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Afrique Subsaharienne : Quoi de neuf dans les banques pour la rentrée ?

Afrique Subsaharienne : Quoi de neuf dans les banques pour la rentrée ?

Après une année 2012/2013 fertile en nouvelles, le secteur bancaire subsaharien a fait peu parler de lui pendant l’été qui s’achève. La vigueur du taux de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) de l’ensemble de cette zone ne s’est pas démentie et atteindrait, selon le Fonds Monétaire International (FMI), 5,4% sur toute l’année en cours. Cette poussée, qui prolonge celle de 2011/2012, devrait soutenir une nouvelle progression des bilans, des activités et des résultats de la profession bancaire durant cet exercice. Le maintien de la bonne santé globale du secteur est donc la première caractéristique probable de celui-ci pour l’année 2013 et le début de 2014. Hors cette bonne nouvelle en continuité avec les années précédentes, plusieurs grandes tendances peuvent être attendues pour la période qui s’engage..

Pour l’expansion des réseaux existants, la nouvelle saison devrait être plus calme que les années précédentes. Les groupes africains actuellement dominants et les plus dynamiques ont d’abord à gérer et, parfois, à consolider ou restructurer les nombreuses entités achetées ou créées ces dernières années, et souvent à renforcer leurs fonds propres, pour préparer l’avenir. Barclays l’a clairement annoncé en réorganisant ses implantations directes et celles de sa filiale sud-africaine ABSA, mais d’autres sont engagés aussi dans cette voie prioritaire, même si c’est de manière plus discrète. De plus, la constitution de nouveaux établissements s’avère de plus en plus couteuse et difficile au fur et à mesure que le capital minimum requis est plus élevé et la compétition plus rigoureuse. Malgré cette probable pause relative, quelques opérations importantes seront sans doute finalisées en 2014 : privatisation au Nigéria par la structure AMCON de trois banques assainies  et vente par le Fonds d’Investissement ECP de sa part dans la banque ivoirienne BIAO par exemple. La taille de ces cibles pourrait  donner l’occasion à de nouveaux groupes, européens ou moyen-orientaux, de renforcer leur position en Afrique subsaharienne ou d’y pénétrer, même si les groupes africains tentent également de se saisir  de ces opportunités rares

Tandis que se calme la frénésie expansionniste, la compétition commerciale entre établissements  devrait s’intensifier dans chaque pays, tous les grands groupes s’efforçant de développer leurs activités, voire leur position locale. Cette concurrence continuera à s’exercer notamment à travers la poursuite de la couverture des territoires nationaux par des réseaux d’agences toujours plus denses, d’une part, et par une diversification des produits servis pour l’équipement de ces réseaux, d’autre part. Les gisements de progression restent en effet nombreux pour cette politique qui vise avant tout la conquête du marché des ménages: perspectives économiques ambiantes généralement positives, marges importantes d’augmentation possible du taux de bancarisation, urbanisation croissante des populations, encouragements des Autorités monétaires et administratives, progrès techniques permettant l’introduction de nouveaux services, en particulier monétiques. En la matière, l’avancée la plus vive pourrait être observée dans les pays francophones, dans lesquels les taux de bancarisation sont encore les plus faibles

Une autre accélération  sera normalement l’expansion attendue du « mobile banking » dans l’éventail des moyens de paiement. Les succès rencontrés au Kenya – compte M’Pesa mais aussi, plus récemment, compte M-Swari qui a des ambitions plus larges – font des émules. L’offensive est souvent menée par les sociétés de télécommunications : Orange mise ainsi activement sur son produit Orange Money dans ses pays d’implantation, notamment au Mali où elle est leader, et commence à traiter des opérations internationales, mais beaucoup de ses concurrents sont sur les mêmes voies. Cette poussée s’appuie sur des considérations techniques, telle l’avance importante du taux de pénétration du téléphone mobile sur celui des comptes bancaires. Elle conjugue aussi l’intérêt des deux parties prenantes : les compagnies téléphoniques fidélisent leurs publics et maintiennent un taux de progression élevé de leurs chiffres d’affaires alors que leur marché initial approche doucement de sa saturation ; les banques accroissent leurs revenus, ont accès à de nouvelles couches de particuliers et soignent leur image de modernité. A moyen terme, cependant, des interrogations importantes émergent : certains acteurs bancaires resteront-ils en dehors de ce mouvement de fond ? Les banques, à l’image des tentatives actuelles de la Société Générale, sauront-elles prendre leur indépendance technique à l’égard des entreprises de communications, qui mènent présentement le jeu ? Le « mobile banking » se laissera-t-il dépasser par les nombreuses autres recherches en cours pour de nouveaux moyens de paiements utilisant d’autres approches, et notamment le « paiement sans contact » ? En forte progression, ce domaine est loin d’être stabilisé.

A côté de ces aspects commerciaux porteurs, les systèmes bancaires subsahariens sont confrontés à une montée en puissance des risques qui pourrait freiner l’élan qui les caractérise depuis près d’une décennie. L’extension des réseaux et des clientèles, la diversification continue  des systèmes de fraude augmentent d’abord les risques opérationnels pour des équipes qui ne sont pas toujours suffisamment aguerries face à ces dangers. L’agence de notation Moodys, tout en reconnaissant la forte croissance et le renforcement des banques africaines, a aussi récemment souligné les contreparties de cette progression, liées en particulier à une persistante faiblesse relative des ressources propres, aux fluctuations rapides des cours des matières premières et à la forte imprégnation de la corruption. Toutefois, la principale difficulté a sans doute trait à la diminution de la qualité des portefeuilles de crédits et à l’accroissement sensible des Créances Douteuses et Litigieuses (CDL) dans bon nombre de réseaux. Cette croissance des CDL n’est pas illogique par suite de l’expansion remarquable des concours à la clientèle les années passées et des conséquences diffuses de la crise économique mondiale. Elle interpelle cependant par sa généralité et illustre à la fois une certaine faiblesse des dispositifs de gestion des risques de contrepartie dans certains groupes et la nécessité  d’y remédier sans délai pour ne pas compromettre les acquis de la période récente. Encore ce niveau déclaré des CDL dépend-il de la transparence de la gestion des banques ainsi que de la rigueur de la réglementation et du suivi des banques centrales : divers exemples montrent que les présentations officielles ne reflètent pas toujours une réalité exhaustive et que des ajustements brutaux sont parfois imposés par les Autorités de contrôle. Le Nigéria a illustré cette situation à plusieurs reprises et, comme en d’autres domaines, l’Afrique de l’Ouest apparait moins performante que l’Afrique de l’Est.

Enfin, l’une des questions qui devrait utilement faire débat est celle des taux débiteurs qui restent en général fort élevés pour les particuliers comme pour les entreprises petites et moyennes. Les banques centrales accentuent les incitations à une baisse de ces intérêts en réduisant elles-mêmes leurs taux directeurs, comme vient de le faire encore la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest, mais les banques commerciales sont peu enclines à réduire leur bonne rentabilité actuelle et arguent notamment du coût élevé du risque de crédit. Celui-ci reste effectivement obéré par la fragilité de nombre d’entreprises, par les fréquents soubresauts de la conjoncture et, surtout, par l’efficacité insuffisante et la grande lenteur des tribunaux, dénoncées de longue date mais toujours présentes.  Ces handicaps sont réels mais la meilleure maîtrise de l’inflation dans nombre de pays rend le loyer de l’argent parfois prohibitif en termes réels. Il est donc nécessaire d’aller au-delà des progrès déjà réalisés : les efforts réels et importants récemment consentis par les banques dans l’allongement de la durée des crédits à long terme n’auront par exemple leur pleine réussite que si les taux baissent, faute de quoi les charges d’intérêt correspondantes rendront insupportable le coût imposé aux emprunteurs. Contrairement à de nombreux domaines, la zone francophone pourrait être ici mieux placée que les autres parties du continent grâce à la stabilité monétaire qu’apporte la zone franc, si les Etats réalisent les ajustements nécessaires de l’environnement bancaire

La saison 2013/2014 pourrait donc voir une inflexion dans les priorités des banques subsahariennes. L’actualité des années récentes était dominée par la croissance des principaux groupes, ponctuée fréquemment par des mouvements capitalistiques de grande ampleur. Une nouvelle donne devrait s’imposer : elle privilégiera d’un côté la croissance interne des entités existantes, grâce au renforcement des canaux commerciaux déjà connus et le développement de nouveaux moyens de paiement ; elle mettra l’accent, de l’autre, sur le renforcement des aspects les plus fragiles des systèmes actuels. Cette période de consolidation permettra sans doute la reprise ultérieure des mouvements de concentration du cycle précédent. Dans tous les cas, la profession a encore de beaux jours devant elle, grâce au tonus actuel de la croissance économique africaine.

Paul Derreumaux

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Développement financier et intégration régionale

Développement financier et intégration régionale: quelques interactions en zone Franc

Un secteur bancaire dynamique a été l’un des importants soutiens de la bonne croissance économique en zone Franc depuis le début des années 2000. Quelques facteurs semblent avoir joué un rôle déterminant dans cette mutation positive. D’importants progrès restent cependant à faire  pour compléter le dispositif existant et renforcer les synergies favorables.

Le séisme qui a frappé les banques en zone Franc dans les années 1980 commence à s’estomper de la mémoire collective : les jeunes générations de cadres économiques et politiques ne l’ont pas vécu et observent en revanche une expansion remarquable du système bancaire dans les trente dernières années. Celle-ci a été impulsée par des acteurs presqu’entièrement renouvelés et en intense compétition : ces changements d’identité et de comportement sont très certainement une cause majeure des améliorations observées. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) par exemple, sur les onze principaux groupes que recense la Commission Bancaire fin 2012, neuf  n’existaient pas il y a 35 ans ou sont passés entre les mains de nouveaux actionnaires sur la période. Seuls deux groupes français figurent encore dans ce peloton de tête. Les nouveaux venus, qui représentent une large majorité des bilans bancaires de la zone, sont tous africains : leur croissance sur le continent constitue donc leur objectif prioritaire, voire unique, et la profitabilité des opérations correspondantes le point d’appui de leur rentabilité globale. La montée en puissance des implantations subsahariennes dans le résultat des banques marocaines Atijari et BMCE en donne la preuve éclatante et devrait se poursuivre. Cette situation entraine d’ailleurs les banques françaises encore en place à s’engager fermement dans cette concurrence aiguisée, et la transformation de leur dispositif africain a sans doute été plus intense durant les vingt dernières années que dans les vingt précédentes.

