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Analyse économique et sociale

Croissance économique en Afrique subsaharienne : l’heure de vérité

Croissance économique en Afrique subsaharienne : l’heure de vérité

Selon le récent rapport de la Banque Mondiale, la hausse du Produit Intérieur Brut(PIB) d’Afrique subsaharienne a été de 1,3% seulement en 2016, son plus mauvais score depuis 2000. Si la croissance de 2,6% se confirme pour 2017, le PIB par tête aura diminué pour la deuxième année consécutive. Au vu de ce faux pas, après une série gagnante d’une quinzaine d’années, assiste-t-on à une simple pause ou à un changement de cycle ?

Le panorama de l’Afrique subsaharienne en ce début 2017 affiche en effet de multiples progrès mais aussi des ombres menaçantes.

Les bonnes nouvelles sont nombreuses. On note d’abord une croissance record de près de 5% par an en moyenne sur la période 2000/2014. Même en tenant compte d’une lourde progression démographique de près de 2,6% par an en moyenne, le revenu par tête a  progressé de plus de 40% depuis le début du siècle et cette évolution a touché à des degrés divers la plupart des pays. Surtout, cette hausse a d’autres bases que celles qui avaient conduit aux précédentes « vingt glorieuses » 1960/1980. La poussée des prix des matières premières –pétrole, mines, produits agricoles de rente- avait été le soutien fondamental de cette première période et est restée une cause exogène importante. Mais celle-ci s’appuie aussi sur au moins trois autres piliers endogènes: des investissements de grande ampleur en infrastructures ; un développement accéléré des services et du commerce, et notamment de quelques secteurs modernes comme les banques et les télécommunications ; une croissance régulière du secteur primaire sous l’effet de la progression démographique et de la hausse du niveau de vie.

Cette reprise est aussi une conséquence d’une remise en ordre des cadres macroéconomiques fondamentaux. Presque tous les pays ont connu depuis 2000 une réduction de l’inflation, un redressement des finances publiques, une amélioration de la balance des comptes extérieurs, aidée en particulier par les importants effacements de dette extérieure des Etats. Croissance et restauration des grands équilibres ont ramené la confiance des investisseurs et prêteurs étrangers. C’est vrai pour les partenaires traditionnels, internationaux ou binationaux, de l’Afrique, mais aussi  pour de nouveaux intervenants : fonds arabes créés après les chocs pétroliers ; grands pays émergents, emmenés notamment par la Chine ; fonds d’investissement privés. En 2014, un record de 60 milliards de USD a été atteint pour les Investissements Directs  Etrangers (IDE) après une expansion régulière sur la décennie. Certes ces investissements sont encore trop concentrés sur quelques secteurs et quelques pays, mais ils marquent un changement total par rapport à la période antérieure. A ces flux s’ajoutent enfin des transferts financiers de la diaspora : désormais plus importants que l’aide publique au développement, ils atteignent en moyenne environ 2% du PIB de la zone.

Une dernière avancée majeure est celle de la réduction de la pauvreté. Le nombre de personnes en situation de pauvreté extrême (moins de 1,9 USD par jour) a baissé en valeur absolue sur la période. Avec près de 390 millions d’individus et de 33% de la population, il reste certes encore très élevé et nettement supérieur en nombre et pourcentage à ceux des autres grandes régions en développement. Le progrès est cependant réel et s’exprime aussi par les améliorations dans les Objectifs du Millénaire, tels une hausse de l‘espérance de vie de 7 ans depuis 2000 ou le relèvement à 70% du pourcentage d’élèves qui achèvent le cycle primaire.

Ces transformations  pourraient se résumer en deux images. D’abord, l’Afrique subsaharienne est redevenue sur la période un continent comme les autres qui, pour la première fois depuis les années 1980, ne semble plus condamné à l’échec et à l’immobilisme. De plus, le retard constaté de longue date dans l’introduction en Afrique des technologies de pointe tend à se réduire nettement, voire à disparaitre, à l’exemple des automates bancaires, de la téléphonie 4G, de l’internet et, bien sûr, du paiement par mobile.

