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Analyse économique et sociale

CFA : une pièce de théâtre en 5 actes ?

CFA : une pièce de théâtre en 5 actes ?

 

La question du CFA et de son évolution est restée longtemps un sujet tabou. Elle est devenue aujourd’hui une vedette de l’actualité. On pourrait sans doute la comparer à une pièce de théâtre, du genre tragédie grecque, dont les derniers actes sont d’ailleurs encore inconnus

L’acte I serait celui qui nous emmène de 1960 au milieu des années 1980. Il nous projetterait à reculons dans une période plutôt optimiste durant laquelle cette monnaie unique est un élément déterminant pour maintenir la cohésion dans toute la zone Franc et accompagne une croissance économique entrainée par des cours satisfaisants des matières premières. Elle laisse les pays concernés à l’abri des soubresauts de beaucoup de nations qui ont choisi une plus grande indépendance monétaire et dont les actions menées pour construire un appareil économique, parfois plus performant qu’en zone franc, sont au moins partiellement compromises par la difficulté de préserver la valeur internationale de leur monnaie et l’inflation qui en résulte.

L’acte II est plus sombre et va s’étendre jusqu’en 1994. L’Afrique entière, comme le monde, subit les conséquences du cycle baissier des matières premières et ses indicateurs de balance des paiements et d’équilibre budgétaire se dégradent inexorablement. A ce facteur exogène viennent s’ajouter partout des handicaps nés de la mauvaise gestion des finances publiques, des faiblesses structurelles des banques étatiques, de diverses erreurs de politique macroéconomique. En zone franc, où l’ajustement ne peut se faire par la glissade quotidienne du FCFA, il en résulte peu à peu une crise majeure de liquidité et de solvabilité des systèmes bancaires et des Etats. Ces derniers doivent donc accepter des plans d’ajustement structurel de réduction des charges, douloureux pour la population, ainsi qu’une dévaluation brutale de 50% de leur monnaie en janvier 1994, qui est le point d’orgue de cet acte II. Pour trouver un nouvel équilibre acceptable, il faudra encore compléter cette mesure décisive par des annulations de dette extérieure. Ainsi prend fin le dogme de l’immuabilité du FCFA.

L’acte III va couvrir la période 1994/2018. Après une période difficile d’ajustement et de reconstruction qui va s’étaler jusqu’à la fin des années 1990, les mesures de remise en ordre ont   produit leurs effets. L’endettement extérieur croit de manière globalement maîtrisée grâce aux annulations obtenues, l’accélération des investissements dans les infrastructures modifie positivement les environnements, le secteur privé gagne du terrain, l’inflation reste limitée. L’afro-optimisme va s’installer et bénéficiera à la plupart des pays, y compris ceux du FCFA. Durant cette longue période de 24 ans, durant laquelle les fluctuations respectives du dollar et de l’Euro ont été moins violentes que les précédentes, les données collectées annoncent que la compétitivité de la zone ne s’est que modestement dégradée. Certes, l’Afrique Centrale souffre beaucoup à partir de 2015, mais c’est surtout en raison de la forte baisse des prix du pétrole, de la lenteur de réalisation des mutations structurelles nécessaires et de la faible intégration régionale. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) en revanche, qui ne connait pas ces handicaps, la croissance économique s’accélère et fait de l’Union une des régions les plus performantes en ce domaine en Afrique. Même si le FCFA montre ainsi qu’il n’est pas antinomique avec le développement, il perd la bataille de la communication. Durant les dernières années, les opposants à la monnaie commune sont de plus en plus bruyants, s’appuyant souvent sur des arguments politiques sans grande portée opérationnelle, mais importants pour la jeunesse africaine, et sur l’immobilisme du système monétaire.

L’acte IV s’est ouvert en juin 2019 et est en train d’être joué. En annonçant le 29 juin dernier la prochaine création d’une monnaie commune, la déclaration des Chefs d’Etat de la CEDEAO  prend tout le monde de court et laisse d’abord les détracteurs du FCFA sans réaction Quelques principes du futur ECO sont alors précisés : change flexible ; Banque Centrale  à caractère fédéral ; politique monétaire privilégiant  la stabilité monétaire plutôt que le rythme de croissance ; périmètre de mise en place pouvant évoluer en fonction de la situation des Etats membres. Mais la concrétisation de cet ambitieux projet impose encore des travaux considérables et la résolution de nombreuses questions. L’accélération obligatoire de la réalisation des critères de convergence des économies et des politiques publiques pour ceux qui seront les premiers à utiliser l’ECO, la mise en œuvre diligente des réformes structurelles demandées de longue date, le degré d’indépendance de la future Banque Centrale, la composition du panier de monnaies de référence, la mise au point des politiques et des instruments qui protègeront la stabilité d’une monnaie dépourvue de toute garantie extérieure sont quelques-uns de ces sujets en suspens. Rapidement, face à l’incertitude des délais, les pourfendeurs du FCFA reprennent l’offensive et leur activisme encombre le débat médiatique. En décembre dernier, l’UEMOA confirme les évolutions en cours et, en accord avec la France, le compte d’opérations tant décrié est supprimé. La fixité du lien du FCFA à l’Euro et sa totale convertibilité pour les opérations courantes sont cependant maintenues avec la garantie inchangée de la France. Mais les modalités de communication utilisées introduisent de nouvelles complications. L’évocation du changement immédiat de nom du FCFA, rebaptisé ECO, est sans doute trop hâtive et, malgré la mise au point rapide de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), gêne les relations avec les nations anglophones de la CEDEAO. L’enjeu est donc maintenant que le calme revienne et que les travaux préparatoires au projet de la CEDEO soient menés avec diligence pour aboutir au changement annoncé ou pour amender celui-ci au vu des contraintes pratiques que révèleront les analyses de terrain. L’exemple de l’Union Européenne pourrait apporter ici de nombreux enseignements.

Le reste de l’acte IV sera en conséquence animé. Il mettra aux prises ceux qui veulent avant tout un changement radical, de nature politique, qui sont soutenus par les légitimes contestations des nombreux laissés pour compte de la croissance actuelle, et les Autorités et les techniciens qui doivent encore démontrer leur volonté réelle de changement et de pertinence dans les propositions, et agir dans des délais supportables par les populations. L’efficacité et l’engagement des seconds seront déterminants pour éviter toute aventure que pourraient tolérer les premiers.

Il est malheureusement difficile d’imaginer quand et sur quel tableau s’achèvera cet acte IV. Sa conclusion est en effet dépendante de trois données complexes. La première est technique : elle a trait à tous les sujets toujours en discussion sur la manière dont sera définie et gérée la future monnaie et qui sont hélas les plus délicats, telles les modalités possibles de sa flexibilité. La deuxième est politique : elle est liée à la réalisation, par les nations qui constitueront le premier groupe d’adhérents à l’ECO, des transformations internes capables d’améliorer au maximum la convergence de leurs structures économiques. Les difficultés actuelles de faire passer dans chaque pays des décisions prises au niveau régional montrent que cette question de « bonne gouvernance » est la plus délicate. La troisième est stratégique et politique : trouver les meilleurs mécanismes de politique monétaire qui pourront protéger autant que possible la valeur de l’ECO de la méfiance internationale et des possibles faiblesses passagères de l’économie régionale, d’une part, et faire accepter par les Etats concernés un degré adéquat d’abandon de souveraineté monétaire, d’autre part.

L’acte V pourrait s’attacher au panorama monétaire de l’espace de la CEDEAO pendant les dix ou vingt années qui suivront cet acte IV. La seule hypothèse actuellement plausible sur son contenu est bien sûr qu’il dépendra étroitement de la fin de l’acte antérieur. Si celui-ci se prolonge trop sans changement effectif ou débouche sur des solutions insuffisamment solides, ce contexte futur risque d’être peu agréable. Dans le premier cas, les attaques contre un FCFA inchangé dans les faits reprendraient avec plus de force, perturbant la gestion technique de cette monnaie commune. Dans le second cas, toute la CEDEAO devrait affronter un environnement négatif qui ne soutiendrait sans doute pas son développement contrairement aux espoirs initiaux. Pour éviter ces deux perspectives, il faudra que les Autorités prennent les décisions courageuses qui prépareront au mieux l’avenir sans remettre en cause les meilleurs acquis de la période précédente. Il sera aussi indispensable que l’amélioration de la « bonne gouvernance » économique soit érigée en doctrine permanente par tous les Etats concernés par cette mutation monétaire : toute monnaie, quelles que soient ses qualités, est en effet insuffisante à elle-seule pour garantir le développement économique et social comme pour l’empêcher.

 

Paul Derreumaux

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Système bancaire africain

Banques de l’UEMOA : Quelques tendances lourdes pour le futur

Banques de l’UEMOA : Quelques tendances lourdes pour le futur

 

Depuis 2017, les banques des huit pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) ont accumulé les défis à relever : durcissement et diversification continues de la concurrence, finalisation requise du doublement du capital social minimum, profonde modification des règles de gouvernance, challenges réglementaires multiformes, modification du Plan Comptable Bancaire. Le rapport de la Commission Bancaire pour l’année 2018 et l’observation du panorama bancaire fin 2019 donnent une première appréciation sur les capacités et modalités d’ajustement des systèmes bancaires dans les délais fixés face à la multiplicité et à la coïncidence de ces transformations. Trois points pourraient en particulier être retenus.

Le premier est que le nombre de banques en activité a encore augmenté de 3 entités en 2018, pour atteindre 128 établissements. Les exigences supplémentaires n’ont donc pas atténué l’appétit des investisseurs pour le secteur bancaire dans l’Union, ni entrainé une concentration majeure du secteur. Sur la décennie 2008/2018, on constate un triple mouvement. D’abord celui d’une augmentation régulière du nombre global (+32 entités soit environ+35% par rapport à 2008), notamment entrainée par les principaux groupes présents – banques marocaines d’abord, puis banques régionales – qui ont continué à compléter leur implantation en vue d’une présence dans la plupart des Etats de la zone. En second lieu, celui d’un faible regroupement des principaux acteurs : au contraire, le nombre des groupes présents dans l’Union a continument augmenté. Les réseaux qui possèdent chacun plus de 2% des actifs globaux de l’espace bancaire régional sont passés de 8 à 12, les groupes régionaux comme Coris Bank, NSIA et Orabank par exemple rejoignant depuis 2010 les banques françaises et marocaines déjà en place. Dans les trois dernières années, le poids de ces leaders est reste stable aux environs de 76% en termes d’actifs, mais il a crû de plus de 10 points pour les bénéfices, qui atteignaient   quelque 93% du total en 2018. Derrière eux, enfin, on enregistre dans les dernières années un accroissement continu de groupes plus modestes, comptant un petit nombre de filiales et provenant d’horizons géographiques fort variés, et de banques isolées, ce qui traduit le sentiment des investisseurs qu’un espace viable reste disponible. La rentabilité de ces nouveaux établissements, actuellement limitée par leur jeunesse, sera cependant sûrement handicapée par les nouvelles contraintes de fonctionnement du secteur, gourmandes en investissements technologiques et en ressources humaines. Quoi qu’il en soit, le grand mouvement de regroupement attendu n’a guère encore été engagé, contrairement aux orientations de pays comme le Kenya (Commercial Bank of Africa et NIC Bank) ou le Nigeria (Access Bank et Diamond Bank) où des groupes de premier plan ont fusionné. La force des égos a été jusqu’ici préférée à l’union des forces pour répondre aux évolutions requises de la profession.

