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Analyse économique et sociale

Systèmes financiers de l’UEMOA : des indicateurs contradictoires

Systèmes financiers de l’UEMOA : des indicateurs contradictoires

 

Comme chaque année, le Rapport de la Commission Bancaire (CB) donne de précieuses informations sur les systèmes financiers des pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Sa version 2020 permet de relever plusieurs caractéristiques majeures de l’évolution récente de la « finance intermédiée » dans cette zone. Au vu du rapport de la CB pour l’année 2018, trois grandes orientations avaient été soulignées (cf. note 1) : un nombre de banques toujours en croissance, contrairement aux regroupements attendus ; d’importants efforts pour le respect de dispositions réglementaires plus exigeantes ; l’émergence des Emetteurs de Monnaie Electronique (EME). Ces tendances restent globalement d’actualité mais d’autres points marquants attirent aussi l’attention.

Le premier est le bond en avant de l’accès aux institutions financières dans l’Union. Le taux de bancarisation global (qui rapporte le nombre total de comptes ouverts dans les banques, les sociétés de microfinance et les EME à la population adulte) a triplé en dix ans : 60,1% fin 2019 contre 19,7% fin 2009. Derrière cette donnée d’ensemble, la répartition entre les trois types d’intermédiaires financiers confirme que les EME ont assuré l’essentiel de ce mouvement, appuyés sur la progression continue de leurs maisons-mères en termes de taux d’équipement téléphonique du public africain. Ces institutions recensent à eux seuls près de 67 millions de comptes, contre 34 millions pour le cumul des deux autres catégories, et ce nombre croit le plus vite, à plus de 33% en 2020 par exemple. Même si ces comptes d’EME rassemblent environ 50% d’inactifs -provisoires-, l’évolution impressionne. L’avancée pour les seules banques est cependant remarquable : 15,4 millions de comptes en décembre dernier, soit plus de 50% de progrès en 4 ans et un quasi-doublement en 10 ans du taux de bancarisation strict (banques seules). Malgré une croissance plus lente, les Systèmes financiers Décentralisés (SFD) touchent maintenant près de 22% de la population adulte contre seulement 13% en 2009. Cette bancarisation reste fort variable selon les pays : d’un taux global de 77,9% en Côte d’Ivoire à 17,5% seulement au Niger en 2020. L’accès des populations aux banques semble mieux assuré dans les pays les moins étendus et à la population la moins grande tels le Bénin et le Togo. Lorsque les EME sont pris en compte, leur poids relatif dominant ramène toutefois en tête les nations les plus avancées dans l’utilisation de la monnaie électronique, comme la Cote d’Ivoire. Ces changements ont permis à l’Union de rattraper, pour ce critère de la bancarisation, une bonne part de son retard vis-à-vis d’autres pays du continent. L’indice synthétique d’«inclusion financière» utilisé par la BCEAO avoisine ainsi pour la première fois  0,5 en 2019. Le taux de 0,83 du Kenya montre toutefois les efforts restant à accomplir.

Le rapport aide aussi à appréhender la stratégie d’ensemble du secteur bancaire, principal canal de financement de l’économie, suivie dans les 4 dernières années. De fin 2016 à fin 2020, dépôts collectés, crédits à la clientèle et placements ont crû à peu près au même rythme global, proche de 50% sur la période. Ce résultat recouvre cependant deux périodes distinctes. Jusqu’en 2018, les deux premières catégories ont évolué parallèlement, tandis que les placements restaient stables. A partir de 2018, les dépôts drainés ont augmenté plus vite que les crédits -+32% contre +19% environ, sur les deux ans- tandis que les placements bondissaient de 47% dans le même temps. Ce changement est d’abord une conséquence directe des nouvelles exigences réglementaires, qui ont amené les banques à prendre désormais en considération pour tout octroi de crédit la consommation de fonds propres qu’il entrainait en fonction du risque encouru. Le respect des nouveaux ratios de solvabilité est devenu de ce fait pour elles une priorité absolue, tant en raison du suivi très rapproché des Autorités que des sanctions pénalisantes instituées, telle l’interdiction de distribution de dividendes pour les établissements en infraction. En conséquence, les banques ont réduit la part des concours à l’économie les plus difficiles au profit des placements plus sécurisés. Cette tendance s’est accentuée en 2020 dans l’environnement créé par la pandémie Covid-19 -respectivement +17,0%, +8,3% et +26,9% pour les dépôts, les crédits et les placements -. Les montants considérables de « Bons Covid » émis par les Etats, grâce aux initiatives de la BCEAO, ont en particulier apporté aux banques d’importantes opportunités de placement, qui ont facilité ce changement de cap. Grâce à ces rééquilibrages, les établissements bancaires ont atteint, pour la plupart, un triple objectif : éviter la dégradation de leur portefeuille, respecter les normes imposées et préserver globalement une bonne rentabilité. Toutefois le résultat macroéconomique reste mitigé. Certes, la décélération des crédits bancaires a été en partie compensée par la contribution essentielle des banques au financement des mesures étatiques de relance. En revanche, la sélectivité accrue dans l’octroi de crédits a dû être surtout ressentie par les entreprises les plus fragiles, comme les entreprises de petite taille, et certains secteurs économiques ou types de crédit plus risqués.