Trois principales conséquences résultent de cette transformation. D’abord, le nombre d’entités bancaires a fortement progressé dans chaque pays, porté par l’émergence de nombreux établissements privés à partir des années 1990 et, surtout, par la volonté des principaux acteurs de se constituer en réseaux couvrant toute l’Union pour mieux servir leurs grands clients : l’effectif a ainsi franchi en 2010 le seuil des 100 unités pour les huit pays. En second lieu, ces banques ont pour la plupart mené une politique offensive d’installation d’agences sur l’ensemble du territoire de leur Etat d’implantation, d’une part, et d’ouverture du nombre maximal de comptes bancaires, d’autre part, pour préserver ou consolider leur part de marché et multiplier leurs opportunités d’opérations : le nombre de guichets bancaires avoisine 2000 fin 2012, en hausse de 16% sur les deux dernières années, tandis que le nombre de comptes bancaires a progressé de 42% sur la même période pour approcher l’effectif de 8 millions. Le principal effet en est la sensible augmentation récente du taux de bancarisation des populations, qui est malgré tout encore en deçà du seuil des 10% et nettement en retard par rapport aux autres parties de l’Afrique. Enfin, tous les intervenants, et principalement les grands acteurs, ont intensément œuvré pour une densification des services et produits mis à la disposition de leur clientèle élargie. Le public des particuliers a été spécialement visé dans cette politique de conquête de la clientèle de masse, grâce notamment à une extension rapide des produits de monétique, à une forte augmentation des prêts personnels et à un allongement de la durée des prêts. Ce dernier point autorise notamment un début de satisfaction des besoins  importants en financement de l’habitat. Les entreprises ont toutefois été également bénéficiaires : la réalité d’un espace monétaire et financier unifié dans l’UEMOA et la consolidation à l’intérieur de celle-ci des réseaux de banques commerciales ont permis un bon soutien  financier, y compris par des financements consortiaux d’investissements, de l’expansion régionale des grandes entreprises, qui contribuait elle-même à la consolidation de l’intégration et de la croissance de la zone.

Pour la Communauté Economique et Monétaire des Etats d‘Afrique Centrale (CEMAC), quelques décalages pourraient être notés sur plusieurs des aspects soulignés pour l’UEMOA. Toutefois les tendances sont analogues : primauté nouvelle des groupes africains, durcissement de la concurrence générant d’importants progrès au profit des clientèles, forte modernisation des produits et services bancaires, approche régionale intégrée appliquée par les acteurs financiers même si le dispositif institutionnel est légèrement moins avancé.

Ce renforcement mutuel progressif du développement financier et de l’intégration économique régionale rencontre cependant encore divers freins qui pourraient être levés.

A l’intérieur des systèmes financiers, quatre faiblesses apparaissent essentielles. La première est la quasi-absence d’établissements financiers non bancaires. A côté de la puissante consolidation du système bancaire, toutes les autres institutions financières restent encore embryonnaires, pour des raisons à la fois réglementaires et fiscales, d’un côté, et par suite de la faiblesse du secteur formel des Petites et Moyennes Entreprises (PME), de l’autre. Les choix de modes de financements, sont donc réduits et le poids des concours à l’économie dans le Produit Intérieur Brut (PIB), qui avoisine 30%, demeure anormalement faible. La deuxième est la cherté persistante des crédits. Certes des efforts importants ont été consentis dans les dernières années par les banques, surtout au profit des grandes entreprises, qui ont su faire jouer à  plein la concurrence entre prêteurs, et sur les places où la compétition bancaire est la plus rude, comme au Sénégal. Dans la plupart des pays et vis-à-vis des autres catégories de clients comme les PME et les particuliers cependant, les taux d’intérêt nominaux restent élevés et l’inflation maîtrisée conduit à des taux réels peu attractifs. Ceci est particulièrement vrai pour les crédits à long terme, que les banques acceptent désormais plus facilement de financer, mais qui ne peuvent se développer à ces conditions peu compétitives. Le prix de collecte des ressources drainées et le coût du risque apparaissent comme les deux principales causes de cette situation et devraient donc être revus. Le troisième est la rareté relative des refinancements interbancaires, dont l’accroissement permettrait d’optimiser l’affectation des ressources entre établissements et entre pays. Même si les dispositifs prudentiels autorisent tous les concours de ce type, ceux-ci restent encore surtout limités aux refinancements, principalement à court terme, entre banques du même groupe ou de la même place. Une généralisation de ces échanges financiers serait de nature à accroitre les moyens d’action des banques dans un cadre régional et à soutenir l’intégration. Enfin, le renforcement de la formation des équipes bancaires devrait être une forte priorité. Face à des métiers qui se sont profondément diversifiés et modernisés, les agents ne sont pas toujours armés pour gérer au mieux des risques opérationnels en forte progression et pour étudier et suivre des concours à des structures informelles qui restent majoritaires. Les développements récents ou souhaités des activités bancaires se heurtent donc à cette contrainte, qui peut provoquer des coûts élevés pénalisant les banques les plus actives.

Pour l’environnement, diverses améliorations sont très souhaitables voire indispensables, qui favoriseraient à la fois développement financier et intégration régionale. La première est d’ordre réglementaire : le dispositif prudentiel reste moins incitatif qu’en d’autres régions du continent pour faciliter la création d’institutions solides et bien adaptées à leur contexte. Certes le ratio relatif à la facilité de transformation des ressources pour une meilleure adéquation à la durée des emplois a été par exemple revu début 2013. Mais d’autres insuffisances et rigidités persistent : ainsi le capital minimum requis pour les banques demeure trop faible par rapport aux normes désormais couramment admises ; dans le même temps, les fonds propres exigés  pour les établissements financiers sont inutilement dissuasifs et expliquent le grand manque de telles institutions dans la zone. Le fonctionnement peu performant de la justice dans la plupart des pays constitue un autre blocage important : cette difficulté était exprimée de longue date par tous les acteurs financiers et de nombreux partenaires étrangers, et l’institution de l’OHADA, il y a déjà vingt ans, avait généré beaucoup d’espoirs en ce domaine. La pratique montre cependant que les changements s’effectuent très lentement et que de nombreuses anomalies subsistent dans les jugements énoncés tandis que la lenteur des décisions est toujours problématique. Par suite, le coût du risque reste lourd et ralentit fortement la baisse souhaitable des taux d’intérêt. Sur un autre plan, des politiques d’intégration plus efficaces et une harmonisation plus poussée des réglementations donneraient aux systèmes bancaires des différents pays davantage de possibilités pour porter leur champ d’action à tout l’espace régional. Les politiques visant une meilleure convergence des économies de chaque pays de la zone Franc peinent jusqu’ici a dégager des résultats probants et ne facilitent pas la mobilisation des institutions financières au profit de l’atteinte d’objectifs communs de développement. En matière d’impôts par ailleurs, les progrès dans l’unification de la fiscalité sur l’épargne, les crédits ou les valeurs mobilières sont récents et encore imparfaits alors qu’ils sont des conditions sine qua non pour l’utilisation optimale par les agents économiques d’un espace monétaire et financier régional unifié. Enfin, la gestion d’une large majorité des entreprises reste d’une qualité insuffisante, tant pour le fonctionnement courant que pour les investissements d’expansion, ce qui rend difficile le partenariat avec les institutions financières. Le renforcement par tous moyens des   PME formelles et de leur poids relatif dans les appareils économiques appuiera donc le développement des systèmes financiers et de ses capacités d’action.

Paul Derreumaux

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La tentation de la « Banque Globale »

La tentation de la « Banque Globale »

 

Comme chacun le sait maintenant, les banques subsahariennes grandissent vite et plutôt bien. Les lignes d’expansion qu’elles exploitent depuis près de deux décennies sont connues  et unanimement appliquées: élargissement rapide des réseaux d’agences visant notamment la conquête de la clientèle des particuliers non ou mal bancarisés ; modernisation tous azimuts permettant augmentation sensible de la productivité et bonne profitabilité. Cette évolution s’effectue sur un fond d’intense concurrence entre quelques groupes qui étendent leur emprise sur une ou plusieurs régions d’Afrique et acquièrent parfois une influence continentale. Il en résulte des avantages économiques collatéraux notables: la contribution directe et indirecte de l’activité bancaire à la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB),  l’amélioration de l’accès à l’espace monétaire et au crédit pour les parties les plus vulnérables de la population, la réduction régulière du retard par rapport aux pays avancés en matière de technologie bancaire.

On pouvait penser que ces orientations majeures requièrent encore suffisamment de développements et promettent assez  de rentabilité pour qu’elles mobilisent les énergies des leaders de la profession. Pourtant, ceux-ci semblent maintenant attirés par une autre voie : celle de la création de départements ou de filiales axés sur les activités de banques d’affaires -fusions-acquisitions, conseil, syndications, marchés de capitaux,…- qui, ajoutés à leur champ d’action actuel, les ferait devenir des « banques globales »

Comme souvent, les institutions anglophones ont initié le mouvement. Les quatre grands établissements sud-africains et les principales banques nigérianes –First Bank of Nigeria, Ecobank, UBA,… par exemple –  sont présents, parfois de longue date, sur les places de Londres ou de New-York, voire de Paris. Ils y exercent, outre le « correspondant banking » pour des institutions africaines, des activités relevant des interventions classiques des grandes banques d’affaires internationales : opérations sur devises et produits, financements structurés, montages financiers variés,… Dans tous les cas, les résultats concrets de ces initiatives ont été moins mis en avant que les démarches elles-mêmes et il est peu probable que ces activités aient constitué l’essentiel des évolutions positives observées pour les systèmes bancaires africains. Malgré cette discrétion, le goût de la « haute finance » tend à gagner de nouveaux adeptes. Les banques marocaines renforcent leurs installations en Europe et annoncent l’accroissement de leurs capacités à gérer des opérations de haut de bilan ou des montages financiers sophistiqués pour des clients relevant de leurs nouveaux territoires subsahariens ; certaines des principales banques d’Afrique du Centre ou de l’Est semblent prêtes à suivre le mouvement.