Face à ces évolutions positives, des menaces s’amoncellent à court terme. Certaines ont fait l’objet d’une prise de conscience et de réactions, et pourraient donc être jugulées ou contenues. C’est par exemple le cas des infrastructures encore très en retard et dont les insuffisances actuelles coûteraient 2% de croissance annuelle. C’est particulièrement vrai pour les infrastructures énergétiques. En la matière, selon la banque Mondiale, le taux de couverture, corrigé par le nombre d’habitants, ne s’est pas amélioré depuis vingt ans. Ces insuffisances constituent un coût social élevé pour les populations et un coût financier considérable pour les entreprises, notamment industrielles. Beaucoup de pays intensifient cependant le rythme des investissements et certains, du Sénégal au Kenya, donnent une place croissante aux énergies renouvelables qui sont aussi une réponse à la menace climatique de long terme. Le défi consistera à ce que l’ajustement de l’offre aille plus vite que celui d’une demande augmentant avec la démographie, l’urbanisation et la croissance économique. Une autre menace déjà bien combattue est celle de l’insécurité. Toute la zone sahélienne, de la Mauritanie à la Somalie en passant par le Nigéria et le Soudan, en est la plus grande victime, mais le risque est partout. Les effets de cette situation sont catastrophiques pour les régions touchées, qui se trouvent vidées de projets de développement et parfois délaissées par les services publics comme dans tout le Nord du Mali. Les mesures basiques de protection se mettent pourtant en place, avec une vitesse variable selon les moyens disponibles et la combativité des pays. Parallèlement, la coopération régionale et internationale s’organise pour apporter une réponse à la hauteur du danger, comme le montrent la création du G5 au Sahel, le maintien de la force Barkhane et l’attention croissante de l’Allemagne.

Aussi grave est sans doute la faiblesse des Etats. Certes, de nettes améliorations existent par rapport à la période la plus sinistrée de conflits armés multiples et d’élections démocratiques « virtuelles ». Mais 50% des pays sont encore considérés comme fragiles, pour des raisons variées, et les incertitudes touchent les plus grandes nations : l’alternance réussie au Nigéria enthousiasme quand l’Afrique du Sud multiplie les actes de mauvaise gouvernance. Trois difficultés majeures expliquent cette situation. Les challenges sont immenses et les ressources limitées ce qui rend difficile le choix des bonnes priorités. Face à ce handicap, peu de dirigeants font preuve d’une vision stratégique, d’une capacité de transformer les propositions en actes, et d’un sens de l’urgence et du concret adapté à la gravité des problèmes de l’heure. Enfin, même quand ces comportements existent au plus haut niveau, ils se reflètent mal au sein des administrations : harcèlement fiscal des entreprises formelles, inertie de nombreuses structures ; corruption ; comportement inique de la justice malgré les progrès juridiques constatés ; racket sur les routes qui renchérissent et freinent le commerce intra-africain. 

Cette inadaptation des actions étatiques s’observe notamment par rapport à deux autres menaces majeures étroitement liées entre elles, celles de l’emploi et de la formation. Les secteurs formels ayant le plus progressé depuis 2000 sont davantage « capital intensive » que « labour intensive » tandis que les activités les plus créatrices d’emplois, souvent très peu qualifiés, relèvent du commerce ou des services informels. Dans le même temps, l’éducation et la formation, qui touchent heureusement une part grandissante des populations, sont caractérisées à la fois par une qualité souvent en recul due à l’impréparation et aux manques de moyens des enseignants, et par une inadéquation par rapport aux besoins de l’économie et des entreprises. Ces données et l’arrivée massive de jeunes sur le marché du travail entrainent la forte montée du chômage réel, même si celle-ci est souvent camouflée par l’absence de recensement des personnes en emploi « virtuel » dans l’informel. Les plans pluriannuels de création d’emplois ne sont pas présentés comme des priorités et sont d’ailleurs rarement atteints. Les sentiments d’insatisfaction et d’injustice grandissent donc à la fois chez les entreprises comme chez les candidats à l’emploi, et notamment la jeunesse diplômée, et ces hiatus entre offre et demande creusent la menace additionnelle des inégalités sociales.

Face à ces ombres qui gênent la poursuite d’une trajectoire économique favorable du continent, d’autres moteurs pourraient prolonger les bonnes tendances antérieures si certaines conditions sont remplies.

Du côté de ces perspectives positives, il faut d’abord retenir l’amélioration sensible de l’environnement économique international. La croissance a repris un certain tonus en Europe. La Chine, désormais partenaire essentiel de l’Afrique, semble en mesure de stabiliser son développement à un rythme élevé et garde le continent au cœur de sa stratégie. Elle est le premier importateur de ses matières premières, l’a incluse dans les grands projets d’infrastructures des « nouvelles routes de la soie », et y investit désormais dans des entreprises industrielles pour garder sa compétitivité mondiale, comme en Ethiopie. Ces données positives, après deux années difficiles, devraient permettre la poursuite des IDE visant d’abord le marché africain en expansion rapide mais aussi les exportations dans d’autres régions du monde. Elles pourraient aussi garantir le maintien d’un flux financier grandissant venant de la diaspora, pilier de petits investissements collectifs et de la sécurisation de revenus minimaux pour de larges partes des populations.