La recomposition des systèmes bancaires de la zone se poursuit aussi selon des tendances déjà observées. Le nombre total d’établissements reste quasiment stable dans la zone. Depuis 2016, aucune restructuration majeure n’a été enregistrée et le rachat des établissements de la banque nigériane Diamond par le groupe ivoirien NSIA a été la seule opération de regroupement significative. Les 12 groupes détenant chacun plus de 2% des actifs totaux sont les mêmes. La mutation essentielle qui se confirme est que les banques régionales sont devenues sur la période une catégorie aussi importante que celle des banques « transfrontalières » -dépendant d’une maison-mère extérieure à l’Union- qui dominaient le marché les années précédentes. Ces institutions ont vu leur nombre total passer de 47 en 2016 à 63 fin 2020 et elles font désormais jeu égal avec leurs concurrentes transfrontalières pour bon nombre de critères comme le poids des bilans, le nombre de comptes de clientèle ou les effectifs. Cette poussée s’observe aussi dans l’analyse des groupes bancaires présents dans l’Union. Les « champions régionaux », qui représentent 5 des 12 réseaux les plus importants, ont presque tous renforcé leur poids relatif tandis que les « étrangères », et particulièrement les entités à capital majoritairement marocain, ont reculé. De plus, on note derrière ces leaders un nombre accru d’acteurs régionaux parmi les banques affiliées à un groupe, dont le nombre et le poids relatif augmente -plus de 10% des bilans de l’Union en 2020-. Avec ces deux catégories, les établissements d’origine de l’UEMOA regroupent fin décembre dernier plus de 36% du total des actifs contre 23,7% pour les banques à dominante marocaine et 12,5% pour les banques françaises.

Le dynamisme des acteurs locaux s’évalue notamment à l’aune de leur couverture géographique de l’Union. Beaucoup de ceux-ci poursuivent leur extension géographique par l’ouverture de filiales ou de succursales, ou l’engagent, afin d’exploiter au mieux toutes les possibilités de développement que la forte intégration monétaire et financière de l’UEMOA leur offre. Sur les traces des plus anciens et des mieux établis -comme Cauris Bank-, de nouveaux réseaux ont pris forme- tel celui de la Banque de Développement du Mali avec ses trois filiales – ou entrent dans cette voie -comme la Bridge Bank de Cote d’Ivoire ou la Banque de Dakar-. Même dans les opérations de privatisation, ces banques se montrent les plus agressives à l’image de International Business Bank du Burkina Faso qui annonce le rachat de la Banque Togolaise du Commerce et de l’Industrie. Cette politique expansionniste s’avère payante au vu de la progression des établissements concernés dans le classement des banques de l’Union mais aussi des rendements dégagés, dès lors que les filiales nouvelles approchent d’une vitesse de croisière. Les groupes bancaires les plus importants ont en effet en moyenne des bénéfices nettement plus élevés que leur poids dans les autres indicateurs opérationnels : 87 % du total contre 76% pour les actifs pour ce qui concerne les 12 plus gros réseaux. Face à cette offensive, les groupes étrangers sont et devraient rester sur la défensive, soit car ils ont déjà couvert tous les pays, soit en raison des contraintes stratégiques, réglementaires ou financières de leur maison-mère. Enfin, les banques les plus modestes, locales pour l’essentiel, jouent encore un rôle non négligeable dans la collecte des dépôts et la distribution des crédits -respectivement 5% et 8% de part de marché- malgré leur taille limitée et leur faible rentabilité. Les établissements régionaux, de poids global croissant, sont donc aussi présents à tous les niveaux de l’éventail des systèmes bancaires