Ce nouveau cap est-il une priorité pour l’Afrique subsaharienne et ses grands acteurs bancaires ? La réponse doit sans doute être nuancée.

La présence croissante des banques africaines dans des rôles jusqu’ici réservés aux plus grandes banques internationales parait justifiée avec la nouvelle image de l’Afrique devenue en 15 ans un continent porteur d’avenir, où les opportunités d’investissement se multiplient et les besoins se diversifient. La montée en puissance des groupes originaires du continent, qui dominent maintenant leurs marchés territoriaux, leur donne le droit de ne plus être exclus des  montages financiers de grande envergure restés jusqu’ici la chasse gardée des banques européennes, américaines et, depuis peu, asiatiques. L’expertise des institutions africaines les plus importantes s’est d’ailleurs renforcée pour les financements de projets ou les négoces internationaux de matières premières grâce aux « tickets » pris dans les contrats de ce type menés sous la conduite d’acteurs plus puissants et plus expérimentés. L’expansion progressive des marchés financiers, ouverts dans un nombre grandissant de pays subsahariens, apporte une autre piste de croissance dans les domaines de la bourse et de la gestion d’actifs. Légitime dans son principe, cette focalisation sur des activités plus financières que bancaires mérite cependant d’être testée avec prudence.

En matière de grands financements internationaux, aucun groupe africain, hormis les ténors sud-africains, ne possède jusqu’ici un bilan qui lui permette de rivaliser avec les mastodontes bancaires des pays développés ou de Chine. Ces activités sont toutes volatiles et reliées assez étroitement à la conjoncture internationale qui demeure fragile, sans doute encore pour quelques années. Certaines d’entre elles comportent des risques de pertes élevées, comme l’ont montré la disparition fracassante de Lehmann-Brothers en 2008 ou les difficultés des banques nigérianes à la fin des années 2000. L’entrée dans ces nouveaux métiers doit donc être avant tout menée sous la forme d’un apprentissage graduel, pour éviter les situations qui pourraient broyer les fonds propres des nouveaux venus : en la matière, les pouvoirs publics des pays africains pourraient jouer un rôle de catalyseur en obtenant que les investissements étrangers incluent plus systématiquement les groupes bancaires présents localement dans les pools constitués pour le financement de grands projets, dès qu’ils en ont les fonds propres nécessaires. Certes, le montage financier et le conseil sont souvent fort rémunérateurs, mais  les composantes essentielles de ces activités sont l’identification de projets fiables et rentables, d’une part, et la mobilisation effective de fonds pour leurs financements, d’autre part, qui peuvent toutes deux être réalisées pour l’essentiel par les filiales locales des groupes grâce à leur action sur le terrain. Ceux-ci pourraient en conséquence négocier une part respectable des commissions versées pour les autres aspects des « deals » auxquels ils participent. Le développement de partenariats entre les champions africains et les grands intervenants internationaux sur ces sujets devrait donc pouvoir être intensifié  à partir des structures actuelles avant  de passer à  la création d’instruments indépendants.

Du côté des marchés financiers locaux, ceux-ci sont encore souvent embryonnaires, avec un petit nombre de valeurs et une médiocre liquidité. Même si leur devenir recèle de grands potentiels, ceux-ci prendront du temps avant d’éclore et l’évolution se fera surtout par un constant et patient approfondissement de l’existant. Ceci semble devoir être surtout atteint par « le bas », c’est-à-dire en obtenant des Etats qu’ils n’assèchent pas l’importante épargne disponible, des entreprises qu’elles fassent davantage appel aux bourses mobilières et des investisseurs qu’ils donnent plus d’importance à ces placements financiers dans leurs portefeuilles d’actifs.

Face à ces perspectives nouvelles, les fondamentaux sur lesquels s’est appuyé l’essor récent des systèmes bancaires paraissent plus que jamais d’actualité. La bancarisation a connu partout des progrès significatifs, mais se maintient encore loin des objectifs possibles. L’accroissement démographique rapide et la poussée encore plus vive de la population urbaine rendent le défi encore plus pressant. La diversification accélérée des services offerts est indispensable pour répondre aux attentes d’une clientèle de plus en plus avertie et dont les besoins croissent avec l’élévation des niveaux de vie et le renforcement des appareils économiques : en particulier, le financement de l’habitat et, surtout, celui des petites et moyennes entreprises n’en sont encore qu’à leurs balbutiements bien qu’ils soient décisifs pour un développement durable des économies africaines. L’élargissement des publics, la pression de la concurrence, les lacunes subsistantes dans les organisations et les procédures ont aussi conduit à une fréquente dégradation de la qualité des portefeuilles qui suppose à court terme des mesures correctrices de première ampleur. La compétition pour la domination des moyens de paiement  désormais ouverte avec de nouveaux acteurs, parmi lesquels les sociétés de télécommunication sont les plus agressives, va mobiliser une énergie et de lourds investissements sur la prochaine décennie. Les exigences croissantes des Régulateurs pour les fonds propres et les normes à respecter apporteront enfin d’autres fortes contraintes.

Au-delà des effets d’annonce, la priorité apparait donc claire. La poursuite des améliorations et des mutations des systèmes bancaires nationaux  est fondamentale  pour la durabilité  de la croissance économique actuellement observée en Afrique. Les banques ont tiré de la première phase de ces transformations de nombreux avantages en termes de puissance et de prospérité : elles devraient donc assumer avec entrain la responsabilité de continuer, même si les obligations correspondantes sont moins séduisantes que celles de la banque d’affaires. Ce choix leur donnera aussi, à condition de maîtriser les nombreuses difficultés qui vont encore jalonner leur parcours, des moyens accrus pour peser ensuite davantage dans les opérations qu’elles commencent à convoiter. Une telle approche par étapes permettrait sans doute d’éviter qu’une ambition justifiée conduise au « syndrome de la grenouille », celle qui voulait se faire plus grosse que le bœuf…

Paul Derreumaux

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Afrique Subsaharienne, l’eldorado perdu des banques Françaises.

L’eldorado perdu des banques Françaises

 

Il y a quelque trente ans, des banques françaises détenaient en Afrique francophone une position très dominante et sans véritable concurrence. La crise des systèmes bancaires de cette zone dans la décennie 1970/1980 leur a coûté fort cher en termes de provisions et de recapitalisation. Le traumatisme né de cette charge financière, aggravé par les perspectives alors fort médiocres de l’économie du continent et les alléchantes promesses d’autres  marchés, a décidé les états-majors des institutions concernées à renoncer aux mutations requises dans des filiales trop gérées « à l’ancienne » et à placer l’Afrique dans les périmètres à « alléger ».

Le panorama bancaire actuel au Sud du Sahara montre combien ces choix ont constitué une erreur stratégique notable. La gravité de la crise bancaire d’Afrique francophone rendait indispensable la reconstruction rapide de nouveaux systèmes financiers. Celle-ci a été jugée prioritaire dans les mesures d’ajustement structurel qui ont marqué cette difficile période. Les banques françaises disposaient alors d’une base suffisamment solide pour jouer un rôle majeur dans cette reconstitution d’un appareil bancaire performant : implantations anciennes et souvent puissantes, moyens financiers de premier plan, bonne connaissance des agents économiques locaux et de leurs besoins. Certes, l’évolution de l’environnement et les ambitions d’investisseurs privés régionaux allaient inévitablement amener de nouveaux intervenants dans ce secteur auparavant réservé aux capitaux étrangers et aux Etats. Une réelle politique d’innovation et de conquête des clientèles nationales, à l’image de celle appliquée alors dans les pays du Nord, aurait cependant permis aux banques françaises de garder encore longtemps une place prépondérante.

Ce choix a été écarté. Les banques françaises ont préféré faire profil bas, supportant les coûts du nécessaire assainissement de leurs filiales existantes, mais sans modifier profondément les méthodes et les objectifs de celles-ci, et renonçant de facto à toute politique expansionniste de leur présence. Deux autres évènements ont accentué ce repli relatif : la disparition imprévue et rapide, en fin des années 1980, de l’emblématique BIAO; la fusion Crédit Agricole-Crédit Lyonnais et l’érosion progressive du réseau africain de cet ensemble. Seules deux des « trois vieilles » -la BNP et la Société Générale – restent ancrées au Sud du Sahara, sans avoir véritablement élargi leur assise  historique.

Pendant ces trois décades, le système bancaire africain va vivre plusieurs révolutions. Des banques à capitaux privés nationaux naissent ex nihilo, dans les années 1970 ou 1980 selon les pays. Tournées par nécessité vers des clientèles auparavant négligées, elles démontrent leur viabilité sur ces bases nouvelles et grandissent partout.. En Afrique francophone, les plus ambitieuses engagent la construction de réseaux régionaux, à l’intérieur des unions monétaires en place, exploitant au maximum au profit de leurs clients les synergies possibles entre entités. A compter des années 2004.2005, le cloisonnement du continent entre zones nationales ou régionales quasiment étanches s’efface sous la pression conjointe de quelques groupes subsahariens ambitieux, de banques nigérianes puissamment recapitalisées et de banques marocaines à l’étroit dans leur pays. Entre ces acteurs s’exacerbe une concurrence qui s’exerce notamment par le renforcement accéléré des réseaux d’agences et par la forte diversification et la modernisation de produits offerts. Un cercle vertueux s’instaure entre le développement de ces systèmes bancaires dynamiques, dominés désormais par des acteurs africains et redevenus rentables, et une croissance économique plus soutenue, qui se nourrissent l’une de l’autre.

Face à cette nouvelle donne, quelques banques françaises lorgnent à nouveau vers l’Afrique, mais leurs annonces ne sont pas encore suivies d’effet. La poursuite attendue de la croissance du continent permet de croire que certaines places pourraient encore être prises : elles seront de toute façon de plus en plus rares et chères, et pourront difficilement conduire aux positions dominantes d’autrefois. La chance passe rarement deux fois…..