Le deuxième constat est que le système bancaire régional a réalisé d’importants efforts pour se conformer aux nouvelles exigences réglementaires. Il en a été ainsi notamment pour la modification des règles de gouvernance, visant surtout le fonctionnement des Conseils d’Administration, et pour le financement des titres d’Etat, où l’essentiel a été fait. Il en est de même pour le respect des nombreux nouveaux ratios instaurés en 2018. Ici, le résultat n’est certes pas parfait, mais le poids relatif des banques ayant satisfait aux nouvelles limites au terme de la première année d’application peut être considéré comme satisfaisant. Pour les indicateurs de fonds propres, de levier ou de couverture des emplois à moyen terme par des ressources stables, ce poids dépasse 80% pour le nombre d’assujettis -banques et établissements financiers réunis- et est proche de 90% pour les actifs totaux du système. Le pourcentage approche même les 100 % pour le niveau du capital minimum, dont la date butoir de mise en place était fixée au 30 juin 2017, et pour les limites à respecter en termes de participations mobilières. Le résultat le moins performant concerne le coefficient de division des risques, qui n’est respecté à fin 2018 que par 70% des établissements : l’importance des concours déjà en place et l’étroitesse de certaines places par rapport aux besoins des grandes entreprises nationales expliquent au moins partiellement ce retard.  Ces données globales sont toutefois à nuancer dans une analyse par pays. Le rapport précité montre en effet que, hormis la Guinée-Bissau qui cumule beaucoup de handicaps, le Benin et le Togo semblent être les pays le plus à la traine en termes de ratios. Enfin, la portée du caractère satisfaisant de ce premier test doit être modérée de deux manières. D’abord, face à l’urgence de cet ajustement réglementaire et de la priorité qui devait lui être donnée, une méthode fréquemment utilisée par les banques, au moins dans une phase provisoire, a été celle d’une progression plus limitée de leurs concours et d’une réorientation de ceux-ci vers les dossiers les moins risqués. Le renforcement des fonds propres, contrairement à ce qui était souhaité, n’a donc pas encore permis une plus forte expansion des crédits à l’économie. Il a aussi probablement pénalisé dans l’immédiat les dossiers les plus difficiles comme ceux des Petites et Moyennes Entreprises bénéficiant de faibles garanties. Le ralentissement de la progression des crédits à la clientèle en 2018 par rapport à 2017 tend à confirmer ces hypothèses. En second lieu, 2018 n’a été que la première étape du durcissement des contraintes de fonds propres et de liquidité à respecter. Celles-ci vont augmenter progressivement d’au moins 30% jusqu’à fin 2022, date à laquelle le ratio de fonds propres effectifs s’élèvera au minimum à 11,5%. Les banques auront à réaliser encore des efforts considérables pour atteindre cet objectif, tout en rattrapant si nécessaire les retards enregistrés sur le chemin. Ceci pourra imposer à la fois l’arrivée de nouveaux actionnaires, des paiements de dividendes moins généreux, des recherches d’économies, mais aussi une évolution modérée des actifs risqués. La rigueur de ces nouvelles donnes risque également de provoquer des « accidents de parcours », comme il en a déjà été observé ailleurs ou comme l’a subi un groupe sénégalais en 2019, qui pourraient générer l’arrêt d’activité ou la fusion de certaines banques. La solidité de l’actionnariat, le suivi rapproché des risques et la qualité de la gestion seront donc décisifs dans les quelques prochaines années pour permettre aux établissements de crédit de respecter le dispositif prudentiel tout en poursuivant leurs ambitions commerciales. Il devrait en résulter une plus grande sélection naturelle au sein du système bancaire régional.

Un troisième fait majeur est celui de la poursuite de la montée en puissance des sociétés spécialistes du « mobile banking ». Elles fonctionnent depuis 2008 avec l’agrément d’Emetteurs de Monnaie Electronique (EME) et sont, fin 2018, 8 entités en activité dans 5 pays de l’Union. Elles sont dominées par les grands acteurs des télécommunications, et notamment par le groupe Orange qui compte 4 filiales. Le panorama de ce secteur met en valeur plusieurs faits remarquables. D’abord, leur réussite exemplaire en termes de public : ces EME recensent 37 millions de comptes, dont plus de 50% sont actifs. Comparée aux 12 millions de comptes des banques à la même date, cette statistique témoigne de l’apport inégalé du nouveau secteur pour l’inclusion financière des populations à faible revenu. La facilité d’utilisation par tous et sur tout le territoire national de ce mode de paiement, la modestie de son coût qui l’adapte parfaitement aux petites sommes, justifient ce succès qui devrait se poursuivre. Le déploiement considérable du réseau de distribution, évalué à près de 300000 points de vente, très éloigné des 3600 agences bancaires, facilite aussi par son envergure exceptionnelle l’accès à ce circuit monétaire spécifique et la sortie de celui-ci. On note par ailleurs en 2018 une augmentation de plus de 20% du stock de monnaie électronique, de quelque 30% du nombre de transactions et de 40% de la valeur de celles-ci, des taux bien supérieurs aux rythmes de progression des indicateurs des banques. Ces trois chiffres montrent non seulement que le nombre d’usagers augmente, mais que l’intensité d’utilisation du « mobile banking » croit encore plus vite. Car les usages se diversifient : d’abord destinée à recharger son crédit téléphonique et à réaliser des virements intra-nationaux, la monnaie électronique sert aussi pour les transferts régionaux, et même depuis la France, pour les paiements marchands et les règlements de factures. Les EME sont aussi bien placés pour diversifier rapidement ces canaux d’action grâce à la puissance financière des groupes de télécommunications et à l’agilité de leurs systèmes d’information qui font une large place à la digitalisation. La concurrence de ces nouveaux acteurs reste toutefois modeste jusqu’ici : la masse des unités de valeur en circulation n’était à fin 2018 « que » d’environ 330 milliards de FCFA, soit quelque 1% des dépôts du système bancaire de la zone. Les EME sont aussi confrontés à toutes les exigences liées à la conformité en matière de connaissance du client (le « KYC) ou de lutte contre le blanchiment, qui sont désormais une priorité pour les Autorités monétaires qui les contrôlent. En la matière, leur expérience encore brève et le nombre très élevé de leurs clients les handicape face aux banques et peut freiner leur expansion. Le duel ne fait donc que commencer et reste ouvert.

Devant ces orientations récentes, deux tendances pourraient être souhaitées pour l’avenir dans l’intérêt du public. La première est une évolution plus rapide vers la concentration du secteur bancaire afin que se construisent les groupes les plus capables de qualité, de diversité et de modernité de services, mais aussi de conformité à une réglementation qui se rapprochera constamment des standards internationaux. C’est à ces conditions que sera facilitée l’intégration de nos banques dans un système financier mondial de plus en plus exigeant et méfiant. La seconde est la simultanéité du développement rapide des EME mais aussi de la digitalisation accélérée des banques, qui concourraient toutes deux à l’inclusion financière recherchée. En la matière, les défis sont suffisamment nombreux pour qu’une coopération de ces deux branches les plus dynamiques du système financier soit profitable à tous.

 

Paul Derreumaux

Publié le 13/02/2020 à l’occasion des journées annuelles du Club des dirigeants de Banques et établissements de crédit d’Afrique

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Analyse économique et sociale

Perspectives 2020 en Afrique de l’Ouest

Perspectives 2020 en Afrique de l’Ouest:

Le politique devrait primer sur l’économie, mais préparera-t-il bien l’avenir ?

 

 

En ce début d’année, on aimerait avant tout souhaiter à l’Afrique de l’Ouest la poursuite d’une croissance économique soutenue et l’accélération de réformes structurelles propices à l’amélioration de la productivité, aux créations d’emplois et à la maîtrise des inégalités sociales. Les bonnes performances économiques des dernières années, surtout dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), semblaient être un bon point de départ pour rendre ces objectifs accessibles et faire de la zone un des territoires d’espérance en Afrique subsaharienne.

Pourtant, ces aspects risquent de passer au second plan en 2020 face à deux contraintes majeures de nature politique.

La première est le nombre élevé d’élections qui concerneront la région en 2020, et la difficulté attendue de leur déroulement pour certaines d’entre elles. De février à décembre prochain, six pays connaitront un scrutin présidentiel, parfois doublé d’un vote législatif. Dans cet ensemble, deux groupes de situations apparaissent d’ores et déjà. Dans quatre cas, le vote qui s’annonce n’a pas soulevé jusqu’ici de passions extrêmes, mais l’approche des élections devrait inévitablement renforcer rapidement les tensions. Au Togo, qui ouvrira la route en février, le Président Faure sera candidat à sa succession, en mettant en avant son bilan économique : il devrait affronter six autres candidats agréés par la Cour Constitutionnelle mais aussi de possibles contestations juridiques sur sa candidature. Au Burkina Faso, l’actuel Chef de l’Etat, briguera normalement un nouveau mandat en novembre prochain, et ses challengers devraient être pour la plupart les mêmes qu’en 2015. Les importantes difficultés sécuritaires subies par le pays depuis 2018 pourraient cependant rendre sa campagne plus difficile si le contexte ne n’est pas amélioré d’ici là. Au Niger, qui terminera la liste en décembre 2020, le Président Issoufou a affirmé sa volonté de ne pas se représenter et les candidatures comme les alliances ne sont pas encore définitivement arrêtées, laissant pour l’instant le jeu ouvert. Enfin, en dehors de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine, le Ghana votera en novembre et, quels que soient les candidats qui s’affronteront et la fièvre des débats, tous les observateurs escomptent que ce pays offrira le même visage de maturité démocratique que celui qu’il a montré depuis plusieurs élections. Dans les deux autres pays au contraire, où le scrutin présidentiel est programmé pour octobre 2020, l’inquiétude est palpable. En Guinée, malgré son bilan économique contesté et de mauvais résultats aux législatives de février 2019, le Président Condé a indiqué de longue date son souhait de postuler un troisième mandat, même si cela requérait une modification de la Constitution qui n’a pas encore été effectuée. Les principaux concurrents sont opposés à cette nouvelle candidature et l’affaire a déjà provoqué en 2019 d’importantes manifestations ayant entraîné plusieurs dizaines de morts selon les observateurs, sans que la question soit encore réglée. En Côte d’Ivoire enfin, les préoccupations des populations se font de plus en plus vives face à la fracture croissante entre les grands partis politiques, à l’incertitude maintenue jusqu’ici quant à l’identité des candidats qui les représenteront et à la tension manifeste que traduisent certaines mesures. L’espoir d’une élection apaisée, qui aurait permis d’effacer les souvenirs dramatiques du début de la décennie et de débattre des futurs économiques possibles du pays, s’est donc pour l’instant amenuisé.

Hors ces élections présidentielles, quelques pays auront aussi à gérer des scrutins législatifs, tels le Burkina Faso, le Ghana et le Mali. Dans ce dernier cas, la désignation des nouveaux députés, repoussée depuis près de deux ans et intervenant dans un contexte de fortes tensions sociales et de sécurité, constituera un enjeu décisif pour aider à résoudre la crise que traverse le Mali.

Qu’on les anticipe sereines ou délicates, ces joutes électorales devraient de toute façon peser négativement sur l’économie des nations concernées. Les investisseurs, étrangers mais aussi parfois nationaux, auront tendance à repousser la réalisation de leurs projets dans la période post-élections. L’activité économique quotidienne pourra être soutenue par des dépenses publiques accrues des Etats, affectées à des programmes d’urgence, mais surtout ralentie en raison de la prudence des acteurs privés. Les orthodoxies d’équilibre budgétaire ou d’endettement extérieur risquent d’être reléguées provisoirement au second plan. Les grands chantiers de réformes structurelles seront également plus difficilement engagés avant la désignation des futures équipes. En cas de troubles sociaux durant ces périodes électorales, ces risques pourraient être aggravés pour une durée inconnue.  Dans l’UEMOA notamment, le taux de croissance remarquable proche de 7% atteint en moyenne ces dernières années pourrait donc faiblir, en raison notamment du poids de la Cote d’Ivoire dans le total régional. Seul le Sénégal, où les élections se sont déroulées en 2019, a de bonnes chances de réussir de meilleures performances, grâce aux investissements d’infrastructures et de préparation de l’exploitation pétrolière, et de conforter ainsi sa place de deuxième puissance régionale.

La seconde contrainte est de nature sécuritaire. Sur ce plan, la forte dégradation de la situation en 2019 dans plusieurs pays du Sahel est bien connue. Au Burkina Faso et au Mali, les victimes, civiles comme militaires, des terroristes islamistes ont fortement augmenté, les populations déplacées se comptent en centaines de milliers et l’Etat a perdu le contrôle d’une bonne partie du territoire national. Au Niger, qui avait jusqu’ici mieux résisté, les derniers mois de 2019 ont été très meurtriers. Dans la partie Nord des pays côtiers, de la Cote d’Ivoire au Bénin, la menace terroriste se fait plus directement menaçante. Les troupes de Boko Haram continuent à sévir au Nigéria, mais aussi au Tchad et au Niger. Malgré les efforts de mutualisation menés au niveau régional, avec la Force du G5 Sahel, et les appuis militaires apportés par le France et quelques autres partenaires, le sentiment de recul et d’échec tend à croître face aux assauts terroristes, et les craintes d’une contagion internationale s’amplifient. Dans le même temps, l’environnement de guerre larvée génère, au moins dans le Sahel, deux graves conséquences. Les Etats, qui disposent de moyens déjà limités au regard de toutes les urgences qui leur incombent, doivent réaliser pour la sécurité nationale des efforts budgétaires de plus en plus lourds .Ces coûts pénalisent les autres dépenses de fonctionnement ou d’investissement, perturbent les équilibres macroéconomiques et peuvent parfois générer de nouveaux circuits de corruption. De plus, la conquête de certains territoires par les troupes terroristes, souvent alliées objectives d’un grand banditisme, empêche les actions de développement des zones concernées, désorganise les équilibres sociaux et favorise le détournement d’une partie de leur population vers les rangs extrémistes.