Alors que les banques apparaissent en bonne santé, les Systèmes Financiers Décentralisés (SFD) restent présentement le maillon faible des systèmes financiers de la zone. Malgré leur nombre élevé -188 réseaux et caisses de base en 2020 -et bien réparti sur tous les pays de l’Union, ces institutions ont un bilan cumulé qui dépasse à peine 5% de celui des banques. De 2016 à 2019, les indices ont été pourtant encourageants. La croissance très vigoureuse des dépôts comme des crédits -respectivement +106% et +93% sur trois ans, soit très au-dessus des banques -, la stabilisation du taux brut de Créances En Souffrance (CES) au niveau modeste de l’ordre de 5% du portefeuille, les efforts de restructuration et de consolidation de certaines structures permettaient d’espérer un rôle accru de ces acteurs. La situation s’est nettement dégradée en 2020 :  faible hausse des dépôts et des crédits -respectivement 8% et 6% – ; brutal doublement du taux de CES – ; division par deux des rentabilités sur actifs et fonds propres ; coefficient d’exploitation installé à 76%, très au-delà des plafonds prévus. Compte tenu de son public naturellement tourné vers les petites ou très petites entreprises, souvent informelles, et les ménages à revenus limités, le secteur a reçu de plein fouet les effets négatifs du  Covid-19 et, contrairement aux banques, n’a pas été en mesure de chercher des emplois de substitution. La crise de 2020 a donc remis en question les améliorations des années précédentes.

Les EME au contraire continuent à avoir le vent en poupe (cf.note 1). On en compte désormais 12, dont 7 en Côte d’Ivoire, contre 8 en 2018, sans compter les 27 partenariats noués entre des banques et des sociétés de télécommunication, qui concourent aussi à la modification des relations établissements financiers-clients. Grâce à un réseau de distribution cent fois plus dense que les guichets bancaires, et le faible coût de leurs opérations, les EME connaissent une progression de l’effectif des clients, de la monnaie électronique en circulation, du nombre d’opérations et des montants traités supérieure à 30%/an, malgré la pression de certaines « Fintech » qui entrent parfois dans la compétition. Même si elle se fait plus lentement que prévu, la diversification des opérations réalisées s’intensifie, notamment au profit des transferts intrarégionaux ou transfrontaliers, qui concurrencent ceux des banques. Au rythme actuel, on peut estimer que les Unités de Valeur gérées par les EME pourraient approcher dans deux ans les 1000 milliards de FCFA, et représenteraient alors plus de 50% des dépôts des SFD et près de 2,5% de l’ensemble des dépôts bancaires. Malgré ces succès, qui « boostent » la bancarisation, les EME restent pour l’instant cantonnés dans la gestion des moyens de paiement. Leurs tentatives de coopération avec des SFD pour faciliter des activités de crédit ou d’épargne sont encore balbutiantes et doivent faire leurs preuves.

Les systèmes financiers dans l’UEMOA apparaissent donc plus présents, plus solides, plus modernes, plus endogènes, principalement grâce aux banques et aux EME. Face à ces succès obtenus malgré les contraintes du contexte, ils ont encore à réussir la mutation fort attendue d’une plus grande contribution au financement des économies nationales. Ce changement pourrait dans un premier temps peser sur la rentabilité des acteurs financiers et nécessiter en compensation la levée de freins toujours présents, en particulier aux plans légal, judiciaire ou fiscal. L’enjeu de ce combat mérite bien une coordination active de tous les acteurs sur ce sujet posé de longue date.

(1) Quelques tendances lourdes pour le futur pour les banques de l’UEMOA ( Septembre 2019) sur ce Blog

 

Paul Derreumaux

Article publié le 27/09/2021