Paul Derreumaux

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Analyse économique et sociale

L’évolution démographique mondiale

Quelques brefs constats de l’évolution démographique mondiale

 

J’aime la démographie. Elle apporte un éclairage original à quelques tendances économiques et politiques majeures de notre monde. Elle montre bien que certaines situations ne peuvent être éternelles, que les explosions qui seraient à craindre pour le futur ne sont peut-être pas celles auxquelles on pense aujourd’hui, et que l’orientation normale des évolutions  n’est pas souvent la  ligne droite.

Le mensuel russe Infografika a diffusé récemment une infographie sur l’évolution de la population mondiale de 1900 à 2012, qui témoigne de la richesse potentielle des enseignements pouvant être retirés des données démographiques. De cette seule série de chiffres, reprise en août 2013 par le magazine Courrier International, on peut ainsi dégager quelques conclusions qui, selon les cas, expliquent mieux ou amendent les constats communément admis sur plusieurs évènements marquants de notre histoire récente.

Pour les 164 pays étudiés, qui laissent de côté certaines nations à population très modeste, le nombre d’habitants a été multiplié par 4,5 entre 1900 et 2012, passant entre ces deux dates de 1554 millions à 7024 millions de personnes. Cette croissance est la plus rapide qui ait jamais été enregistrée dans l’histoire de l’humanité. Elle explique à elle seule, toutes mutations économiques mises à part, l’importance des enjeux et des batailles que se livrent les groupes commerciaux, financiers et industriels de tous les pays pour la conquête des marchés issus de cette augmentation considérable des populations, mais aussi une bonne part des interrogations actuelles sur les changements climatiques pouvant provenir des actions humaines menées pour répondre à ces besoins.

Cet accroissement brutal ne s’est pas réalisé de manière homothétique sur tous les continents. Deux blocs se sont taillés la part du lion : l’Asie-Océanie, qui a représenté plus de 55% de cette progression d’ensemble et reste de loin la partie du globe la plus peuplée avec, à ce jour, environ 56 % de la population mondiale ; l’Afrique, encore plus, dont la population a été multipliée par 10,6 pendant ces 112 ans et a franchi le seuil du milliard d’habitants :  avec ses 15% du total en 2012, elle est devenue la seconde zone la plus importante en termes de peuplement. Deux autres régions ont vu leur position relative régresser : les Amériques, malgré une multiplication par 6,9 de leurs habitants sous la poussée notamment du Brésil et du Mexique ; l’Europe, dont la population a « seulement » doublé sur cette période pour  atteindre 871 millions en fin d’année dernière. Le Moyen-Orient, malgré une forte augmentation concentrée sur quelques pays, reste un ilot de peuplement mineur avec quelque 3,1% de la population mondiale. Ces variations sont à rapprocher des principaux enjeux économiques et des considérations géopolitiques qui marquent notre actualité mondiale. Sans épouser totalement ceux-ci, ces changements démographiques sont en harmonie avec certains d’entre eux et en fournissent aussi des causes déterminantes. La montée en puissance rapide et inexorable de l’Asie y trouve en particulier un fondement essentiel face à l’Europe et aux Etats-Unis dont la puissance s’estompe avec leur poids dans le monde. La vive progression des Amériques est le fait de ses grandes composantes d’Amérique du Sud qui figurent aussi dans les nouveaux pays émergents. L’explosion de la démographie africaine est un des faits sur lesquels repose sa forte croissance actuelle et, surtout, s’appuient les attentes de sa place future dans l’économie mondiale.

Sur chaque continent,  un nombre croissant de pays s’élève au-dessus du niveau symbolique de 100 millions d’habitants. En 1900, seules la Chine et l’Inde, qui comptaient respectivement 360 et 285 millions d’habitants, figuraient dans cette catégorie. Ils sont 11 à y accéder fin 2012 dont 6 en Asie – aux deux premiers, qui recensent désormais chacun plus d’un milliard d’habitants, se sont ajoutés l’Indonésie, le Pakistan, le Bangladesh et le Japon -, 3 en Amérique – Etats-Unis, Brésil et Mexique -, la Russie et le Nigéria. En abaissant à 50 millions d’habitants le plancher des pays pouvant être considérés comme des « poids lourds » dans le monde, la répartition se modifie  et un meilleur équilibre semble se rétablir partiellement : l’Asie compte alors en effet 9 représentants, l’Europe 6, l’Afrique 5 ; les Amériques restent au contraire à 3 pays et le Moyen-Orient apparait dans ce classement grâce à l’Iran. Ici encore, ces données démographiques nouvelles sont connectées avec des indicateurs économiques en pleine mutation. On retrouve en effet dans ces deux inventaires les cinq grands pays émergents – groupés usuellement sous l’acronyme BRICS, l’Afrique du Sud apparaissant uniquement dans les pays de plus de 50 millions d’habitants – ainsi que certaines des nations qui évoluent le plus vite économiquement et sont souvent considérées comme devant rejoindre rapidement ce premier groupe. Seules manquent à ce titre quelques exceptions comme par exemple la Corée du Sud, qui est proche de ce seuil de population, le Chili ou la Malaisie, qui en sont plus éloignés. En revanche, certains de ces mastodontes démographiques sont encore caractérisés par un revenu par habitant parmi les plus faibles du monde et leur poids démographique pourrait à terme ne plus être un atout mais un handicap si leur situation économique ne s’améliore pas rapidement : le Bengladesh et la République Démographique du Congo sont sans doute des illustrations possibles de ce risque. En outre, ces statistiques confirment que les changements démographiques, même s’ils sont de long terme, s’effectuent, pour la plupart des pays, plus vite que les améliorations économiques, laissant perdurer des inégalités considérables en termes de pouvoirs d’achat entre pays économiquement développés et pays en développement : la conjonction de ces deux éléments ne saurait être sans effet sur les grands mouvements migratoires internationaux des périodes à venir.

Enfin, un quatrième enseignement de base est le fait que sur chaque continent, y compris en Asie, quelques pays concentrent un pourcentage élevé de la population totale tandis qu’un grand nombre gardent une population relativement modeste. Cette donnée générale est cependant plus ou moins affirmée selon les régions du monde. En considérant les trois pays les plus peuplés de chaque zone, Moyen Orient exclus, l’Asie se place largement en tête sur ce critère, suivie des Amériques ; l’Europe et, encore davantage, l’Afrique, apparaissent chacune avoir un peuplement mieux réparti, ce qui pourrait être un avantage pour leurs équilibres économico-politiques dans l’avenir. Les autres critères utilisables pour cette observation de la concentration conduisent à des classements analogues. A l’autre bout de l’éventail, de 35% à 65% des pays de chaque continent comptent moins de 10 millions d’habitants. De ce constat, on déduit aisément le rôle positif que peuvent jouer sous toutes les latitudes les efforts de coopération et d’intégration régionale pour la mutualisation des actions et des investissements, la concertation efficace des politiques globales et sectorielles et le renforcement de la paix et de la sécurité.

Bien évidemment, ces informations démographiques n’expliquent pas tout et laissent même de côté quelques questions cruciales comme celles de l’urbanisation généralisée.. Elles constituent cependant d’utiles rappels à la réalité, face à des indicateurs trop souvent axés sur les richesses naturelles de chaque nation, les taux de croissance de la production, les entreprises géantes qui marquent leur emprise internationale. Elles nous obligent en effet à nous souvenir que les variables démographiques sont en effet des contraintes essentielles, qui devraient être mieux prises en compte au quotidien pour les moyens d’action et pour les objectifs retenus par les dirigeants politiques de chaque pays.

Elles permettent aussi de relativiser des points en vue et des affirmations trop rapidement émis. La richesse insolente du Qatar est ainsi celle d’un pays d’1,7 million d’habitants. Même si on fait abstraction de l’inégalité avec laquelle elle est probablement répartie dans le pays ou de l’écrasant écart qui la sépare de celle de la Guinée-Bissau, au même nombre d’habitants, on déduit de ces quelques chiffres que ce pétro-Etat ne pourra jamais avoir, malgré tous ses atouts naturels, qu’une place limitée dans la hiérarchie des nations. C’est un indice d’équité plutôt rassurant que, on peut l’espérer, les responsables de ce pays méditent souvent. Une telle réflexion ne peut que les inciter à une grande sagesse dans leurs décisions.

Paul Derreumaux

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Analyse économique et sociale

Economie mondiale : l’ajustement structurel, vous connaissez ?

Economie mondiale : l’ajustement structurel, vous connaissez ?

 

Face à la crise qu’ils traversent, les pays européens adoptent des mesures qui rappellent les « ajustements structurels » subis par beaucoup de pays africains dans les années 1980. L’examen des caractéristiques de cette expérience africaine apporte d’utiles enseignements sur les contenus et les approches nécessaires des politiques à suivre aujourd’hui.    

Il y a environ 30 ans, beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne ont été plongés d’autorité dans l’ « ajustement structurel », bel euphémisme spécialement inventé pour eux par la Banque Mondiale. Il s’agissait « simplement » d’imposer aux nombreux Etats alors plongés dans une grave crise systémique de leurs finances publiques des politiques brutales de rééquilibrage budgétaire : forte « déflation » de la fonction publique, large ouverture des frontières aux  importations, liquidation de nombreuses entreprises publiques,… Ces réajustements drastiques étaient certes indispensables, mais ils entraînaient de lourdes conséquences sociales, non encore totalement effacées à ce jour, sur des populations déjà très démunies. Contrainte et forcée, l’Afrique a accepté et mené cet ajustement.

La crise financière et économique qui traumatise aujourd’hui le monde entier est bien sûr d’une ampleur incomparable et illustre des dysfonctionnements d’origine souvent différents, même si, curieusement, elle fait suite, comme dans l’Afrique des années 1980, à une profonde crise bancaire. Elle présente cependant le même caractère structurel et global, et l’expérience africaine des années 1990 pourrait nous apporter trois utiles leçons.

D’abord, la résolution de la crise traversée par l’Afrique à cette époque exigeait effectivement des changements draconiens – de politiques publiques, de structures économico sociales, de comportements des agents économiques, ..- assurant un arrêt rapide d’errements passés. Le redressement de la situation  s’est aussi réalisé grâce à d’importants allégements de dettes consentis, après de longues négociations, par les créanciers privés mais aussi par les institutions bilatérales puis multilatérales d’appui au développement.