Le principal espoir de l’Afrique subsaharienne est sans doute la montée en puissance inexorable du secteur privé. Celui-ci a déjà été le grand acteur des mutations intervenues dans les grandes entreprises de la banque et des télécommunications. Mais sa vivacité touche tous les secteurs et toutes les tailles de sociétés. Ce bouillonnement de l’initiative privée est favorisé par les progrès déjà intervenus dans l’environnement, en particulier grâce à la stimulation introduite depuis 15 ans par les indicateurs du Doing Business. Des pays africains figurent chaque année parmi les plus réformateurs et, si leur classement global reste médiocre, il s’améliore progressivement. Les obstacles restent considérables, surtout pour les petites et moyennes entreprises (PME), tant pour le financement que pour la formation des personnels ou les rapports avec l’administration. Pour les industries s’ajoutent encore la protection contre les fraudes, la sécurisation du foncier ou le coût élevé des facteurs. Mais cette situation génère de grandes marges possibles de progrès et évoluera sous l’impulsion des entreprises et de leur réussite, de l’intérêt croissant des consommateurs et de l’appui des partenaires étrangers. En matière de financement, les avancées s’intensifient grâce à la concurrence des banques et l’arrivée de fonds d’investissement nationaux dédiés aux PME. Pour la formation, plus dépendante de l’action des Etats, l’évolution est plus lente et constituera sans doute un goulot d’étranglement majeur.

Une troisième opportunité à court terme devrait résider dans la pression grandissante de la société civile. Celle-ci varie beaucoup selon les pays en fonction de la tradition nationale et du degré de liberté laissée aux initiatives privées, mais la tendance est générale. Dans certains cas, du Sénégal au Kenya en passant par le Burkina Faso, elle devient un accélérateur des changements politiques ou économiques. Elle s’exprime par l’audience exponentielle des réseaux sociaux, le rôle de lanceur d’alerte des Organisations Non Gouvernementales (ONG), la multiplication des associations ou la vigilance de la presse privée. Grâce à elle, les élections sont plus surveillées, les abus plus limités et parfois sanctionnés, les inégalités les plus criardes remises en question et le secteur privé encouragé dans ses combats.

Les changements technologiques jouent aussi en faveur de l’Afrique. Dans la plupart des secteurs, les innovations ouvrent la voie à des activités requérant des investissements plus modestes, à la portée des ressources financières d’acteurs locaux. C’est vrai par exemple pour les applications informatiques qui bouleversent les moyens de paiement et facilitent l’inclusion financière, pour les communications avec la chute du prix des smartphones et l’extension rapide de l’internet mobile, pour l’énergie avec la production de « kits solaires » pour les populations non connectées aux réseaux nationaux, pour l’industrie avec des équipements plus économiques venant des pays émergents. La quatrième révolution industrielle est caractérisée par des contraintes d’agilité et d’adaptation à l’incertitude pour lesquelles les difficultés passées du continent lui donnent aujourd’hui des atouts. Encore  faut-il que les pouvoirs publics encouragent avec vigueur cette poussée des approches innovantes.

Enfin, les potentialités offertes par les regroupements régionaux sont aussi une opportunité de relance. Ils constituent une réponse logique  à la petitesse de beaucoup de marchés, à la mutualisation nécessaire des investissements de grande envergure, aux actions requises pour encourager le développement des échanges interafricains. Certaines régions sont favorisées, comme l’Afrique de l’Ouest francophone, en raison de la consolidation progressive de l’Union en place depuis  60 ans. Dans d’autres parties de l’Afrique, les situations varient mais le mouvement semble inéluctable. Il se heurte cependant à des obstacles redoutables : l’ego de dirigeants qui freine les progrès, comme en Afrique Centrale ; la multiplication des regroupements existants qui amène des redondances ou des incohérences dans les actions ; la prééminence souvent donnée aux préoccupations nationales qui retarde l’application de décisions communautaires.

