces investissements. Ces derniers doivent être d’abord définis en fonction des besoins réels des bénéficiaires et non décidés à partir de positions dogmatiques des bailleurs de fonds ou de l’Etat. Leur réalisation est à piloter à chaque étape par les acteurs locaux, pour qu’ils s’approprient ces activités et soient en mesure de corriger les éventuelles erreurs de conception, les partenaires ayant un rôle principal de formation et de coordination. La faiblesse des moyens financiers des budgets nationaux, même si de nombreuses économies de certains « train de vie » sont encore possibles, impose là encore l’intervention décisive des concours financiers étrangers, essentiellement publics, et une augmentation au moins provisoire de l’Aide Publique au Développement (APD) présentement en repli. Le souci de l’efficacité de cette aide requiert aussi qu’elle puisse être mise en place avec une diligence particulière et qu’elle soit directement accordée aux responsables locaux des investissements programmés. Il s’agirait ici encore d’un changement majeur des circuits de l’APD, mais les résultats mitigés des méthodes traditionnelles méritent de faire cet essai.

Ces transformations peuvent apparaitre audacieuses et risquées, mais elles sont avant tout le constat des résultats limités des solutions actuelles et de l’urgence d’actions plus agressives. L’hésitation, le refus ou le report de ces changements, de la part des Etats concernés comme des partenaires extérieurs, conduirait probablement à de nouvelles détériorations sécuritaires et peut-être à l’impossibilité du redressement de cette situation. Il n’est nul doute que ceux qui agiraient ainsi devraient alors en assumer un jour la responsabilité collective devant l‘Histoire.

 

Paul Derreumaux