Le retour à la normale des finances et de l’économie mondiales ne sera durable que si les mêmes conditions de base sont remplies. Il s’agit d’abord de transformer le mode de fonctionnement des Etats et de leurs démembrements pour ramener ceux-ci à un équilibre budgétaire tendanciel et, en conséquence, stopper l’aggravation devenue invivable d’une dette publique finançant aujourd’hui des dépenses courantes.  Il apparait déjà que ceux – Etats ou entreprises – qui ont accepté le rythme le plus élevé de ces transformations sont aussi ceux où la remise en ordre s’effectue le plus vite. De plus, le poids de cet ajustement doit être réparti entre débiteurs et créanciers.. Les débiteurs  sont bien sûr les premiers responsables des engagements qu’ils ont contractés, souvent à la légère, et la réalité tangible des réformes apportées est le gage du maintien de leur crédibilité pour le financement de leurs actions futures. Les créanciers et les garants, quels qu’ils soient, doivent cependant aussi supporter une part du coût de la restructuration: les situations résultent en effet, selon les cas, du défaut de pertinence de leurs analyses ou de leur cupidité. Ils  ne peuvent donc être exemptés ni d’une partie des pertes totales, ni de profondes mesures correctrices.

En second lieu, l’ajustement structurel des années 1980  touchait inévitablement et souvent douloureusement une large partie de la population. Soumis aux fourches caudines du Fonds Monétaire International (FMI), les dirigeants africains ont souvent rejeté sur ces grandes institutions tutrices de leurs pays la responsabilité des mutations appliquées, en se dispensant de longues explications : il fallait seulement subir, une fois de plus…Malgré quelques soubresauts localisés, les populations ont stoïquement supporté pertes d’emplois, baisse des pouvoirs d’achat et même le cataclysme de la dévaluation du FCFA.

Des mesures au moins aussi difficiles et impopulaires s’imposent aujourd’hui en beaucoup de pays du Nord face à l’endettement public excessif et à la perte de productivité des économies. Dans nos nations riches et démocratiques,  de telles actions demandent cependant des Autorités une capacité d’explication, de transparence et, si nécessaire, d’imposition sans commune mesure avec celles qui furent appliquées en Afrique. Il est symptomatique à cet égard qu’on ose ainsi à peine parler en France de récession et encore moins d’austérité, alors que nous sommes dans la première et que la seconde est bien réelle pour de larges couches de la population.  La  renonciation, inévitable, à certains droits acquis suppose d’autant plus de courage politique que le tempérament national supporte moins les remises en question. C’est pourquoi il est essentiel que les sacrifices demandés soient définis avec une attention extrême de leur efficacité économique mais aussi de leur justice sociale. C’est aussi pourquoi des mesures symboliques –lutte contre l’évasion fiscale, plafonnement des rémunération les plus élevées,..- sont utiles pour empêcher et corriger l’accroissement de certaines inégalités, qui constitue un risque majeur dans ces périodes de crise.

Enfin, l’ajustement structurel, même réussi, était insuffisant pour conduire au retour de la croissance économique de l’Afrique. Divers évènements sont intervenus –vive poussée des pays émergents, relance massive des infrastructures, renforcement des coopérations régionales,-pour placer l’Afrique, après une longue attente, sur le sentier d’une croissance soutenue qu’elle suit depuis plus d’une décade.

Comme alors, l’arrêt d’abus antérieurs, le retour à de grands équilibres et la réforme de diverses pratiques ou institutions sont aujourd’hui nécessaires mais  non suffisants. De nouveaux caps majeurs sont aussi à définir pour le moyen et le long terme : la réduction massive du chômage, la meilleure intégration de tous dans chaque communauté nationale, la disparition de la pauvreté extrême et la mise en place de systèmes internationaux de sécurité collective plus efficaces devraient logiquement en faire partie. Les chemins pour les atteindre sont pour la plupart encore à inventer et requièrent à la fois des délais, une forte volonté et l’acceptation d’une plus grande solidarité : ces exigences s’accordent mal avec les agendas des dirigeants, les souhaits des lobbys les plus puissants et la pression croissante du résultat immédiat. L’urgence de ces nouveaux repères est cependant d’autant plus grande que les dossiers à régler sont plus complexes et interdépendants,  et que les risques de dérapage se multiplient. Faute de mener ces réflexions, et de s’en tenir ensuite aux objectifs retenus, le pilotage à vue risque de conduire à l’imprévisible ou à la catastrophe.

Rigueur, justice et imagination semblent donc être trois ingrédients majeurs pour sortir de cette crise qui frappe surtout, pour l’instant, les pays les plus développés. Il n’est pas certain que ces caractéristiques soient jusqu’ici utilisées avec l’intensité souhaitée et selon le bon dosage. La sortie de crise, que tous réclament, risque en conséquence de ne pas être proche, contrairement aux annonces qui se multiplient.

Paul Derreumaux

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Analyse économique et sociale

Croissance en Afrique

Une réalité encore loin de l’émergence

 

Finies les appréciations à la Cassandre et l’afro-pessimisme : l’Afrique, et pour l’instant en particulier l’Afrique subsaharienne, serait désormais la « nouvelle frontière » de demain, la future Chine d’après demain et l’Eldorado du monde entier pour l’avenir proche.

Ce revirement complet de l’analyse dominante s’appuie sur des données qui se sont accumulées sur la dernière décennie: croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) supérieure à 5% par an en moyenne sur la période; meilleure maîtrise de l’inflation ; accroissement rapide et régulier des flux d’Investissements Directs Etrangers (IDE) ; diversification remarquable et salutaire des partenaires commerciaux, dominée par une forte montée en puissance des grands pays émergents ; réduction sensible de l’endettement extérieur, souvent tombé à moins de 40% du PIB ; amélioration des finances publiques ; net recul de l’indice de pauvreté extrême ; tendance à la diminution des conflits ; meilleure stabilité des régimes en place et retour plus rapide à des pouvoirs « légitimes » en cas de remise en question des autorités élues. De plus, ce constat d’une amélioration multiforme est désormais reconnu par tous et le continent, aux yeux des investisseurs, a troqué son statut de repoussoir pour celui de vedette.

Une analyse plus fine apporte cependant plusieurs limites  aux vues les plus enthousiastes. La première est que la forte croissance démographique ramène souvent à moins de 3% la hausse annuelle du PIB par habitant sur la période : à ce rythme, il faudrait plus de 25 ans pour que ce revenu double, toutes choses égales par ailleurs. Une seconde réserve est que l’Afrique est une mosaïque de nations, aux évolutions fort différentes: il n’est guère significatif d’agréger  toutes ces composantes en un ensemble unique et de le comparer à quelques grands pays ou ensembles homogènes. Surtout, le contenu de cette croissance doit être largement consolidé pour que celle-ci soit plus endogène, plus généralisée et plus intensive.

Les changements des dix dernières années sont en effet surtout liés à quelques secteurs ayant connu de profondes transformations. Au moins quatre d’entre eux se détachent : les mines et le pétrole, en de nombreux pays et pour de nombreux produits ; les télécommunications, dont l’essor spectaculaire a quasiment touché tous les pays subsahariens ; les infrastructures, notamment routières, portuaires et aéroportuaires, et les grands chantiers liés à
l’urbanisation, qui auraient constitué près de 50% de la croissance africaine sur la période ; les systèmes bancaires enfin, dont la « révolution » s’est accompagnée d’une importante croissance et de nombreux investissements. L’analyse de ces secteurs est instructive. Ils relèvent surtout de la catégorie des services ou sont encore pour une bonne part tournés vers l’extérieur, comme c’est le cas des mines ou du pétrole. Les acteurs majeurs sont généralement de puissants groupes privés, de taille souvent internationale, et sont localement en situation d’oligopole, voire de monopole. Enfin, ces entreprises sont la plupart du temps régies par des régulations spécifiques – lois bancaires, codes miniers ou sociétés de régulations pour les compagnies téléphoniques – ou payées par des financements extérieurs – entreprises de travaux publics – qui les protègent des difficultés des environnements nationaux.

La plupart des indices montrent que ces secteurs vont continuer à être porteurs à moyen terme. Les résultats des sociétés concernées sont très honorables, et parfois remarquables comme dans les télécommunications et les banques. Pour certaines branches, comme celles des mines et du pétrole, les nombreuses découvertes récentes dans certains pays – or au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire, pétrole au Niger en en Afrique de l’Est par exemple,… – multiplient les opportunités d’investissements à venir. Pour d’autres, comme celles des banques, les grands progrès restant à accomplir en termes de bancarisation ou de modernisation des services garantissent la poursuite de grands chantiers porteurs de croissance. Enfin, une large majorité des acteurs annonce haut et fort sa volonté d’investir, telle la société Orange qui prévoit de renforcer sa position en Afrique de l’Ouest ou Général Electric, très présente au Kenya, qui est prête à s’installer en Côte d’Ivoire.

Malgré ce futur rassurant, les spécificités signalées restreignent clairement la portée stratégique de la croissance ainsi générée et son caractère encore insuffisamment endogène. Celle-ci doit impérativement s’étendre à d’autres activités pour éviter une fragilité excessive et permettre une transformation en profondeur des économies africaines. Dans cette optique, trois secteurs paraissent nécessairement prioritaires: agriculture, énergie et industrie.

Le premier, le plus important mais peut-être le plus difficile, est celui de l’agriculture et de l’agro-industrie. Celui-ci s’était trouvé au centre des attentions fin 2007 avec l’envolée des prix mondiaux des produits alimentaires et les « émeutes de la faim » qui en ont résulté dans divers pays africains. Ces risques, issus d’une force dépendance vis-à-vis de l’étranger et synonymes d’une grande insécurité, ont été vite mis au second plan avec la crise pétrolière, puis la crise financière internationale qui ont marqué l’année 2008. Pourtant la menace s’est plutôt accentuée par suite de la poussée démographique toujours très vive et des contraintes croissantes provenant des changements climatiques.