Les évènements les plus récents ont conduit à une prise de conscience plus aigüe des dangers encourus et de la nécessité d’une nouvelle stratégie de riposte. Ses grandes lignes sont maintenant connues : meilleure intégration des armées nationales et étrangères dans la bataille antiterroriste ; concentration des actions dans les zones les plus menacées ; amélioration des capacités humaines et matérielles des armées des pays du Sahel ; renforcement et diversification des appuis extérieurs ; plus grande rapidité de réaction face aux attaques ennemies ; concomitance de la reprise des programmes d’investissements productifs et sociaux dans les sites reconquis. Il s’agirait, par rapport à la période passée, d’un changement de nature et d’échelle des moyens mis en œuvre et des stratégies suivies, seul capable d’enrayer le pourrissement de la situation. Ceci entrainerait ipso facto des coûts nettement supérieurs et de possibles sacrifices supplémentaires dans les arbitrages de dépenses publiques au sein de la région.

Le bon déroulement de ces nombreuses élections et le redoublement des offensives contre les terroristes sont des priorités logiques, compte tenu des enjeux qu’ils recouvrent. Mais les résultats qui seront obtenus sur ces deux plans doivent être suffisamment probants pour qu’ils assurent ensuite le retour à un rythme optimal de développement économique et social. Ainsi, les scrutins, notamment présidentiels, seront surtout profitables aux populations et aux entreprises de chaque pays s’ils portent davantage sur des comparaisons de programmes entre candidats, permettant de juger de la crédibilité de chacun d’eux et de mieux imaginer l’avenir économique comme social à travers une vision stratégique précise et cohérente. De plus, l’exigence de bonne gouvernance, désormais considérée comme condition sine qua non d’un développement durable, supposera de la part des nouveaux dirigeants, une meilleure transparence de la chose publique et une disponibilité totale au service des besoins du pays pendant la durée des mandats. Au plan sécuritaire, beaucoup d’annonces ont été faites depuis plusieurs années, à l’intérieur comme à l’extérieur de la région, sur la dangerosité de la situation et sur le renforcement des moyens mobilisés contre les actions terroristes. Les promesses exprimées sont loin d’avoir été toutes tenues et les méthodes utilisées n’ont pas eu l’efficacité attendue. Il est donc essentiel que, cette fois, les nouveaux engagements pris soient rapidement mis en œuvre et suivis d’effets visibles à bref délai.

Les priorités politiques incontestées de l’heure auront donc à mettre en évidence une véritable rupture par rapport à la manière dont les mêmes questions ont été gérées précédemment. Faute de cela, les pays concernés, et sans doute la région toute entière, perdront de précieuses années. Il leur sera alors encore plus difficile de reprendre de manière plus affirmée leur marche vers le développement, et a fortiori de répondre aux défis de démographie, d’urbanisation ou de changement climatique qui se profilent à un horizon de plus en plus proche.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 28/01/2020

 

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Analyse économique et sociale

Hommage aux soldats de l’armée malienne et à ses morts

Hommage aux soldats de l’armée malienne et à ses morts

 

L’insécurité qui règne en de nombreux endroits du Nord et du Sud du Mali et la capacité de l’armée malienne à faire front aux terroristes qui menacent le pays sont avec juste raison dans les conversations d’un grand nombre de citoyens. On disserte à l’infini sur les moyens disponibles de l’appareil militaire, sur la place à laisser aux alliés étrangers, sur la stratégie à suivre pour corriger les faiblesses constatées et arriver à une victoire finale face à l’ennemi.

Curieusement cependant, cette armée reste pour beaucoup  « sans visage ». Je n’ai pas lu ou vu jusqu’ici de journalistes maliens retraçant par des reportages le quotidien des soldats, sous-officiers et officiers dans leurs garnisons sur le territoire ou dans leurs patrouilles face à un ennemi difficilement saisissable. Secret défense ? Les responsables militaires ont les moyens de veiller à ce que ces articles ou émissions ne divulguent pas des données à caractère stratégique. De plus, les attaques des terroristes semblent montrer qu’ils disposent de réseaux d’informations et d’infiltration suffisamment efficaces pour ne pas dépendre de ces analyses de non-professionnels de la guerre. Manque de moyens financiers des médias nationaux ? Sans doute, mais il est vraisemblable qu’ils trouveraient assez aisément des contributions financières, publiques ou privées, nationales ou étrangères, pour les aider si nécessaire dans ce travail alors que les plus hautes Autorités ont bien déclaré que le pays est en guerre et que l’Etat doit mettre en valeur ceux qui portent l’essentiel de son poids. Ces reportages seraient pourtant utiles à divers points de vue. Ils montreraient à nos militaires que le pays s’intéresse à leur destin et à leurs attentes, mais aussi aux difficultés et souffrances qu’ils doivent endurer, et contribueraient ainsi à renforcer leur moral. Ils donneraient à tous les citoyens une meilleure connaissance et compréhension de ce que vivent et pensent ceux qui sont au front, permettraient d’éviter les désinformations ou les scénarii complotistes sans fondement. Ils amèneraient ainsi à faire évoluer vers une meilleure communion les troupes qui risquent leur vie et le peuple qu’ils défendent. Difficultés pratiques ? Certes. Mais le Mali compte de bons journalistes. En outre, la multiplication de telles enquêtes conduirait à l’amélioration progressive de leur qualité. En ce domaine aussi d’ailleurs, la coopération internationale pourrait jouer un rôle d’accompagnement pour éviter que seuls les grands médias étrangers nous content la vie des Forces Armées Maliennes (FAMA) et l’âpreté de leurs combats.

Mais ce manque de personnalisation parait encore plus pesant et cruel vis-à-vis des soldats qui ont perdu leur vie.  2019 n’a pas été en effet une année comme les autres. Hors de Bamako, l’insécurité a explosé en de nombreux endroits, et les militaires maliens, plus encore que leurs alliés de la France ou de la Minusma, ont lourdement souffert en pertes de vies humaines durant cette période. Plusieurs drames collectifs, Mondoro, Boulkessi, Indélimane pour les plus récents, ont frappé au cœur la nation et ému le monde entier, et ont visé directement des camps militaires tandis que de nombreuses mines ont entrainé d’autres victimes. En lisant les commentaires, souvent trop lapidaires, relatant les horreurs constatées, quelques vers, terribles, de Victor Hugo racontant la campagne de Russie de l’armée napoléonienne remontent inévitablement en mémoire :

            « …Toutes les nuits, qui vive ! alerte, assauts ! attaques !

            Ces fantômes prenaient leurs fusils, et sur eux

            Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,

            Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,

            D’horribles escadrons, tourbillons d’hommes fauves.

            Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait. ».

Comment ne pas se sentir concernés par la vision de ces jeunes hommes et de leurs ainés confrontés à des assaillants sans doute plus aguerris, plus lourdement armés et plus déterminés à tuer, voire à massacrer ? Comment ne pas souhaiter en savoir davantage sur eux pour qu’ils ne soient pas des « fantômes ? Nous n’avons guère que de sombres statistiques égrenant le nombre de décès qui s’accroit à trop grande vitesse. Pas de reportage sur le terrain qui puisse nous aider à essayer de comprendre l’innommable et à mieux connaitre les disparus et partager le deuil de leurs familles. Qui étaient-ils finalement ? De quelle région et de quel village étaient-ils originaires ? Représentaient-ils bien à eux tous la mosaïque si harmonieuse des populations du Grand Mali -bambaras, sarakolés, peuls, sonrhai, et tous les autres-, unis dans le même combat de défense des valeurs de tolérance et de communauté ancestrale ? Comment ne pas s’intéresser en particulier aux plus jeunes, peut-être les moins expérimentés, mais peut-être aussi les plus vaillants et les plus enthousiastes, fauchés d’un coup par ces attaques ou ces attentats aveugles, enlevés à l’affection des leurs et à leur destin ?

Avec cette meilleure connaissance des soldats disparus et la force des relations sociales au Mali, il est certain qu’un très grand nombre de familles serait directement concerné par ces victimes, aidant les plus proches de celles-ci à mieux supporter leur peine, et que le pays tout entier renforcerait encore son appui et sa solidarité aux FAMA.

Ce surcroit de solidarité autour des forces nationales au combat pourrait enfin contribuer au sursaut national que tous appellent de leurs vœux face à l’impitoyable menace terroriste. Car la situation, quelque difficile qu’elle soit, ne peut conduire au découragement. L’Histoire ancienne a montré les grandes réalisations qu’ont su accomplir le Mali et quelques dirigeants légendaires, et les prouesses parfois réalisées dans les moments les plus sombres. C’est dans les périodes de grande adversité, comme celle connue aujourd’hui, que le génie d’un peuple doit puiser dans ses racines pour trouver les solutions aux problèmes qu’il affronte. Mais c’est dans le présent et non dans le passé que doivent être trouvées les nouveaux chemins à suivre face à ces nouveaux risques. Le contexte dépasse d’ailleurs le cas du Mali et s’étend aussi au Burkina et au Niger, eux aussi très durement soumis aux mêmes outrages. L’heure est donc à une riposte immédiate, multiforme, proportionnée aux attaques subies, et parfaitement coordonnée entre tous les Etats de la région et leurs alliés étrangers. Deux évènements devraient permettre d’initier sans tarder cette réponse.

Au Mali, la toute prochaine Fête de l’Armée pourrait être pour la nation entière une occasion de rendre un hommage exceptionnel à chacun des militaires maliens déjà morts au combat et de montrer à toutes les troupes mobilisées que les citoyens s’identifient à elles et sont prêts à s’associer au quotidien à leurs efforts et à leurs sacrifices. Pour l’ensemble de la région, tous les acteurs, locaux ou extérieurs, qui affichent leur volonté de lutter contre le terrorisme, ont à mettre au point d’urgence ensemble, à Pau ou ailleurs, de nouvelles façons d’opérer en commun, en transparence et sans égoïsme. Toute autre approche ne ferait que le jeu d’un adversaire sans état d’âme, résolu à précipiter le Sahel vers le drame.

Paul Derreumaux

Article publié le 13/01/2020

 

 

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Analyse économique et sociale

Ombres et lumières d’Afrique

Ombres et lumières d’Afrique

 

Chers lecteurs de « REGARD D’AFRIQUE »,

J’ai le plaisir de vous annoncer la sortie, fin octobre 2019, de mon nouvel ouvrage OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE -Tome II, publié aux Editions ivoiriennes NEI-CEDA.

Ce livre, honoré d’une Préface de M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier Ministre et excellent connaisseur de l’Afrique, a pour sous-titre « Chroniques de temps d’incertitude ». Ce choix m’a semblé bien approprié à la variété des situations et aux nombreux changements que vivent présentement la plupart des pays du continent.

Vous trouverez, ou découvrirez, ci-après un extrait de ce livre, qui explique plus en détail les raisons ayant fondé son intitulé et qui présente les lignes directrices suivies par cet ouvrage.

Ce travail se veut à la fois une description précise des réalités de terrain en Afrique subsaharienne pour les divers sujets abordés, qu’ils soient économiques, politiques ou sociaux, mais aussi une réflexion sur les causes et les conséquences de ces données concrètes pour l’avenir de l’Afrique. J’espère que cette double approche vous plaira.

Bonne lecture à tous.

 

 

« L’homme de cœur est celui qui se fie jusqu’au bout à l’espérance.

          Désespérer, c’est lâcheté »     Euripide

 

Il y a quelque trois ans, j’avais intitulé mon livre de chroniques, rassemblées progressivement sur la période 2013/2015, « Ombres et Lumières d’Afrique ». Ce qui m’avait en effet frappé était le mouvement de fond de l’« Afro-optimisme » qui s’était emparé du continent subsaharien. Il le faisait passer d’un vaste espace n’inspirant que tristesse, crainte ou découragement, selon que vous l’aimiez, le fuyiez ou le regardiez, à une région désormais mieux intégrée au globe et pouvant apporter une contribution positive à son avenir. Tout en accueillant encore les humanitaires et les Partenaires Techniques et Financiers (les « fameux » PTF), l’Afrique s’était mise à inspirer les politiques et les intellectuels et à séduire les économistes et les financiers. Les transformations dans les économies et les systèmes financiers étaient deux moteurs importants de cet espoir.