Pour bien exploiter ces atouts à l’avenir, l’Afrique subsaharienne inventera peut-être sa propre voie de développement. Pourtant, même en utilisant au mieux ses propres atouts, elle devra respecter plusieurs conditions préalables. La première a trait aux mutations structurelles que doivent accomplir les sociétés et les économies africaines. Or, si le secteur privé parait engagé dans cette voie et les populations prêtes à l’accepter, les appareils étatiques pêchent par leur immobilisme, ou même par leurs résistances aux changements, comme signalé ci-avant pour le retard des infrastructures et l’inadéquation de l’enseignement et de la formation. On le voit  pour les pays pétroliers qui n’ont pas profité des années fastes pour épargner et préparer la diversification de leurs économies. On l’observe dans l’incapacité à élever au-delà du seuil modeste de 20% du PIB le poids relatif des recettes fiscales selon des politiques équitables et performantes, pour être moins dépendantes de l’endettement intérieur et extérieur.

Un deuxième point d’attention prioritaire doit être celui du rééquilibrage spatial des territoires. L’urbanisation galopante, la rareté des ressources financières, la faiblesse des réflexions à long terme sur l’avenir souhaitable du pays conduisent presque partout à une dichotomie risquée. D’un côté, une mégapole où s’accumule une part excessive de la population – jusqu’à près de 25% en Côte d’Ivoire-, où apparait la nouvelle classe moyenne et où se concentrent les investissements en infrastructures, qui n’empêchent pas l’explosion de la pauvreté et des bidonvilles. De l’autre des villes moyennes et des campagnes où les services publics sont démunis, les investissements productifs rarissimes, l’insécurité grandissante,  les indices de pauvreté très en dessus de la moyenne nationale. Les régions délaissées ayant jusqu’ici peu de moyens de revendiquer, le danger parait lointain. L’aptitude à relever ce défi, par la création de pôles locaux de développement et une véritable politique d’aménagement du territoire, sera cependant décisive pour identifier les pays qui ont le plus de chances de poursuivre leur progression.

Un troisième challenge majeur est celui de la maîtrise de la croissance démographique. Le trend actuellement suivi par la population d’Afrique subsaharienne, dont les moins de 18 ans représentent 60% du total et qui va doubler en 30 ans, est une première mondiale. Il est souvent présenté comme un atout en raison du « dividende démographique » qui va, dans les vingt prochaines années, augmenter le nombre des actifs et des consommateurs plus que celui des inactifs. Or, ce « dividende » n’est que virtuel si les créations d’emplois ne sont pas au rendez-vous, et toutes les études tendent à prouver que seul le secteur informel serait en mesure d’absorber le surplus de main d’œuvre par des « jobs » essentiellement incertains et de bas niveau. L’ajustement indispensable ne pourra prendre que trois formes. D’abord la réussite nécessaire d’une « transition démographique » encore étrangère pour l’essentiel à l’Afrique subsaharienne où des pays comme le Niger connaissent toujours une accélération de l’accroissement de la population. Ensuite un « big bang » en matière d’éducation et de formation professionnelle, d’une part, et de soutien aux entreprises à forte intensité de main d’œuvre, d’autre part. Un ajustement par l’expatriation, régulée en concertation étroite entre pays de départ et pays d’accueil, qui peuvent les uns et les autres bénéficier  de ces flux migratoires. Une combinaison des solutions parait inévitable.

Placées sous le tir croisé de menaces immédiates, de nouveaux moteurs de croissance et de contraintes à respecter, les nations d’Afrique subsaharienne sont en équilibre instable. Les évolutions possibles sont fort variées selon la capacité des stratégies menées à juguler les périls, à accomplir les mutations requises et à saisir les futures opportunités. Devant ces multiples degrés d’incertitude, elles sont appelées à se différencier de plus en plus en termes de développement économique. Dans cette Afrique à plusieurs vitesses, les pays et régions les mieux placés apparaissent pour l’instant peu nombreux face aux zones fragiles qui dominent. Pour que la situation s’inverse, les Etats ont maintenant une responsabilité première qu’ils ont jusqu’ici du mal à assumer : ils doivent effectuer des efforts considérables de réflexion et d’accélération dans l’action, seuls capables de lever les blocages actuels. Enfin, cette mutation du comportement de la puissance publique est nécessaire mais pas suffisante. Pour réussir, il faudra une coopération plus performante et mieux équilibrée entre les trois acteurs en présence –Etat, secteur privé, partenaires extérieurs -. Alors seulement, le continent aura de bonnes chances que sa marche en avant touche la plupart de ses composantes.

Paul Derreumaux

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