Or l’Afrique dispose de nombreux atouts, souvent cités : 50% des terres arables mondiales non encore cultivées ; 2% des ressources en eau utilisées contre 5% en moyenne sur la planète ; forte progression d’une demande qui sera de plus en plus solvable avec la poursuite programmée de la croissance économique. Les données montrent aussi beaucoup de faiblesses qui pourraient être corrigées : importantes pertes après les récoltes ; gains élevés à réaliser par des investissements dans le transport, le stockage et la commercialisation des produits ; multiples possibilités de mise en valeur  de certaines productions comme celles des oléagineux ; forte disparité des rendements selon les zones. Les pistes d’action et les potentiels existent donc face au  handicap essentiel: celui d’une productivité très insuffisante.

Pour lever les blocages structurels et mentaux qui persistent, diverses conditions sont impérativement à réunir. Ce chantier doit d’abord être perçu comme une priorité absolue des décideurs et faire l’objet de réalisations fortement mobilisatrices. L’Initiative « Les Nigériens Nourrissent les Nigériens », dite Initiative 3N, au Niger bénéficie de ce statut : visant à la fois une forte amélioration de la productivité des cultures vivrières et une meilleure capacité de résistance face aux sécheresses récurrentes, elle comporte des mesures touchant les activités agricoles proprement dites mais aussi de nombreux programmes à caractère social ou environnemental qui en font un projet transversal par excellence. Il faut aussi mettre principalement l’accent sur le caractère plus intensif des cultures- nouvelles pratiques culturales, équipements mieux adaptés, consommation d’eau optimisée,-, sans négliger les contraintes environnementales. Les politiques  économiques ont encore à incorporer efficacement le besoin primordial des producteurs d’une stabilité suffisante de leurs prix de vente et une approche à long terme  des questions traitées : les transformations récemment opérées en Côte d’Ivoire pour le cacao semblent montrer l’efficacité d’une telle réorientation qui corrige les excès observés depuis deux décennies au nom du libéralisme. Il faut enfin que les éventuels mécanismes de péréquation de prix sur les marchés soient bien ciblés et supportables par l’Etat : les tensions présentement subies au Maroc montrent les limites des subventions généralisées dans lesquelles trop d’Etats ont du s’engager. L’aspect structurel ou politique de tous ces aspects met en évidence les difficultés de leur mise en œuvre et la lenteur probable avec laquelle ils seront concrétisés.

A côté du pilier majeur que constitue l’agriculture, un second secteur-clé pour la consolidation de la croissance est celui de l’énergie. Celle-ci est en effet l’un des domaines où l’Afrique est le plus en retard : plus de 30 pays africains ont souffert de crises aigües d’approvisionnement en énergie en 2012 et on estime que les besoins à court terme d’environ 7000 mégawatts ne font jusqu’ici l’objet de programmes d’investissements que pour 13% du total. La prise de conscience du caractère fondamental de ce secteur semble pourtant s’accélérer sous l’impulsion favorable de plusieurs facteurs. D’importantes découvertes pétrolières et gazières se sont récemment multipliées à l’Est comme à l’Ouest du continent, venant s’ajouter à celles, nombreuses, de la décade précédente : depuis le Ghana jusqu’au Mozambique en passant par le Niger, de nouveaux Etats accèdent au rang de producteurs et d’exportateurs tandis que la Chine est venue prendre une place solide parmi les opérateurs présents en Afrique. De grands investissements longtemps reportés sont effectivement lancés et devraient changer la donne dans certains pays, comme le barrage de Kandadji au Niger. Des approches originales sont mieux acceptées pour combler les déficits de production constatés, telle l’intervention d’opérateurs privés fournissant une partie de l’électricité distribuée ensuite par la compagnie nationale, ainsi qu’on l’observe depuis la Cote d’Ivoire jusqu’à Madagascar. Enfin,  des réalisations de grande envergure apparaissent dans les énergies renouvelables : le Maroc lance ainsi en 2013 la construction de la centrale de Ouarzazate, première étape d’un imposant Plan Solaire visant l’horizon 2020, tandis qu’un grand groupe privé ivoirien prépare la plus grande unité africaine de biomasse.

Même avec cette accélération des investissements, les retards restent considérables. Les demandes augmentent en effet, parallèlement à ces efforts d’ajustement de l’offre, encore plus vite que cette dernière avec l’accroissement de la population, les besoins nouveaux liés à la croissance économique et à l’urbanisation, et la pression pour l’amélioration des conditions de vie. Les entreprises nationales de production et de distribution, presque toujours étatiques, souffrent très souvent d’une mauvaise gestion et d’une difficile situation financière, qui provoquent à la fois faiblesse des investissements, maintenance déplorable des équipements et fraudes importantes à la consommation. La faiblesse des moyens contraint jusqu’ici les Autorités à reléguer au second plan l’approvisionnement en énergie de vastes zones, ce qui favorise l’exode rural et pénalise la modernisation indispensable de l’agriculture et de l’élevage. Enfin, la nature même des investissements requis, qui s’accorde particulièrement aux projets régionaux et aux Partenariats Public Privé (PPP), souffre des difficultés  et des lenteurs liées à ces mécanismes encore peu usités sur le continent.

Malgré tout, le secteur de l’énergie pourrait être celui où les améliorations interviendront le plus vite et le plus significativement : la reconnaissance de son rôle prioritaire et l’envergure des projets qui le caractérisent souvent devraient en effet provoquer un effet de masse capable d’en faire un nouveau relais de croissance et un pôle d’entrainement pour d’autres secteurs.

Le renforcement de l’appareil industriel constitue la troisième orientation indispensable. Or le secteur secondaire  est incontestablement le parent pauvre des systèmes économiques africains : le continent représente à peine 1% des exportations mondiales de produits manufacturés, et l’industrie constitue seulement 10% en moyenne du PIB de l’Afrique et plus de 15% de celui-ci dans quelques rares pays. Les explications de ce constat sont nombreuses et connues : petitesse des marchés nationaux ; politique libérale destructrice imposée par la Banque Mondiale ; obsolescence  et inadaptation de nombreux équipements ; accumulation d’obstacles pour la commercialisation des produits. Contrairement aux orientations macroéconomiques favorables, la situation semble même encore se dégrader pour beaucoup de régions : une étude récente de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA)  conclut ainsi à la diminution de la compétitivité de cette zone sur la dernière décade et à une augmentation du coût des facteurs de production sur la période.

Face à ce bilan pessimiste, quelques espoirs de redressement peuvent être recensés. Les demandes locales de biens de consommation et d’équipement des ménages vont obligatoirement poursuivre leur augmentation quantitative et qualitative. Les technologies récentes vont favoriser de nouvelles industries de taille plus modeste et moins consommatrices de capitaux. De nouveaux accords sont possibles, pour appuyer une augmentation des exportations africaines de produits manufacturés, à l’image de l’AGOA avec les Etats-Unis ou d’agréments spécifiques avec l’Union Européenne.

Pour saisir ces chances, les Etats africains devront mener de front des stratégies économiques répondant à trois défis : conduire des politiques véritablement incitatives pour les investisseurs, locaux ou étrangers, notamment aux plans fiscal, financier et dans l’environnement des affaires; assurer aux entreprises industrielles une protection suffisante mais dont l’utilisation pertinente sera rigoureusement contrôlée ; faciliter la disponibilité d’une main d’œuvre bien formée et productive grâce à un enseignement professionnel  et une formation permanente de bonne qualité, et à des mécanismes administratifs et fiscaux adaptés.

Comme pour l’agriculture, l’aspect structurel, voire mental et culturel, de ces actions et de ces mutations explique la lenteur des transformations et la force des résistances. Les signes d’une évolution positive sont encore trop rares : l’Ethiopie est souvent citée comme un champ d’expérimentation réussi de cette possible industrialisation mais les résultats sont encore modestes ; à l’Ouest, les efforts de relance de l’industrie textile ivoirienne doivent faire leurs preuves. L’enjeu est pourtant déterminant : faute de renforcement minimal de ce secteur secondaire, l’accroissement attendu du niveau de consommation risque de détériorer inexorablement les balances commerciales tandis que la forte poussée du nombre des actifs demandeurs d’emplois ne sera plus un atout mais une menace permanente d’explosion sociale liée au chômage.  Même si les succès ne peuvent être envisagés qu’à moyen ou long terme, le combat doit donc être mené sous toutes les formes possibles : intensifier et améliorer les politiques économiques évoquées ci-avant ; renforcer les coopérations régionales pour une meilleure efficacité des mesures prises ; obtenir des groupes étrangers une plus grande sous-traitance au profit des entreprises locales ; identifier les sous-secteurs pouvant le mieux jouer le rôle de pilote de ces transformations. Dans quelques rares branches comme celle, stratégique, de la production de ciment, les investissements récents ou programmés, y compris sous l’impulsion de groupes africains, peuvent susciter de nouveaux espoirs. Un important projet de société métallurgique, actuellement promu au Mali par un groupe indien, tend aussi à montrer que les entreprises accordent plus d’importance aux fondamentaux économiques qu’aux accidents politiques. Le pari n’est donc pas perdu, mais il est à peine esquissé.

Un solide développement de ces trois secteurs apparait ainsi requis pour approfondir et pérenniser une croissance économique  dont la réalité incontestable ne doit pas occulter la fragilité des bases actuelles. Cet objectif est sans doute devenu plus réaliste par suite des transformations enregistrées en Afrique et dans le monde ces dernières années, mais il implique des actions et des délais à moyen ou long terme. Tous les acteurs, économiques comme politiques, doivent avoir bien conscience de l’intensité et de la continuité des efforts restant à accomplir. Seule cette lucidité nous permettra d’atteindre les buts visés.

Paul Derreumaux

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Mali: premier tour de l’élection présidentielle

Quelques leçons du premier tour de l’élection présidentielle au Mali

 

L’élection présidentielle du 28 juillet 2013 a bien eu lieu, à la date fixée et dans des conditions qui sont jugées suffisamment acceptables. Les faits ont donc donné  raison aux optimistes et à ceux qui voulaient sortir au plus vite le Mali du drame où il se trouvait.  Certes, les mécontents et les puristes pourront toujours dire que ces élections n’étaient pas parfaitement organisées et, notamment, qu’une partie des populations déplacées ou de l’importante diaspora, surtout parisienne, n’ont pas pu voter. C’est une réalité et le retard mis par la Cour Constitutionnelle à valider les résultats provisoires du premier tour tend à le confirmer. Toutefois, le pari était tellement ambitieux que cette étape peut être considérée comme correctement franchie, le nombre des électeurs n’ayant pu voter par défaut de carte « Nina » ou de bureau de vote ne paraissant pas d’un effectif à changer les résultats obtenus.