Trois ans plus tard, mon sentiment est plus mitigé. Les zones d’ombre se sont plutôt épaissies, en particulier dans trois directions. D’abord celle de la contrainte démographique. Inexorable et immédiate mais quasiment invisible au jour le jour, elle impose sournoisement ses effets négatifs alors que, sortant de l’horizon chronologique de vision des hommes politiques, elle n’est guère considérée comme une urgence absolue. La « transition démographique » n’est quasiment pas engagée et certains la considèrent encore comme inutile, voire nuisible. En second lieu, celle de la sérénité politique – bonne gouvernance et sécurité des personnes et des biens -. Certes, divers pays ont évolué vers une démocratie et un état de droit respectueux des possibilités d’alternance, des minorités et des libertés individuelles. Mais l’insécurité s’est étendue et aggravée dans de vastes zones, et notamment au Sahel, les constitutions sont trop souvent « révisées » en dehors de l’intérêt général, les responsabilités des Etats sont trop rarement assumées dans l’éducation la santé et la justice. Enfin, celle d’une croissance économique anémiée depuis 2016 sur l’ensemble de la zone subsaharienne. Elle entraine un recul du revenu par habitant, une diminution des moyens d’action déjà insuffisants des Etats, une plus grande difficulté de réformes structurelles et des retards accrus d’investissements indispensables, en particulier dans les infrastructures.

Mais le tableau d’ensemble n’est pas uniquement influencé par ces menaces. Pareilles à des rayons lumineux qui persistent, des raisons d’optimisme sont toujours présentes, et parfois se consolident. La première est celle de la résilience d’un secteur privé que la plupart des décideurs s’accordent maintenant à soutenir, souvent faute d’autre voie identifiée : son dynamisme, ses résultats plutôt positifs, l’adhésion de la jeunesse à ses valeurs, les innovations qu’il apporte sont en mesure de relancer la croissance économique, surtout si une approche moderne et structurée prend plus de place par rapport à l’approche traditionnelle et informelle. Une autre donnée positive est celle de la santé toujours bonne de quelques secteurs d’activité. Les sociétés de télécommunications poursuivent ainsi leur saga, fidélisant avec de nouveaux services leur clientèle toujours en hausse, et donnent à l’Afrique une position pionnière. Les banques sont engagées partout dans de profondes réformes, qui peuvent les perturber à court terme mais les conduiront à une solidité et à un niveau de qualité accrus, qui leur permettront de mieux assumer le rôle qui leur revient. Les assurances, les marchés financiers pourraient leur emboîter le pas s’ils dépassent leurs difficultés actuelles. Enfin, le troisième constat est que des pays et des régions réussissent à faire largement mieux que la moyenne générale, en politique et/ou en économie. L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) continue ainsi à engranger un taux de hausse annuelle de son Produit Intérieur Brut (PIB) de plus de 6%. Au Rwanda ou en Ethiopie par exemple, les réformes économiques s’effectuent à marche forcée, conçues et mises en œuvre par un pouvoir politique fermement engagé dans ces combats, contrôlant les résultats obtenus et encourageant les acteurs qui vont dans la même direction : leurs croissances, qui atteignent maintenant 7% l’an, voire au-delà, sont élogieuses de la pertinence de ces efforts.

C’est peut-être ici que se situe l’une des principales originalités de cette nouvelle période triennale, celle de la diversité de plus en plus grande de l’Afrique subsaharienne. Ce constat est logique : dans un contexte international et local moins porteur, les différences de qualité des politiques suivies et d’intensité des transformations accomplies conduisent à des écarts plus tranchés. Il est aussi, d’une certaine manière, encourageant : le changement est possible. Il est en revanche élitiste. Une seule piste parviendrait sans doute à nuancer cette tendance : celle d’intégrations régionales plus accomplies, qui apporteraient mutualisation des efforts et renforcement des effets d’entrainement. En ce domaine, les progrès ont hélas été modestes sur les trois ans écoulés. Ils devraient constituer une source d’inspiration pour le futur.

Entre échecs majeurs et motifs d’espérance, les années récentes se sont donc emplies de grandes incertitudes. Cette période mitigée pourrait aussi nous conduire à deux leçons provisoires. D’abord la réflexion comme l’action demeurent toutes deux aussi nécessaires. L’Afrique subsaharienne souffre avant tout d’un déficit de réalisations d’investissements et de réformes par suite de nombreux obstacles : poids écrasant des traditions et des contraintes sociales, effets négatifs d’une corruption trop présente, excès de priorités de toutes sortes, faiblesse des ressources financières. Mais ces lenteurs résultent aussi d’un manque trop fréquent de vision à long terme, de réflexion sur les programmes les mieux adaptés, d’une réelle appropriation voire redéfinition de processus de développement venus de l’extérieur du continent. En second lieu, le sentiment d’urgence des changements à opérer, et donc la détermination qui l’accompagne, sont encore trop rares chez les dirigeants. Les peuples semblent plus impatients, et surtout les jeunesses si nombreuses dont le destin se joue aujourd’hui, très certainement parce qu’ils souffrent bien plus que ceux qui les gouvernent et qui restent accrochés au passé. « C’est notre lumière, pas notre ombre, qui nous effraie le plus » disait Marianne Williamson. Il est temps de ne plus avoir peur et d’être prêt aux plus grandes audaces.

 

OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE-Tome II est actuellement disponible à Abidjan (à la FNAC-Cap Sud et à la Librairie de France), à Bamako (à la librairie du Grand Hotel), à Dakar ( à la librairie des Quatre Vents), à Ouagadougou ( à la librairie Jeunesse d’Afrique) et en France ou ailleurs ( sur le site de la vente en ligne de AFRICAVIVRE Laboutiqueafrique.com ). Il devrait être bientôt en librairie à Cotonou.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/11/2019

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Analyse économique et sociale

Sahel : quand sera-t-il trop tard ?

Sahel : quand sera-t-il trop tard ?

 

Ogossagou, Sobane Ba, Boulkessi, Indelimane au Mali ; Nassoumbou, Dibilou, Koutougou, Salmossi au Burkina Faso. Ces noms sonnent désormais comme autant de lamentations des familles des victimes de ces massacres, de cris d’angoisse de populations déboussolées et de signes d’impuissance face aux attaques terroristes dans ces deux pays. La même menace pèse aussi lourdement sur le Niger et le Tchad et fait de la large bande sahélienne un vaste champ de combat.

Les périodes de relative instabilité de l’extrémité Nord de ce territoire sont anciennes et ont été fréquentes. Mais l’ampleur, la permanence et l’extension de la dégradation sont récentes et ne semblent plus connaitre de moments de pause. Quatre principales séries de causes exogènes semblent être à l’origine de cette évolution. La première est la montée en puissance des groupes terroristes islamistes à partir du Moyen-Orient depuis le début des années 2000 et la destruction de plusieurs « verrous » qui permettaient de laisser les pays subsahariens relativement à l’écart de cette folie meurtrière, comme la fin de la guerre civile en Algérie en 2002 et le renversement de M. Kadhafi en 2011, qui ont laissé de nombreux combattants s’extraire par le Sud. Le deuxième facteur est la convergence au Sahel des objectifs de ces terroristes et des puissants intérêts du grand banditisme (trafics de cigarettes, drogue et armes ; enlèvements), de plus en plus présent dans cette zone très difficile à surveiller, ces deux groupes s’étant ainsi mutuellement renforcés. En troisième lieu, les évènements politiques survenus au Mali et au Burkina Faso depuis 2012 ont facilité les projets terroristes dans ces deux pays. Dans chacun d’eux, un coup d’Etat a généré une période d’instabilité puis l’installation de nouvelles Autorités élues mais qui n’ont pas été encore en mesure de faire face à des attaques renforcées. Au Mali, envahi pendant neuf mois sur près de 50% de son territoire, même l’important dispositif d’appui mis en place par l’armée française et les Nations-Unis n’a pu que réduire le danger sans l’éliminer. Le dernier élément est l’échec des principaux partenaires politiques du Sahel dans les actions entreprises pour éliminer ce danger. Les troupes onusiennes de la Minusma ont un mandat trop restrictif et géographiquement circonscrit à une partie du Mali qui limite leur efficacité, tout en les soumettant à des risques élevés. Le dispositif français Barkhane, à l’envergure régionale, reste numériquement insuffisant face à l’immensité du territoire. La Force du G5 Sahel, qui devrait être la meilleure voie de réponse aux attaques subies, manque de moyens financiers, d’expérience et d’organisation, et sans doute de soutien politique dans la zone visée. Mais des facteurs intérieurs sont venus aggraver la situation. Ainsi, la poussée démographique exceptionnellement forte a développé ses effets négatifs à travers les questions foncières et la création très insuffisante de nouveaux emplois. De plus, le manque de moyens des systèmes scolaires après les ajustements structurels a spécialement touché les campagnes et amené le salafisme à y prospérer à travers certaines écoles coraniques.

L’accumulation de ces facteurs conduit à une grave crise sécuritaire qui est encore susceptible de nouveaux développements. Au Mali, les forces terroristes, contraintes à la dispersion et à la défensive dans la zone septentrionale, se sont avancées vers le Centre et le Sud en mettant en œuvre une stratégie bien arrêtée et de plus en plus agressive : pose de bombes sur les routes, orchestration de mésententes communautaires aboutissant à d’imposantes tueries, attaques frontales contre des camps militaires et la Minusma. Dans ces territoires plus peuplés, les services régaliens de l’Etat sont, comme plus au Nord, désormais absents dans 2/3 des cas selon les informations les plus couramment citées et le système djihadiste impose maintenant sa loi et ses principes de vie en de nombreux endroits. Jusqu’ici, les réactions semblent davantage verbales, voire incantatoires, que concrètes : les contre-attaques de grande ampleur sont encore attendues et la progression des assaillants ne parait pas arrêtée. Si l’état de guerre est déclaré au plus haut niveau des Institutions, les contraintes qui devraient l’accompagner normalement ne sont guère visibles, au moins dans la capitale. A une intransigeance absolue, l’Etat semble encore prioriser la recherche d’une réconciliation, comme le montrent la grande patience acceptée dans l’application de l’Accord de Paix conclu à Alger en 2015 ou le lancement récent d’un Dialogue National Inclusif. Au Burkina Faso, la dégradation sécuritaire a connu une rapidité surprenante depuis 2018 et tend à rejoindre celle du Mali. Les assauts ont suivi une spirale de gravité fort semblable : attentats à Ouagadougou, meurtres collectifs visant la création d’une opposition entre collectivités religieuses jusqu’ici globalement en bonne entente, attaques contre des positions de l’armée. L’emprise permanente de terroristes en certaines parties du pays pourrait aussi rendre difficiles les élections présidentielles de 2021 qui risquent en même temps de réduire l’attention privilégiée donnée aux questions de sécurité. Les recensements concluent, au Burkina Faso et au Mali, à des centaines de morts et à des centaines de milliers de déplacés, principalement regroupés dans les capitales. Au Niger voisin, le non-règlement de la situation de la cité malienne de Kidal, accusée de servir de base de repli aux terroristes, aggrave les difficultés dans la partie Ouest du pays tandis que la menace de Boko-Haram se fait plus pressante au Sud -Est. Les élections présidentielles qui polariseront l’attention dès fin 2020 pourraient ici aussi fournir l’opportunité d’une intensification des assauts terroristes. Au Tchad, la solidité et l’expérience de l’armée nationale, qui est un pilier des troupes de la Minusma, ont été des atouts décisifs pour le pays, mais la contestation politique qui anime aujourd’hui certaines régions pourrait être rapidement un handicap. Les pays du Golfe de Guinée, qui jouxtent la zone sahélienne de l’Ouest, ont pu rester pour l’essentiel à l’écart de la zone d’action des terroristes islamistes, mais les incursions faites par exemple à Bassam en Côte d’Ivoire et plus récemment dans la Pendjari au Bénin montrent que le danger est permanent.

Cet environnement délétère produit des impacts négatifs croissants sur l’économie des pays sahéliens. Les investissements privés s’y sont fortement réduits, notamment pour ce qui concerne les acteurs étrangers. De grands programmes publics, en particulier d’infrastructures, sont irréalisables dans les zones insécures alors qu’ils y seraient particulièrement nécessaires. Ces décalages aggravent encore le retard de régions déjà défavorisées et constituent un terreau fertile pour les propagandes extrémistes et les contestations du pouvoir central. Même si la croissance globale du Produit Intérieur Brut (PIB) résiste pour l’instant, portée par quelques secteurs déjà bien présents, ce contexte négatif ne permettra ni l’accélération recherchée de l’accroissement du PIB ni la création massive d’emplois décents qu’impose la vive progression démographique. Les finances publiques des nations concernées sont soumises à la fois aux difficultés d’accroissement des recettes, à la croissance exponentielle des dépenses de sécurité et à l’énormité des besoins en investissements. L’absence de perspectives d’améliorations à   court terme favorise l’émigration et augmente les souffrances humaines qui y sont associées ainsi que la pression sur les pays accueillant les migrants.