Cette première phase de la désignation du nouveau Président du Mali n’est que le point de départ du processus de remise en ordre du pays. Celui-ci comporte encore de nombreuses incertitudes : maîtrise des tensions inévitables avant le probable second tour ; qualité de la préparation et du déroulement du vote du 11 août ; crédibilité du résultat final de l’élection et reconnaissance optimale de celui-ci par l’ensemble du pays; rapidité de la mise en place d’un Gouvernement et appréciation de sa composition par la population ; pertinence et audience des premières mesures politiques, économiques et sociales qui seront adoptées.

Pour l’heure, quelques premières leçons peuvent cependant déjà être tirées de cette étape.

La première est la force de l’engagement sur le terrain de la grande majorité des candidats. Après quelques hésitations pour certains, ceux-ci ont admis que le scrutin se tiendrait effectivement à la date fixée, et se sont tous lancés activement dans la campagne. Il est vite apparu que les candidats pouvaient être rassemblés en trois groupes : les trois ou quatre « ténors », disposant de moyens financiers importants et s’appuyant sur un parti bien structuré; les postulants moins renommés mais qui pouvaient compter sur un « lobby » organisé et/ou possédaient des moyens personnels substantiels ; des candidats plus modestes, exprimant une sensibilité spécifique ou une ambition personnelle, au moins pour un poste de Ministre à défaut de celui de Président. La forme, le nombre, le contenu et le calendrier d’installation des panneaux de campagne placardés dans Bamako illustrent parfaitement cette typologie. Ceux promouvant les candidats du premier groupe ont été les premiers mis en place, les plus présents et les mieux faits, contribuant ainsi à accroitre l’écart d’audience avec les représentants des autres groupes. Même si la présence de nombreux candidats a été bénéfique pour la vitalité de la campagne, le nombre total atteint – 27 personnes validées – apparait cependant véritablement élevé et l’engagement financier requis pour les candidatures pourrait utilement être revu à la hausse dans cinq ans.

La seconde, qui est sans doute la leçon la plus positive tirée de ce scrutin, est le taux record de participation du corps électoral. Avec environ 50% des inscrits, le quorum des votants dépasse largement tous ceux observés sur les quatre présidentielles qui se sont succédé de 1992 à 2007. Les Maliens n’ont donc été rebutés ni par les menaces réelles qui pesaient sur l’évènement, ni par les difficultés qui ont marqué la préparation, l’organisation et les modalités du vote. Au contraire l’enjeu parfaitement appréhendé de ce scrutin, qui s’apparente à celui constaté dans des votes analogues effectués récemment dans des nations en « sortie de crise » – Irak, Tunisie, Egypte,..-, explique l’engouement observé, comme dans ces autres pays, malgré les risques encourus par les électeurs. Il montre combien les nationaux étaient pressés de mettre fin à la situation subie depuis près de seize mois. En la matière, le nombre élevé de candidats a pu jouer favorablement  sur ce résultat, compensant partiellement les freins que constituent le maintien d’un fort analphabétisme chez les personnes en âge de voter et le nombre important de bulletins nuls dont la fréquence interpelle.

La troisième leçon est liée aux constats nés de la distribution des voix selon les candidats. Celle-ci montre d’abord le paradoxe entre une forte concentration d’environ 60% des voix sur deux candidats, d’une part,  et une bonne dispersion du reste entre l’ensemble des autres candidats, d’autre part. Elle met aussi en évidence que, parmi les quatre personnes les mieux placées, trois sont des personnalités ou des dirigeants de partis ayant déjà gouverné, y compris sous le régime du dernier Président élu et renversé. Face à la situation si difficile du pays, une prime a donc été clairement donnée à l’expérience, malgré les appels à « l‘aggiornamento »  et au rejet du système antérieur clamés par de nombreux électeurs ou partis politiques. Aucun des jeunes candidats n’a pu convaincre les électeurs qu’il pouvait être l’homme (ou la femme) providentiel (elle) qui guérirait le pays de tous ses maux. Enfin, l’échec de l’ADEMA, parti dominant depuis plus de vingt ans, qui rassemble ici moins de 10% des votants, est patent. De plus, les turbulences nées des choix hésitants de ralliement pour le deuxième tour pourraient conduire à l’éclatement final de ce mouvement qui a été le berceau des initiatives démocratiques au Mali depuis la révolution de 1991.

Une autre observation majeure est celle des déterminants qui paraissent avoir guidé le choix des électeurs dans ce « tour éliminatoire ». Comme pour les élections précédentes et comme dans la plupart des pays d’Afrique, les votants semblent s’être avant tout prononcés pour ou contre des personnalités, jugées les mieux adaptées à l’environnement de l’heure, plutôt que pour ou contre des programmes de gouvernement. La foi, plus ou moins instinctive, dans les qualités ou l’expérience d’un candidat, les affinités régionales, claniques, religieuses ou tribales avec celui-ci ont été plus décisives que  l’adhésion à une vision à long terme du pays et aux projets permettant de l’atteindre. De telles constructions du futur ont d’ailleurs été rarement dessinées avec précision par les candidats et ceux-ci se sont souvent contentés de slogans simples mais susceptibles de ratisser large. Les chefs religieux sont apparus plus présents qu’auparavant dans la campagne et se sont parfois engagés fermement aux côtés d’un candidat, à l’instar de la situation plus classiquement rencontrée au Sénégal. Les personnes en lice ont sans doute toutes cherché un soutien financier ou moral auprès des Etats voisins ou proches du Mali : ces soutiens, lorsqu’ils ont été effectifs, ont été relativement discrets et ont du se répartir au profit des candidats les plus médiatisés.

La montée rapide des tensions apparues dès le lendemain du 28 juillet et les divers retournements d’alliances, souvent surprenants, intervenus durant « l’entre-deux votes » ont été un autre élément marquant, après une campagne pour le premier tour où les clivages avaient paru plus aisés à comprendre. En particulier, le ralliement des candidats malheureux, et de leurs partis, à l’un ou l’autre des deux finalistes semble se faire dans une certaine confusion. Des points sur lesquels s’appliquaient des avis tranchés, soit sous la forme d’un consensus, soit sous celle de franches divergences, apparaissent désormais souvent dans des contours plus flous : cette évolution risque d’être difficile à gérer pour le futur Président qui pourrait voir sa liberté de manœuvre réduite par certaines positions  de ses alliés de la dernière heure. Des déclarations de leaders du Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA) ajoutent à la confusion face à l’unanimisme de la politique de fermeté des candidats sur ce thème. En un mot, les derniers débats ont été davantage dominés, à quelques rares exceptions près, par des questions moins essentielles et par une vraisemblable course aux postes, un peu comme si l’ampleur des enjeux de la période repassait au second plan.

Ce constat peut inquiéter et même la tenue dans des conditions acceptables du second tour ne devra pas  endormir les vigilances. Les défis qui attendent le futur Président ne se sont en effet atténués en rien: qu’ils soient sécuritaires, militaires, politiques, diplomatiques, administratifs, économiques ou sociaux, ils présentent toujours la même gravité exceptionnelle et celle-ci ne fait que se renforcer avec le temps qui passe inexorablement. L’impatience des populations s’est déjà manifestée avec leur intensité inhabituelle de participation au choix du Président. Leur méfiance reste également vive, suite aux nombreux échecs du passé. Face aux besoins majeurs qui sont tous clairement identifiés – Etat juste et fort, restauration pleine et entière de l’intégrité du territoire et du sentiment d’appartenance nationale, lutte contre la corruption, réduction des inégalités, croissance économique et progrès social, .. -, toute déception provoquée par les nouveaux pouvoirs pourrait rapidement donner lieu à de nouvelles contestations difficilement maitrisables. Celles-ci réduiraient alors à néant toutes les espérances de redressement auquel chacun aspire désormais après 18 mois de descente aux enfers.

Paul Derreumaux

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Analyse économique et sociale

Mali: élections présidentielles 2013

Mali : l’attente fébrile

 

J-2 à Bamako et dans tout le Mali. L’incertitude sur la tenue des prochaines élections présidentielles au 28 juillet 2013 s’atténue avec l’approche de la date fixée. Malgré une placidité naturelle face à l’adversité, fortement aiguisée depuis un an, les Maliens attendent l’évènement avec impatience. Le pari d’une élection dans ce délai  est maintenant en passe d’être gagné. Pour une très large majorité de la population, il faut effectivement passer ce cap et les états-majors politiques s’affairent en conséquence. Pour franchir avec succès cette étape, mais aussi pour replacer le pays sur une bonne trajectoire, trois conditions devront être réunies.

La première – sans doute la plus facile- est un puissant appui financier et politique de la France et le maintien d’une forte présence de celle-ci, à toutes les phases du processus comme à l’issue de celui-ci. L’intervention militaire française de janvier 2013 a créé un climat d’entente  Mali/France jamais rencontré auparavant. Tous les Maliens savent qu’ils doivent à la France d’avoir échappé à l’indicible et nombreux sont ceux qui attendent d’elle qu’elle les aide à sortir de l’impasse où ils sont enfoncés depuis mars 2012. En France, le Président Hollande a de multiples intérêts – sécuritaires et diplomatiques comme de politique intérieure – à désormais « gagner la paix », comme il a gagné la guerre dans le Nord-Mali : la détermination de la France est donc et restera normalement forte. Cette intervention est totalement indispensable. La présence militaire française, même atténuée, est d’abord le meilleur rempart contre la menace terroriste, affaiblie mais pas extirpée du pays ni des régions voisines, jusqu’à ce que les contingents onusiens sachent prendre le relais. L’influence rapprochée de la France est aussi un aiguillon essentiel pour revenir très vite à des institutions élues et appuyer la bonne installation de celles-ci, et le meilleur rempart  pour obliger les forces hostiles à une régularisation de la situation à rester en profil bas. Un actif soutien financier des Autorités françaises est en outre capital pour soutenir une reprise économique très attendue. La position de la France sera enfin déterminante pour la question de Kidal : la solution trouvée devra être appliquée sur le terrain d’une manière acceptable pour le peuple malien, en évitant de nouveaux affrontements qui remettraient en cause les résultats engrangés depuis janvier 2013 sur le chemin de la paix.