Au plan international enfin, l’implantation accrue du terrorisme islamiste dans une bonne partie du Sahel aboutirait à la reconstruction d’une grande base arrière d’un Etat terroriste alors que celui-ci a dû fuir l’Afghanistan, puis l’ensemble Syrak-Syrie. Cette position augmenterait considérablement la capacité d’actions destructrices vers la proche Europe ou vers le reste du continent africain. Le poids de celui-ci dans la démographie mondiale contribuera encore à intensifier ce danger.

Les évènements les plus récents ont conduit à une prise de conscience mondiale de l’ampleur des risques encourus et à un accord généralisé sur les deux stratégies à mener simultanément : mettre à mal par tous les moyens l’agression terroriste ; initier au plus vite un développement économique et social profitable à tous dans les zones défavorisées pour rendre inopérantes les propagandes extrémistes. Toutefois, les faiblesses des Etats sahéliens, les frilosités, voire les incohérences, de leurs partenaires étrangers, la lenteur de tous les processus de décision freinent considérablement l’application de ces mots d’ordre. Au moins quatre changements semblent nécessaires sans délai pour faire renaitre l’espoir.

Le premier est la mise en cohérence du discours et de l’action pour ce qui concerne « l’entrée en guerre » contre les bandes terroristes. Si une réconciliation doit effectivement être recherchée avec les populations qui manifestent une contestation de plus en plus ferme aux pouvoirs centraux en raison des injustices ou du dénuement qui les frappent, cette approche consensuelle ne peut viser les terroristes dont le but est de détruire l’ordre existant par les moyens les plus violents, y compris l’assassinat délibéré de victimes civiles. Leur action relève du domaine militaire et exige une riposte du même type. Les trois composantes de cette contre-offensive devraient être la lutte armée, le recours maximal au renseignement pour des attaques préventives, la destruction des circuits d’approvisionnement de l’adversaire en ressources financières et humaines. En raison de la détermination, de l’expérience et de l’armement de ces ennemis, le combat est redoutable pour les armées nationales peu rompues aux caractéristiques de la guerre asymétrique et les risques de pertes humaines élevés. Mais l’enjeu est inédit et la responsabilité qui pèse sur les soldats sahéliens et leurs chefs, à tous les niveaux, peut justifier des sacrifices ultimes. En plus du renforcement de l’armée, la condition requise est que la nation entière puisse constater l’engagement sans faille de ses dirigeants à cette cause et qu’elle soit associée sous toutes les formes possibles à la lutte menée. L’état d’urgence doit imposer ses exigences sur les conditions de vie de chaque citoyen, même s’il se trouve loin des zones de combat, de façon que les plus touchés sachent que toute la population partage leur sort et que se resserre une solidarité indispensable en ces heures cruciales.

Même avec tous ces efforts, la lutte risque d’être déséquilibrée si les nations sahéliennes se battent sans un appui extérieur suffisant. Des alliances puissantes et sincères sont donc indispensables. Elles pourraient d’abord prendre une forme financière en raison des modestes ressources de ceux qui sont en ligne de front. Les soutiens effectifs à la Force du G5 Sahel sont par exemple encore loin des annonces faites, qui elles-mêmes apparaissent insuffisantes, alors que l’urgence est évidente. Ces apports financiers pourraient aussi ne plus être comptabilisés dans l’aide au développement pour desserrer les contraintes budgétaires des Etats sahéliens. Les sommes concernées restent en effet modestes par rapport aux enjeux visés ou à d’autres choix budgétaires des pays les plus riches ou des principales institutions internationales. De plus, l’exemple de l’Irak montre que le coût d’une reconquête de territoires tombés aux mains du terrorisme est incomparablement plus élevé que celui d’une protection efficace de ces zones face à l’assaut ennemi. Mais le soutien des grands partenaires et des instances régionales et continentales africaines pourrait inclure également leur présence renforcée sur le terrain aux côtés des forces nationales, dans un cadre multilatéral unique et agréé par tous. La Minusma, Barkhane, la Force du G5 Sahel, les armées nationales et d’autres composantes éventuelles appartiendraient toutes alors à un grand ensemble militaire intégré. Cette action commune permettrait de faire profiter les troupes africaines de l’expérience d’armées plus expérimentées dans cette nouvelle forme de guerre et, surtout, de lever certaines incompréhensions et réserves sur la présence actuelle d’appuis agissant de manière plus autonome qu’intégrée. Certes, cette approche suppose de dépasser de nombreux égos et égoïsmes, et de faire preuve d’audace, mais le défi semble justifier cet effort.

La guerre se gagnant dans la paix, la mise en œuvre immédiate d’actions ciblées de restauration de l’Etat et de développement économique au fur et à mesure que des territoires seraient sécurisés est une autre mutation nécessaire. La ré-installation de tous les représentants de l’Etat est bien sûr la priorité dès l’instant où elle s’effectue de manière constructive et au profit de tous. La présence de l’instituteur, du médecin, de la sage-femme, du juge, du gendarme et du préfet, tous dotés des moyens nécessaires au bon fonctionnement de leurs Services, sera le meilleur garant contre l’influence terroriste. La possibilité pour tous de circuler sans danger dans le pays sera le meilleur critère des progrès accomplis. La réalisation diligente de grandes infrastructures de base, notamment énergétiques et sanitaires, est un autre impératif pour ramener une base minimale de remise à niveau économique de régions laissées en déshérence. Enfin, un effort gigantesque d’implantations d’activités au niveau local, notamment de relance agricole ou de services, est une condition sine qua non pour terrasser l’extrémisme en offrant à la jeunesse des alternatives à l’enrôlement djihadiste, à l’exode rural et à l’exil. Les consultations locales du Dialogue National Inclusif au Mali montrent que les attentes des régions sont très souvent concrètes, réalistes et justifiées : l’emploi, le soutien efficace et multiforme à l’agriculture, la bonne gouvernance locale, le désenclavement sont les aspirations les plus fréquemment exprimées.

Pour que ces programmes ramènent l’espoir escompté, un dernier changement attendu concerne les modalités de concrétisation de ces investissements. Ces derniers doivent être d’abord définis en fonction des besoins réels des bénéficiaires et non décidés à partir de positions dogmatiques des bailleurs de fonds ou de l’Etat. Leur réalisation est à piloter à chaque étape par les acteurs locaux, pour qu’ils s’approprient ces activités et soient en mesure de corriger les éventuelles erreurs de conception, les partenaires ayant un rôle principal de formation et de coordination. La faiblesse des moyens financiers des budgets nationaux, même si de nombreuses économies de certains « train de vie » sont encore possibles, impose là encore l’intervention décisive des concours financiers étrangers, essentiellement publics, et une augmentation au moins provisoire de l’Aide Publique au Développement (APD) présentement en repli. Le souci de l’efficacité de cette aide requiert aussi qu’elle puisse être mise en place avec une diligence particulière et qu’elle soit directement accordée aux responsables locaux des investissements programmés. Il s’agirait ici encore d’un changement majeur des circuits de l’APD, mais les résultats mitigés des méthodes traditionnelles méritent de faire cet essai.

Ces transformations peuvent apparaitre audacieuses et risquées, mais elles sont avant tout le constat des résultats limités des solutions actuelles et de l’urgence d’actions plus agressives. L’hésitation, le refus ou le report de ces changements, de la part des Etats concernés comme des partenaires extérieurs, conduirait probablement à de nouvelles détériorations sécuritaires et peut-être à l’impossibilité du redressement de cette situation. Il n’est nul doute que ceux qui agiraient ainsi devraient alors en assumer un jour la responsabilité collective devant l‘Histoire.

 

Paul Derreumaux

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FCFA : la fin du tabou ?

FCFA : la fin du tabou ?

Une étonnante campagne d’information a été lancée fin juin 2019 par la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), à la suite de la tenue du Comité Ministériel « ad hoc » puis du sommet des Chefs d’Etat du 29 juin 2019, sur un possible aboutissement en 2020 d’une nouvelle monnaie commune pour les 15 pays qui la composent. Cette méthode tranche par rapport à la discrétion dont les Autorités monétaires se parent habituellement pour étudier et prendre des décisions sur de tels sujets. Ce comportement vise certainement à prendre de court les pourfendeurs du FCFA, spécialement offensifs dans la période récente, qui critiquaient un dangereux immobilisme, et cet effet de surprise a joué à plein. Les annonces faites sur les grandes avancées des travaux menés de longue date par les instances compétentes, notamment l’Agence Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (AMAO) et la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), n’ont en effet suscité que peu de réactions parmi les opposants à la monnaie unique de la zone franc.

L’analyse des commentaires officiels apporte toutefois des enseignements plus précis mais aussi plus nuancés sur les changements qui pourraient intervenir à court terme.

Trois questions semblent avoir brusquement progressé. Celle du nom de cette possible monnaie commune, qui serait baptisée ECO. Même si ce point n’était pas le plus complexe, il n’était pas non plus le plus aisé compte tenu des susceptibilités qu’il a fallu surmonter. Celle, plus difficile, du régime de change prévu, qui serait un régime de change flexible. Les informations évoquent aussi toutefois une politique monétaire ciblant avant tout l’inflation, comme le fait actuellement la BCEAO, ce qui laisse supposer un suivi rapproché et l’intervention possible des Autorités monétaires pour corriger, voire bloquer, les orientations naturelles du marché. Malgré tout, ce système est moins rigide que celui qui rattache le FCFA à l’Euro et répond donc aux reproches faits en la matière à la monnaie des Etats africains francophones. La troisième avancée concerne la nature de la Banque Centrale qui serait une banque à caractère fédéral pour les pays concernés, à l’image de la situation observée aux Etats-Unis ou dans l’Union Européenne, et non une banque centrale unique pour toute la zone couverte par la nouvelle monnaie. Ces choix montrent déjà un savant équilibre entre les éléments s’inspirant des pays anglophones de la CEDEAO -le nom reprenant le début du sigle en anglais de la zone, déjà popularisé par Ecobank ; le change flexible – et les pays francophones de celle-ci – banque centrale fédérale ; politique monétaire privilégiant la stabilité de la monnaie plutôt que le rythme de croissance -.

Outre ces décisions prises, les instances techniques et gouvernementales de la CEDEAO ont aussi souligné avec sagesse quelques points. Le plus important est le non-respect actuel, malgré une mise en place déjà ancienne, d’un grand nombre de critères de convergence des économies et des politiques publiques par la plupart des pays. Ainsi, à titre d’exemples, des critères majeurs comme ceux du déficit public ou du niveau minimum de réserves de change ne sont que très rarement atteints au sein de la CEDEAO. Le respect d’un plafond limité en termes d’inflation n’est lui-même quasiment respecté que par les pays de l’UEMOA. Les Chefs d’Etat ont donc approuvé les recommandations demandant une accélération de cette mise en conformité et n’ont pas exclu que la monnaie commune soit introduite par étapes, en privilégiant les Etats pour lesquels les indicateurs de convergence économique sont les mieux respectés. De même, la réunion de fin juin 2019 a insisté sur la nécessité d’une mise en œuvre plus rapide des réformes structurelles souhaitées de longue date et indispensables pour faciliter l’application de ces critères de convergence. Essentielles, ces deux contraintes stratégiques sont bien connues et considérées comme des préalables par la plupart des économistes. Leur application se heurte toutefois à de nombreuses urgences nationales toujours jugées prioritaires par les Etats et a insuffisamment progressé dans les dernières années. Il est à espérer que les dernières décisions donneront un coup d’accélérateur à ces actions structurelles.

Entre les questions tranchées et celles clairement considérées comme non encore respectées, beaucoup de points n’ont pas fait l’objet d’informations malgré leur caractère parfois décisif. Il n’est pas sûr que nombre de ces questions puissent être réglées en quelques mois. Il en est ainsi notamment du degré d’indépendance de la future Banque Centrale par rapport aux Etats : cette Autorité Monétaire aura-t-elle la responsabilité ultime sur les principales décisions relatives à cette monnaie unique, comme aux Etats-Unis ou au Maroc par exemple, ou ce pouvoir appartiendra-t-il toujours au collège des Chefs d’Etat de la CEDEAO ? C’est aussi le cas de la date de lancement effectif de la nouvelle monnaie : si celle-ci reste toujours officiellement fixée à janvier 2020, tous les discours et rapports récents soulignent les retards actuels sur de nombreux aspects et le risque en résultant d’un décalage de ce démarrage. C’est encore le fait de la composition du panier de monnaies de référence, non précisé dans ses détails, qui va imposer des réflexions théoriques et statistiques difficiles. Il en est de même du périmètre sur lequel sera initialement admis l’ECO : tous les membres de la Communauté utiliseront-ils simultanément et immédiatement cette nouvelle monnaie commune ou celle-ci sera-t-elle mise d’abord en circulation dans une partie seulement des nations de la Communauté puis étendue à d’autres ? Sur ce plan essentiel, même si les déclarations officielles se sont limitées à une prudence sémantique, tous les commentaires émis après ces réunions, y compris par des Chefs d’Etat comme ceux de Côte d’Ivoire et du Nigéria, ont clairement retenu l’hypothèse d’une mise en place d’abord limitée à quelques pays, et notamment ceux de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA).

L’option semble en effet la plus pertinente pour cette question cruciale. La longue expérience de gestion commune du FCFA, l’harmonisation déjà bien avancée des structures et des politiques économiques des pays de l’Union – Guinée Bissau peut-être mise à part- plaident déjà pour cette solution. L’exemple de l’Union Européenne montre aussi que la gestion d’une monnaie unique est plus aisée dans un espace plus retreint et plus homogène que dans un espace plus large et composé de pays plus différents : il devrait donc en être de même pour l’Afrique de l’Ouest où les écarts entre nations sont encore plus profonds et les instruments de connaissance, de contrôle et d’action nettement plus limités. Même si cette solution est moins ambitieuse, elle constituerait malgré tout une première étape suffisamment consistante. L’UEMOA rassemble en effet le 1/3 des habitants de la CEDEAO et pèse 20% de son Produit Intérieur Brut (PIB). Avec ses 120 millions d’individus et un PIB total de plus de 110 milliards de USD, cette zone francophone est plus importante que le Maroc ou s’approche de l’East African Community (EAC), et est de surcroit homogène par sa langue et ses structures économiques.  Elle dispose aussi, ou peut disposer rapidement, des ressources humaines compétentes et déjà expérimentées pour la gestion d’une monnaie commune en circulation dans plusieurs Etats. Malgré tout, ce lancement limité affronterait de nombreux challenges qui, hormis notamment la contrainte de mise en place rapide de nouveaux billets et pièces, auraient surtout trait à l’instauration d’une confiance suffisante dans la nouvelle monnaie. Celle-ci ne s’appuierait plus en effet sur une garantie extérieure comme c’est le cas du FCFA, mais sur ses propres mécanismes de sauvegarde : fixation de nouvelles règles de solidarité entre Etats en cas de difficultés de l’un d’eux ; définition de procédures de protection de l’ECO face à la spéculation ou à des difficultés économiques ; nouvelles normes éventuelles à respecter pour les agents financiers et économiques ; …. Le pari n’est pas impossible à tenir, mais il est fort difficile comme l’a montré l’exemple récent de la plus grande indépendance acquise par la monnaie marocaine. Ce risque est pourtant obligatoire : le taux de change de la nouvelle monnaie, même s’il était égal au FCFA à l’instant zéro de lancement de l’ECO et ne concernait que la zone UEMOA, sera immédiatement fonction de nombreux paramètres qui détermineront le sens et l’ampleur d’une possible variation de sa valeur. Il en fut ainsi par exemple pour l’EUR en 2001.

Enfin, deux sujets, pourtant importants, ne semblent avoir fait jusqu’ici l’objet de presque aucun commentaire. D’abord, la mise en place effective de l’ECO, surtout avec le périmètre restreint envisagé, entrainerait « de facto » la fin de la zone franc actuelle puisque l’Afrique Centrale francophone est en dehors de la CEDEAO et donc du nouveau système. Cette coupure de la zone Ouest et de la zone Centrale a déjà été suggérée par suite des difficultés actuelles de la Communauté des Etats de l’Afrique Centrale (CEMAC) en termes de réserves de change et de déficit budgétaire, mais a été jusqu’ici écartée. Si les Chefs d’Etat de la CEMAC ont déjà évoqué la nécessité d’un « échange de vues » sur ce sujet en raison de l’annonce surprise de la CEDEAO, il n’est pas certain que tous auront la même idée sur les réorientations a à adopter. Surtout, la France, qui a pour l’instant laissé s’exprimer les dirigeants de la CEDEAO sans formuler d’observation ou de réserve spécifique, pourra difficilement accepter de les laisser faire et de constater la fracture de fait de la zone FCFA sans définir une nouvelle stratégie globale à l’égard des pays francophones tenant compte de ses propres objectifs géopolitiques. En la matière, les récentes réunions de la zone Franc d’octobre 2019, dernier évènement collectif avant la date prévue de lancement de l’ECO, ont bien évoqué ce dossier mais n’ont pas vraiment donné les lignes directrices de la conduite retenue, laissant planer le doute sur la proximité de l’échéance.

Le second sujet est celui des contraintes que pourrait générer le nouvel univers monétaire choisi par la CEDEAO pour les pays qui souhaiteraient adhérer à cet ensemble. C’est notamment le cas du Maroc dont la demande d’adhésion à la CEDEAO, formulée en 2017, avait rapidement été acceptée dans son principe mais n’a pas depuis lors franchi d’autres étapes concrètes malgré la forte pression des Autorités marocaines et des partisans subsahariens du projet. Diverses oppositions s’étaient en effet manifestées soulignant les déséquilibres que pourrait causer cette entrée dans la CEDEAO d’un Etat dont les structures économiques étaient plus avancées en nombre de domaines et qui pourrait donc contrecarrer les actions de développement de la plupart des pays déjà membres. Le Maroc trouvera-t-il autant d’attraits à cette adhésion si celle-ci l’amène à terme à abandonner le Dirham, pour lequel ce pays a investi beaucoup de temps et d’efforts pour en faire une monnaie presque totalement convertible et qui préserve maintenant depuis plus de dix ans sa valorisation par rapport à l’EUR ? Le Maroc pouvait être grand gagnant d’une entrée dans un vaste ensemble de libre-échange où la compétitivité et la modernité de son économie pouvaient faire merveille ; il perdrait beaucoup s’il était englué dans une zone monétaire dont la solidité reste à prouver. Cette même hésitation pourrait concerner d’autres pays, avant tout attirés par le dynamisme commercial de la CEDEAO mais soucieux de garder leur liberté monétaire.

Quoi qu’il en soit, la CEDEAO a cette fois confirmé des échéances et donné des orientations, ce qu’on lui reprochait de ne pas faire. Et l’UEMOA a annoncé sa pleine adhésion à celles-ci. Les deux zones géographiques ont certes marqué des points en termes de communication. Mais elles risquent gros.  Pour les pays de l’UEMOA, un grand retard dans le respect de ces échéances leur ferait perdre une occasion unique de prouver que, malgré ses faiblesses, le FCFA a pu être utilisé pour construire les bases de la monnaie unique d’un ensemble géographique plus vaste. Ce report donnerait aussi aux opposants au FCFA divers arguments pour relancer leurs attaques et créerait pour les Etats et les entreprises de l’Union les inconvénients qui y sont usuellement associés. En revanche, en cas de démarrage effectif mais insatisfaisant de l’ECO, les nations pionnières subiraient les effets d’une comparaison négative avec leur ancienne situation de zone « sécurisée », sans possibilité de retour en arrière. Il en serait de même pour toute la CEDEAO en cas de forte dévalorisation- ou même seulement d’instabilité- de l’ECO après son lancement. De plus, même si cette expérience-test pour la zone francophone de l’Ouest s’avérait positive, la difficulté de l’étendre rapidement aux autres pays de la Communauté serait aussi une forme d’échec. La CEDEAO, qui manque de grandes réalisations, montrerait ainsi le poids des obstacles l’empêchant de renforcer sa cohésion économique et politique, et être davantage qu’une zone de libre-échange et de concertation politique. La voie de la réussite, gage d’une crédibilité renforcée pour les deux zones géographiques, est donc étroite, même si elle est possible. Gageons que les Chefs d’Etat ont bien pesé ces arguments avant de faire leurs déclarations fin juin dernier. On dit que l’Histoire ne repasse pas deux fois les plats : une chance gâchée pourrait donc être irrémédiablement perdue.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/10/2019

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Analyse économique et sociale

Hôtellerie : La « nouvelle frontière » africaine

Hôtellerie : La « nouvelle frontière » africaine

 

Après une longue pause, qui coïncidait largement à la période d’«afro-pessimisme», le flux d’investissements du secteur hôtelier en Afrique subsaharienne a bondi depuis 2010 et explique la croissance attendue de l’hôtellerie et du tourisme dans les économies du continent.

Les chiffres de progression impressionnent en effet. Le stock de chambres aux standards internationaux aurait ainsi doublé en 7 ans, pour dépasser les 72 000 en 2017. Les chaines de taille mondiale présentes en Afrique multiplient les annonces de projets : 100 nouveaux hôtels, soit +66%, pour Accor d’ici 2025 ; 5000 chambres supplémentaires, soit +28%, pour Rezidor (Radisson) d’ici 2022. Des groupes plus récents s’implantent dans un nombre croissant de pays : ils sont européens, comme Onomo, et africains, comme Sun International ou Azalaï.

L’emballement a plusieurs causes. D’abord l’état actuel du parc hôtelier répondant aux normes en zone subsaharienne est d’une grande insuffisance quantitative – moins de 100 chambres par million d’habitants contre, à l’autre extrême, 15000 aux Etats-Unis- et qualitative, par suite du nombre important de réceptifs dégradés. Mais on note aussi du côté de la demande d’importants facteurs positifs. Les besoins de l’hôtellerie d’affaires, qui domine toujours le marché -plus de 70% du total au niveau continental-, ont fortement cru depuis le début des années 2000 grâce aux bonnes années de la croissance africaine. Le nombre de touristes étrangers augmente désormais au rythme annuel d’au moins 5%, même s’il est encore concentré sur un nombre limité de pays. Celui des touristes africains progresse encore plus vite, ce qui donne des perspectives de croissance considérables au vu de la poussée démographique, de l’avancée de l’urbanisation et de la progression attendue de la classe moyenne qui caractérisent l’Afrique.

Ce renouveau de l’investissement hôtelier devrait donc être durable et s’accompagner de plusieurs transformations importantes.

La première est le renforcement et la diversification de la concurrence dans le secteur structuré. Sept leaders internationaux intègrent désormais l’Afrique dans leur programme. Accor, qui compte 150 hôtels après le récent rachat de Mövenpick, Mariott et Hilton restent les mastodontes du sous-continent mais, derrière eux, les lignes bougent. En particulier, Rezidor et Louvre Hotels intensifient leurs investissements, confortés par les moyens financiers considérables d’un actionnaire de référence maintenant identique, le chinois Jin Jiang, désormais deuxième hôtelier mondial. Les américains Hyatt et Intercontinental et l’espagnol Melia résistent tandis que le français Onomo contre-attaque, grâce à une augmentation de ses fonds propres de plus de 100 millions d’EUR, et concentre ses nouvelles opérations sur le Maroc, l’Afrique du Sud et l’Afrique Centrale. Au niveau africain, les pionniers ont été des groupes mauriciens – tels Lux ou Constance- et sud-africains -comme Sun International ou City Lodge- qui sont surtout localisés dans leur espace régional d’origine grâce à des marchés porteurs. Ailleurs, la seule exception est longtemps restée le groupe francophone Azalai. Né au Mali en 1993 dans un environnement très difficile, ce réseau a tissé sa toile avec patience mais ténacité d’abord dans le Sahel puis dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. Comptant fin 2018 9 hôtels qu’il gère entièrement dans six capitales, il dispose à ce jour d’une offre structurée d’hôtels 2, 3 et 4 étoiles, d’un management expérimenté et d’une force de résilience remarquable aux chocs exogènes, et constitue en 2019 une référence internationalement reconnue en Afrique de l’Ouest. Plus récemment, le groupe africain Teyliom s’est engagé en 2012 dans le secteur avec un programme particulièrement ambitieux : fort de la qualité et de la réussite de l’hôtel 5 étoiles détenu à Dakar et dont le management a été confié à Rezidor, il vise à construire « ex nihilo » en 10 ans un réseau d’une dizaine hôtels de 3 et 4 étoiles en Afrique de l’Ouest et Centrale, et à assurer la gestion autonome de ces réceptifs par la société de management Mangalis contrôlée à 100%. Avec les cinq établissements qui seront ouverts à mi 2020, ce pari incroyable a des chances d’être gagné. L’Afrique subsaharienne aura ainsi montré, comme dans la banque ou l’assurance, qu’elle peut recenser quelques champions capables de montrer les capacités d’indépendance du continent et de rivaliser avec les acteurs étrangers.

Dans cette concurrence qui s’intensifie, tous les compétiteurs devront aussi affronter le challenge de la nécessaire transformation du parc hôtelier africain. Le nombre total d’hôtels aux standards internationaux compte en effet dans le monde plus de 60% de réceptifs de classe économique ou « middle scale » alors que ce pourcentage est inférieur à 25% en Afrique qui est pourtant le continent le plus pauvre. Cette situation est à la fois l’expression des choix des investissements passés, de la préférence naturelle des grandes chaînes pour les établissements de haut de gamme, générateurs de revenus de management supérieurs, et de l’intérêt des Etats hôtes pour les hôtels de prestige. Mais les limites de cette répartition sont de plus en plus perçues par tous les acteurs : la chasse généralisée des entreprises aux coûts de fonctionnement, l’intégration plus aisée de services de qualité dans les hôtels économiques et, surtout, la probable progression remarquable de la clientèle africaine pour les affaires comme pour le tourisme imposent une restructuration de l’offre. Accor avait ouvert la voie avec sa gamme variée de produits et le succès en Afrique de ses Ibis. La réussite d’Onomo, qui fut sans doute le premier à baser son activité et son développement sur des hôtels de 2 et 3 étoiles, a aussi fait école. Mariott a ainsi récemment lancé sa filiale AC Hotels en Afrique de Sud et devrait la déployer dans d’autres pays. Les groupes africains sont déjà entrés dans ce secteur de l’hôtellerie économique, évitant tout retard par rapport à leurs confrères étrangers : Mangalis veut ainsi faire de sa marque 2 étoiles Yaas un des piliers de son développement tandis qu’Azalai a ouvert son premier Dounia Hotel au Burkina-Faso. Il est probable que la physionomie du parc africain se rapprochera sensiblement de celle du parc mondial dans les dix prochaines années.

Dans ce double enjeu d’expansion et de recomposition de l’offre, de nouvelles donnes sont apparues sur deux points majeurs depuis les années 2000.

La première concerne l’amélioration globale des possibilités de financement. Les investissements hôteliers sont lourds en capital – une chambre de 4 étoiles a un coût de revient total d’environ 175 000 EUR -et supposent un maximum de ressources à long terme pour que la rentabilité soit atteinte dans un délai raisonnable. En la matière, les groupes internationaux matures sont mieux placés en termes de fonds propres et ont été initialement plus attractifs pour les grandes institutions de financement (DFI) en raison de l’expérience accumulée des réseaux gestionnaires. La Société Financière Internationale (SFI), Proparco et d’autres ont ainsi joué un rôle notable dans les nouvelles implantations d’Accor ou de Marriott. Mais ces structures ont aussi plus récemment appuyé les groupes africains en capital ou en prêts à long terme, telle la SFI pour la holding Azalai ou Proparco et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) pour plusieurs hôtels de Mangalis. De plus, des fonds d’investissement ou de grands actionnaires privés se sont également tournés vers ce secteur comme Améthis pour le groupe mauricien VLH, l’anglaise CDC pour Onomo ou Cauris Croissance pour Azalai. Enfin, plusieurs banques sont devenues plus actives et ont allongé leurs durées de prêts dans les années récentes, facilitant le « bouclage » de la construction de nombreux réceptifs. Si les contraintes de financement se sont ainsi allégées, elles restent vives pour les réseaux africains en termes de fonds propres et de forte dépendance à des concours bancaires locaux encore trop courts.

La seconde modification concerne les modalités de l’investissement. Alors que celui-ci avait longtemps visé à la fois l’achat du terrain, la construction des bâtiments et l’exploitation de l’hôtel, la responsabilité des deux premiers éléments a été souvent abandonnée à des promoteurs nationaux par les chaînes internationales qui se sont limitées à intervenir sous forme de contrats de management. Il en est résulté pour elles une diminution considérable des besoins de financement et une réduction correspondante des risques encourus. Rezidor a ainsi procédé pour ses récents établissements de Dakar, de Bamako, d’Abidjan ou du Niger comme Accor et d’autres l’avaient fait pour d’autres villes. Faute de posséder les nombreuses références qui rassureraient les investisseurs locaux et les prêteurs potentiels, les groupes africains peuvent rarement procéder de la sorte. Ils bénéficient certes souvent de la part des Etats d’actifs fonciers à des conditions très avantageuses pour l’implantation de leurs réceptifs, mais la construction de ceux-ci exige malgré tout des ressources adaptées difficiles à réunir. En dépit des avantages de leur stratégie, les groupes leaders semblent récemment changer d’approche en reprenant le contrôle des investissements fonciers et immobiliers à travers la création de fonds d’investissement dans lesquels ils sont associés à de puissants partenaires financiers. C’est le cas par exemple d’Accor qui a mis en place avec les qatari de Katara Hospitality un fonds prévu pour mobiliser à cette fin jusqu’à un milliard de USD. Cette nouvelle politique permet d’éviter le cas fréquent des investisseurs locaux ayant choisi des localisations non optimales ou accumulant des retards dans la construction des hôtels faute de moyens financiers, tout en mutualisant les charges d’investissement. Cette voie plus sécurisante devrait être suivie par beaucoup d’acteurs mais elle risque, comme pour les financements, d’être plus difficile pour les groupes les plus modestes et d’être ainsi une cause d’aggravation des inégalités.

Beaucoup reste donc à faire et ces contraintes expliquent à la fois les très longs retards constatés dans les délais de construction -souvent plusieurs années- et la valeur souvent illusoire des annonces faites en termes d’ouverture de nouveaux établissements. Pourtant, le secteur est déjà sur divers plans un poids lourd des économies subsahariennes. Représentant en effet globalement plus de 7% du Produit Intérieur Brut (PIB) de la zone, il est surtout très apprécié des Etats pour plusieurs raisons. Il est d’abord un grand pourvoyeur d’emplois, notamment urbains. On estime en effet qu’une chambre génère en moyenne deux emplois directs, et une fois et demie plus d’emplois indirects. Le secteur serait déjà, aux côtés du bâtiment et des travaux publics, un des plus gros employeurs du secteur privé formel, en particulier dans les grands pays touristiques de l’Afrique de l’Est et Australe, et sa place devrait grandir au vu de l’expansion programmée. Une part notable des embauches concerne aussi des personnes peu qualifiées, ce qui est rare, mais l’expérience est une base essentielle des promotions et beaucoup de chaines prennent aussi en charge la formation interne de leur personnel. Les équipes comprennent souvent une forte minorité de femmes et concourent donc à l’égalité des genres, devenue un combat essentiel. L’hôtellerie est en second lieu un contributeur important et régulier de recettes fiscales et douanières -TVA, droits à l’importation, taxes sur salaires,…-, malgré les généreuses exonérations souvent accordées pour les investissements, et de devises, grâce à la clientèle étrangère. Le secteur est encore un des fers de lance des politiques de Responsabilité Environnementale et Sociale (RSE), sous l’aiguillon des principaux prêteurs internationaux, et a en la matière un rôle de modèle auprès d’autres grandes entreprises ou des populations : ainsi, les « programmes verts » des hôtels réduisent les déperditions d’énergie et les consommations d’eau, et intensifient l’utilisation des produits locaux dont ils appuient la progression. Un dispositif hôtelier de qualité et bien géré est enfin une vitrine recherchée car elle renforce l’attraction des investisseurs étrangers et, indirectement, peut faciliter la croissance de l’ensemble de l’économie.

Cette importance traduit bien les enjeux multiformes des évolutions en cours et les responsabilités interconnectées des divers acteurs qui les mettent en œuvre. Toutes les entreprises hôtelières déjà présentes auront à innover davantage, aux plans technique comme financier, pour résoudre les difficultés qu’elles affrontent aujourd’hui et introduire les améliorations indispensables sur divers points : la qualité du service, la connectivité, le degré de digitalisation,… .Elles devront aussi investir plus massivement dans la formation des équipes, à tous les niveaux, pour être capables de s’ajuster aux standards internationaux du secteur. Il leur faudra enfin s’attendre à recevoir peut-être de nouveaux concurrents agressifs, tel le jeune groupe indien Oyo qui semble bouleverser la hiérarchie mondiale des leaders du secteur. Les groupes africains auront pour leur part à tenir bon dans cet environnement compétitif en choisissant les bons créneaux et si nécessaire en unissant leurs forces. Aux Etats africains, enfin, il incombe de tirer parti au mieux de ce renouveau hôtelier pour faciliter l’atteinte d’objectifs stratégiques comme la création maximale d’emplois. C’est à ces conditions que l’embellie du secteur pourrait conduire à ce qu’il soit une « nouvelle frontière » de l’économie subsaharienne.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 07/10/2019

 

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Système bancaire africain

BANK OF AFRICA : une tradition pionnière

BANK OF AFRICA : une tradition pionnière

 

Depuis près de 40 ans, la BANK OF AFRICA a été à plusieurs reprises un des pionniers des évolutions vécues par les systèmes bancaires subsahariens.

Sa naissance au Mali en 1982 en a été la première illustration. C’est en effet à Bamako, un 20 décembre, que plusieurs centaines de maliens de tous horizons géographiques et professionnels, quasiment sans appui extérieur et sous l’œil méfiant, voire incrédule, de tous les observateurs, créaient une des premières banques à capitaux privés africains en zone francophone. Ce moment exceptionnel fut d’abord la conséquence d’une nécessité. Tous les systèmes bancaires de l’époque en zone francophone, constitués uniquement de banques étrangères et de banques d’Etat, étaient alors mis à mal, principalement par la crise économique frappant alors l’Afrique pour les premières et par leur mauvaise gestion pour les secondes. La brutale disparition de nombreuses banques et l’affaiblissement généralisé de celles qui résistaient créaient un vide dont plusieurs initiatives privées africaines vont se saisir dans divers pays pour s’implanter dans ce secteur mythique de la banque, considéré jusque-là presque comme inaccessible aux investisseurs africains. Mais cette naissance fut aussi le fruit du hasard : l’adhésion fusionnelle de la dynamique classe des grands commerçants maliens à l’un de ces projets de banque qui lui était alors présenté, ce qui a permis la constitution puis l’ouverture de la BANK OF AFRICA-MALI en un temps record. Certes cette première expérience portait en son sein les inévitables imperfections d’un premier essai dans un univers bancaire en pleine mutation. Pourtant la détermination des dirigeants, l’engagement d’un personnel jeune et motivé, les efforts d’innovation en termes d’opérations et de clientèle visées ont permis à la nouvelle banque de s’implanter solidement et durablement dans le paysage bancaire du pays.

L’expérience BANK OF AFRICA prit un nouvel essor dès 1988 avec le lancement d’une expansion géographique qui fut aussi la voie suivie par plusieurs groupes concurrents. Cette expansion s’est d’abord appuyée sur la création d’une holding qui entreprit de concevoir progressivement les principes et l’organisation de ce développement. Sur cette base s’est ensuite construit pendant plus de vingt ans un réseau régional, puis continental, de banques commerciales sur la base de deux règles majeures. La première fut de bâtir chaque fois que possible les futures entités sur un actionnariat tripartite : des actionnaires privés nationaux diversifiés, des institutions d’appui au développement et la holding du groupe, en maintenant entre chaque composante un équilibre satisfaisant. La seconde fut de mettre en place une structure d’assistance technique capable d’apporter les appuis de formation et d’encadrement nécessaires dans les filiales. Celle-ci prenait en charge des sujets de plus en plus nombreux au fur et à mesure que le Groupe se complexifiait, tout en restant légère et peu coûteuse. L’existence d’une holding de tête et d’une structure centrale d’assistance technique sont maintenant retrouvées chez la plupart des groupes subsahariens des secteurs de la banque ou de l’assurance. La structure de l’actionnariat et l’importance donnée aux actionnaires locaux sont demeurées une spécificité de la BANK OF AFRICA, et une de ses grandes forces. Ainsi organisé, le réseau BANK OF AFRICA a réussi une extension méthodique, fondée à la fois sur des rachats de banques existantes ou sur des créations « ex nihilo », qui l’a conduite à une présence dans 14 pays africains en 2010. Cette implantation s’est étirée du Sénégal à Madagascar et a touché des pays francophones comme anglophones. Parmi ces filiales, certaines ont vite conquis la première place dans leur pays comme au Bénin ou à Madagascar. L’attention portée au maintien d’un équilibre satisfaisant entre les différents actionnaires et au respect mutuel entre chacun d’eux a vraisemblablement été déterminante pour que cette importante extension s’effectue sans crise majeure.

A la fin des années 2000, le réseau BANK OF AFRICA fut aussi le premier à accepter un changement majeur de son actionnariat, comme d’autres groupes subsahariens le firent ensuite. Pour mieux assurer la pérennité du réseau et lui donner les moyens de poursuivre son développement, les dirigeants ont alors accepté l’entrée au capital d’une banque de taille internationale. En plusieurs étapes, le partenaire retenu, la Banque Marocaine du Commerce Extérieur (BMCE), a ainsi acquis une large majorité du capital de la holding, à l’occasion d’augmentations de capital de celle-ci, et de chacune des filiales locales du réseau. L’équilibre capitalistique longtemps maintenu s’est ainsi rompu aux dépens des investisseurs privés subsahariens. Cette évolution était logique de la part d’un actionnaire stratégique cherchant avant tout à sécuriser et rentabiliser son investissement, et poussé également par sa banque centrale à agir en ce sens. Les effets de cette évolution du « tour de table » sur le fonctionnement des banques du réseau ne pourront être appréciés que dans le temps. Compte tenu du fort ancrage des BANK OF AFRICA dans leur espace national et des avantages qui étaient habituellement retirés de cette spécificité, il semble souhaitable que cet impact reste limité. Le caractère africain de l’actionnaire de référence et l’engagement des dirigeants de la BMCE à maintenir l’esprit et l’approche traditionnellement appliqués par BANK OF AFRICA devraient jouer un rôle positif sur ce point. Une autre conséquence a en revanche déjà produit ses effets. Les nouveaux dirigeants du Groupe ont été en effet contraints de privilégier la maîtrise du réseau existant et l’éventuel ajustement de ses structures et méthodes à leurs propres règles, par rapport à la poursuite du développement géographique antérieur. Les autres conquérants marocains arrivés en zone subsaharienne ont d’ailleurs fait de même dans les années 2010. C’est pourquoi, face à la faible évolution du périmètre de ces banques dominantes, les groupes outsiders, plus agiles dans cette conquête de nouveaux territoires, sont montés en puissance dans la période récente.

Les années 2019/2020 devraient marquer le début d’une nouvelle phase dans l’histoire des banques subsahariennes suite à l’amplification de plusieurs contraintes. Le durcissement généralisé des règles de la profession, notamment en matière de capitaux propres requis et de gestion des risques opérationnels et de crédit, oblige tous les groupes bancaires à de lourds investissements et à une phase au moins transitoire de réduction de distribution de dividendes. Par ailleurs, la compétition s’intensifie, non seulement entre établissements bancaires mais avec d’autres acteurs « technologiques », comme les sociétés de télécommunications, aux immenses moyens financiers, qui s’installent sur le territoire traditionnel des banques et révolutionnent les méthodes commerciales et de gestion avec la digitalisation. Enfin, le mouvement d’intégration devrait connaitre une nouvelle relance avec la création de la Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECA) et les regroupements régionaux qui y seront sans doute associés : cette tendance pourrait constituer une puissante émulation des principaux réseaux à étendre leur empreinte géographique. Ces trois facteurs conduisent à attendre une accélération des opérations de rapprochement de banques ou de recherche d’alliances. En Afrique de l’Est, le mouvement est déjà initié avec la fusion annoncée de la Kenya Commercial Bank (KCB) et de la National Bank of Kenya (NBK) ou le partenariat renforcé da Safaricom avec Equity Bank pour le développement de la « banque numérique » de cette dernière. A l’Ouest, les changements récents dans l’actionnariat de la holding d’Ecobank ouvrent la porte à de telles évolutions. Pour BANK OF AFRICA, l’entrée de la Commonwealth Development Corporation (CDC) au capital de la BMCE est explicitement dédiée par ce fonds d’investissement au soutien de l’expansion du groupe en Afrique subsaharienne. Elle pourrait être le premier pas vers d’autres partenariats capitalistiques permettant à BANK OF AFRICA de garder son rang dans les réseaux subsahariens tout en consolidant ses structures.

Le réseau BANK OF AFRICA conserve donc toutes ses chances de garder sa position de pionnier des mutations engagées dans les systèmes bancaires subsahariens. Elle dispose d’ailleurs de deux actifs symboliques qui pourraient l’aider. Son nom d’abord : alors qu’on pouvait craindre il y a quelques années qu’elle disparaisse, cette appellation prémonitoire reprend toute sa force avec la décision annoncée par la BMCE de l’adopter elle-même pour la maison mère. Nul doute que ce sera un atout utile pour montrer la symbiose du groupe tout entier et sa bonne adéquation aux évolutions du continent. Son mot d’ordre ensuite, inventé dès les années 2000 : « La force d’un Groupe, la proximité d’un Partenaire » symbolise bien tout ce que les clients, quels qu’ils soient, attendent de leur banque : une écoute attentive et la compréhension de leurs attentes quotidiennes, et une capacité de traiter leurs dossiers, petits ou grands, locaux ou internationaux, confirmant qu’ils sont bien intégrés dans le monde. Il reste à utiliser au mieux ces actifs déjà anciens.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 18/07/2019

 

 

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Système bancaire africain

Diasporas : L’audacieux pari sénégalais

Diasporas : L’audacieux pari sénégalais

 

L’opération boursière que mène actuellement la Banque de l’Habitat du Sénégal (BHS) s’inscrit dans la lignée des rares expériences de ce type tentées en Afrique à l’adresse de son importante diaspora.

L’établissement sénégalais a en effet émis le 16 mai un emprunt obligataire de 20 milliards de FCFA, soit la contrevaleur de 30,5 millions d’Euros (EUR), dénommé Diaspora Bond, dont la souscription est réservée au moins à 60% aux personnes physiques et morales non-résidentes au Sénégal. D’une durée de 5 ans, incluant deux ans de différé de remboursement en capital, ces obligations portent un intérêt annuel de 6,25%. Leur valeur nominale de 10000 FCFA, soit environ 15 EUR, est volontairement faible. Leur produit est notamment destiné au financement de programmes de logements dans les nouvelles zones de Diamniadio et du Lac Rose.

La mobilisation institutionnelle des ressources financières considérables que les diasporas envoient dans leurs pays d’origine est un objectif croissant de la part des principaux pays destinataires de tels flux, face à l’ampleur permanente de leurs besoins d’investissements, publics comme privés, et à la baisse de certaines sources de financement traditionnelles comme l’Aide Publique au Développement (APD). Des nations comme la Chine, l’Inde et Israël ont pu drainer ainsi des montants considérables à travers des émissions obligataires régulièrement répétées. L’Egypte a également effectué quelques opérations de ce type. En Afrique subsaharienne, qui compte pourtant sans doute plus de 50 millions d’émigrés, les réalisations restent rares et modestes : l’Ethiopie, le Ghana, le Nigéria sont à ce jour les seuls principaux exemples de réussite observés, pour des montants fort limités par rapport à ceux rapatriés annuellement par leur diaspora.

La tentative de la BHS, qui est une première en terre africaine francophone, est donc d’abord à saluer pour sa haute valeur symbolique. Elle présente aussi de nombreuses caractéristiques qui mériteraient une belle réussite. Du point de vue des souscripteurs, le montage de ce coup d’essai apparait performant. Le montant total recherché reste modéré, tant face aux flux financiers qu’envoie chaque année la diaspora sénégalaise – récemment estimés à quelque 950 milliards de FCFA, soit près de 1,45 milliard d’EUR -que par rapport au bilan de la BHS lui-même. Il a été prévu un mixage des souscripteurs possibles qui limite encore la part attendue des non-résidents sénégalais. La durée de 5 ans donne un horizon court, et donc plus sécurisant, aux investisseurs de la diaspora peu initiés aux aspects financiers, qui oseront participer à l’opération. La valeur nominale des obligations les rend facilement accessibles. Le taux d’intérêt est très séduisant pour les prospects visés qui résident en Europe, et largement compétitif pour ceux qui vivent en zone CFA de l’Ouest ou du Centre. Enfin, la BHS, septième plus importante banque sénégalaise fin 2017, spécialisée dans le financement de l’habitat, est bien appréciée des sénégalais demeurant à l’étranger qui utilisent ses services pour investir au pays dans la construction ou l’achat d’un logement. Disposant de longue date de plusieurs agences à l’extérieur du Sénégal, la BHS a réalisé de nombreuses opérations immobilières et est déjà un des circuits privilégiés des sénégalais pour le rapatriement de leur épargne.

Du point de vue de l’émetteur, l’opération cumule également plusieurs avantages. Le « Diaspora Bond » est émis en FCFA et ne comporte donc pas de risque de change pour la BHS. L’opération montre d’ailleurs de manière incidente l’atout que représente ici la fixité du lien EUR/ FCFA, puisqu’une très large majorité des souscripteurs ciblés sont situés dans l’une de ces deux zones monétaires et que l’émission en FCFA apparait ainsi comporter un risque d’autant plus réduit pour les souscripteurs qu’ils ont déjà une partie de leur patrimoine en FCFA. Grâce au produit de cet emprunt, la BHS disposera de ressources à moyen terme renforcées qui vont lui permettre d’intensifier ses actions dans le financement du logement, en particulier dans les deux zones prioritaires annoncées. Elle devrait ainsi accroitre encore son expérience et sa notoriété mais également concourir à d’autres objectifs d’intérêt général : accroitre l’activité des secteurs de la construction et de la viabilisation de terrains ; augmenter en conséquence significativement l’emploi, ces secteurs étant de grands utilisateurs de main d’œuvre ; contribuer à la décentralisation et à une meilleure répartition spatiale des activités économiques avec l’édification de ces villes nouvelles.

D’un point de vue général, la cotation de ce « Diaspora Bond » sur le marché financier régional est aussi une bonne nouvelle. Elle donnera en effet normalement aux obligations une bonne liquidité, élément positif pour les souscripteurs. Soucieuse de montrer au maximum ses capacités d’innovation et de soutien actif de l’économie de la zone, la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) saisit ainsi au bond une belle opportunité d’ouvrir un nouveau créneau, qui pourrait être porteur dans plusieurs Etats de l’Union, pour les opérations éligibles au marché. Au Sénégal, la totale nouveauté de l’émission apportera un indice supplémentaire des actions menées par le Président récemment réélu pour favoriser la mise en place d’un environnement ouvert au changement et propice à la croissance, et pour soutenir un secteur déterminant sur le plan économique et social qu’est celui de l’habitat.

Malgré tous ces éléments favorables, le pari n’est pas si facile. La diaspora sénégalaise, comme toutes les autres, est méfiante, tant vis-à-vis des banques que des Autorités de son pays d’origine, quant à la gestion de son épargne, constituée dans des conditions souvent difficiles, et ne s’en dessaisit habituellement que pour ses besoins personnels. L’insistante remise en cause du bien-fondé du FCFA dans la période récente ne devrait d’ailleurs pas faciliter l’instauration de la confiance nécessaire pour la réussite de la souscription. De plus, les expatriés résidant en Europe, qui constituent une composante importante pour le Sénégal, ont des revenus limités et leur contribution individuelle ne pourrait être que modeste : il faudra donc que l’emprunt soit souscrit en masse pour atteindre l’objectif visé. Sur un autre plan, on observe actuellement sur la BRVM un marché secondaire quasiment inexistant sur toutes les obligations cotées, y compris les titres d’Etat : les dirigeants de la Bourse comme ceux de la BHS devront en conséquence mettre en place tous les moyens nécessaires pour que la nouvelle opération bénéficie au contraire d’une liquidité suffisante. Enfin, l’affectation de l’emprunt étant clairement mentionnée, la BHS aura à démontrer que les ressources acquises sont utilisées efficacement et selon les cibles prévues. Elle devra disposer pour cela d’un soutien actif des Autorités sénégalaises et s’appuyer sur tous les leviers disponibles pour accroitre ses moyens financiers. En la matière, les refinancements à long terme auprès de la Caisse Régionale de Refinancement Hypothécaire (CRRH) pourraient par exemple l’aider à transformer plus sereinement les ressources à 5 ans obtenues par l’emprunt.

L’enjeu est donc crucial, tant pour la BHS que pour le Sénégal. Il l’est aussi pour les autres pays d’Afrique francophone ayant une grande diaspora qui pourrait être sollicitée de la même manière au service du développement du pays d’origine. L’échéance de l’emprunt, fixée au 21 juin prochain, nous dira si ce challenge est réussi. Il ouvrirait alors utilement la voie à d’autres Diaspora Bonds, et peut-être à d’autres innovations financières. …

Paul Derreumaux

Article publié le 03/06/2019