La seconde est la réalité et l’efficacité de la généreuse aide internationale annoncée. La réunion du 15 mai dernier  a largement dépassé les attentes et 3,2 milliards d’Euros devraient être mis à la disposition du pays à bref délai. Cet empressement de multiples donateurs souligne l’enjeu que représente pour eux la remise en ordre politique et le redémarrage économique du Mali. Des expériences antérieures de tels soutiens
massifs  incitent cependant à la prudence. La mobilisation effective des financements et leur décaissement dans un calendrier très serré sont nécessaires face à l’urgence que revêtent beaucoup des chapitres concernés par cette aide : or cette exigence peut être difficilement compatible avec les procédures de certains bailleurs. Surtout, ces montants considérables sont à affecter avec pertinence aux projets ayant l’impact le plus fort et le plus immédiat sur les objectifs visés : le paiement d’importants impayés de la dette intérieure, le reconstruction des installations détruites au Nord, la relance des investissements publics stoppés depuis un an, la remise en place de services administratifs fonctionnels  et nettement améliorés sur tout le territoire, le lancement de projets de développement axés sur l’agriculture vivrière et impliquant au maximum les populations locales,  sont des priorités évidentes en la matière. L’utilité concrète des dossiers à traiter aura  donc à  passer avant les egos et les préférences habituelles des donateurs dans les critères de sélection. Enfin, la qualité de la gestion de cette aide sera également essentielle : la compétence technique et la connaissance du terrain devraient seules guider le choix des équipes de coordination, même si cela s’effectue aux dépens d’organisations prétendant naturellement à un rôle de leader. Faute de ces règles strictes, l’abondance se confondra vite avec le gaspillage et les effets escomptés seront très décevants.

Enfin, la solidité morale et technique de la prochaine équipe au pouvoir sera la principaleet la plus difficile – condition. Les défis à relever sont immenses : recomposition d’une armée professionnelle, unie et républicaine; réconciliation nationale, qui passe notamment par un réel « coup de pouce » au bénéfice des populations du Nord  et par une décentralisation réussie; arrêt de la déstructuration de l’Etat, qui empire depuis des années, et reconstruction d’une Administration forte, juste et efficace, indispensable pour le développement économique ; fin de l’impunité pour  tous les corrompus et corrupteurs ; mise en œuvre d’un programme cohérent et ambitieux de croissance économique touchant tous les secteurs et appuyé sur une vision à long terme du pays. Choyé pour l’instant par la communauté internationale, le Mali possède un potentiel de richesses naturelles, agricoles et minières notamment, suffisant pour réussir tous ces challenges. Les entreprises privées en activité au Mali, grandes ou petites, maliennes ou étrangères, sont impatientes de se remettre pleinement au travail. Mais les mauvais démons du laxisme et du clientélisme guettent pour empêcher d’exploiter ces atouts. L’aide budgétaire, qui pourrait composer près de 40% de la masse financière programmée, donnera une grande liberté à l’Etat : devant des priorités normalement faciles à définir, les futurs Responsables du pays sauront-ils résister mieux que leurs prédécesseurs aux tentations de dévoiement de ces ressources? Il leur faudra à la fois apporter des incitations aux bonnes initiatives et punir les manquements, maintenir un rythme de réformes jamais supporté auparavant, récompenser le mérite mais aussi sanctionner les fautes : c’est une nouvelle culture qui s’impose et il faudra être capable d’en assumer l’ancrage dans les mentalités.

Ces grandes incertitudes sont bien perçues par la population. Elles expliquent que beaucoup, malgré leur désir d’en finir avec le provisoire, sont en même temps dubitatifs sur l’importance des améliorations qui accompagneront les résultats sortant des urnes. Le combat à mener leur semble surhumain et ils doutent de la volonté sincère ou de la capacité réelle des candidats les mieux placés à accomplir les changements espérés. Pourtant, un échec serait dramatique et réduirait à néant, ou presque, les progrès constatés sur les cinq derniers mois. Tous les acteurs de bonne volonté ont donc à s’unir pour faire mentir les Cassandre. L’Histoire du Mali nous enseigne les glorieuses épopées que le pays a su façonner : puisse le futur Président concevoir sa mission pour être un bon héritier de ce lointain passé.

Paul Derreumaux

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Système bancaire africain

La banque subsaharienne au futur : quelques mariages, beaucoup d’innovations

A quoi ressemblera le secteur bancaire d’Afrique subsaharienne dans quelques années ?

Si l’Afrique fait moins peur aujourd’hui, le système bancaire africain attise déjà beaucoup d’envies. C’est notamment vrai pour l’Afrique subsaharienne, sur laquelle se concentrera notre réflexion. L’Afrique du Nord est en effet moins favorisée pour un temps : les banques y souffrent beaucoup, selon les endroits, ou de la vaste recomposition politique en cours (Egypte ou Tunisie) ou d’une mauvaise gestion qui perdure (Algérie) ou d’un ralentissement de leurs perspectives nationales de croissance. Dans ce dernier cas, qui est surtout celui du Maroc, c’est d’ailleurs vers le Sud que sont identifiées les possibilités de développement des plus importants acteurs nationaux.

Un secteur en mutation depuis plus d’une décade

Dans cette zone subsaharienne, l’observation immédiate est que les systèmes bancaires se portent globalement bien, comme le montrent les derniers classements des banques réalisés par les journaux spécialisés. Dans un mouvement très généralisé, les institutions connaissent une croissance soutenue de leurs bilans, de leurs Produits Nets Bancaires (PNB) et de leurs résultats. Elles embauchent, étendent leurs ramifications dans chaque pays, diversifient leurs produits, se modernisent, renforcent leurs fonds propres. L’importance nouvelle de leurs investissements participe aussi à l’accélération de la croissance du continent, au financement de laquelle elles contribuent d’ailleurs davantage.

Une analyse plus fine met en évidence trois autres conclusions. D’abord, les acteurs dominants ont changé : la primauté longtemps tenue par les banques étrangères – françaises ou anglaises – est désormais, et sans doute définitivement, occupée par des institutions africaines – marocaines, nigérianes et sud-africaines pour l’instant. En second lieu, le rythme et l’ampleur de l’évolution varient selon les pays, sous l’effet conjugué du contexte économique local et de la réglementation en vigueur : l’Afrique du Sud, aux quatre géants intouchables, voit son avance se réduire modérément ; l’Afrique anglophone affiche un dynamisme actuellement plus marqué ; l’Afrique francophone n’a pas encore comblé son retard ; quelques pays restent encore à l’écart. Enfin, la stratégie largement suivie par les groupes leaders est celle de la construction de réseaux couvrant le plus grand nombre de pays, pour mieux servir les grandes entreprises qui ont elles-mêmes cette approche de présence régionale.

Selon toute vraisemblance, les mutations positives de ces systèmes bancaires, particulièrement intenses depuis les années 2005, se prolongeront sur la décennie en cours, touchant en particulier les acteurs, les activités et les technologies.

… qui poursuivra son mouvement de concentration

Pour les acteurs, la tendance devrait être avant tout marquée par le poids accru des groupes les plus puissants dans les systèmes nationaux : l’attraction des grands établissements bancaires sur les parties les plus dynamiques des économies locales, grâce à leurs réseaux régionaux et leurs moyens financiers plus conséquents, explique cette concentration probable. A l’horizon 2020, une bonne quinzaine de groupes, tous africains, devrait rassembler une large majorité des actifs bancaires : on y trouvera bien sûr la petite dizaine qui a déjà pris de solides positions, mais ceux-ci seront suivis par d’autres, dont quelques kenyans et mauriciens et sans doute au moins un francophone d’Afrique Centrale. A côté d’eux, quelques centaines de banques continueront à exister, probablement sur un ou plusieurs pays, favorisées par une croissance économique dont on annonce une bonne pérennité. On assistera à la poursuite de l’augmentation du nombre de banques dans chaque pays, traduction de l’expansion géographique des groupes les plus puissants et les mieux organisés, mais celles-ci dépendront d’un nombre plutôt stable d’acteurs, signe des conditions de plus en plus difficiles d’accès à la profession. Les principales incertitudes touchent d’abord l’ouverture ou non sur l’extérieur de quelques grands pays comme l’Angola ou l’Ethiopie. Elles ont trait surtout à la venue de nouveaux intervenants : la probabilité d’entrée de groupes bancaires chinois et indiens paraît s’amenuiser à court terme au profit de celle de groupes du Moyen Orient, qui pourraient investir en direct ou à travers des banques d’Afrique du Nord comme actuellement.

Un périmètre élargi pour la banque de réseau

Pour les activités, l’approche de banque à réseau et « tous publics », centrée sur des produits et services déjà bien rôdés, restera vraisemblablement l’option choisie par la très grande majorité des établissements. Elle résulte simultanément de l’étroitesse générale des marchés, des résultats très rémunérateurs de cette politique dans la période récente (1) et des progrès restant à accomplir dans ces domaines. Ceci est spécialement vrai pour le public des  ménages : leurs taux de bancarisation et les prestations offertes, malgré les récentes avancées, ont encore des possibilités de poussée notable et rapide. Le principal challenge se situe au niveau des nouveaux segments qu’un système bancaire désormais plus puissant devrait intégrer dans son champ d’action. La gestion des flux financiers des migrants, les marchés financiers et le financement du logement sont sans doute les ajouts les plus faciles à maîtriser et les plus porteurs de forte croissance à court terme : sur ce dernier aspect, les banques commerciales ont largement commencé à pénétrer le  créneau en allongeant la durée de leurs prêts.

Avec la microfinance, les banques en resteront normalement au seul stade des « passerelles », pour le refinancement des sociétés concernées : les approches sont trop différentes et les institutions de microfinance, qui grandissent, demeureront l’interlocuteur privilégié du secteur informel. La bancassurance est au contraire un terrain d’expansion probable. Balbutiante jusqu’ici, elle devrait prochainement s’accélérer sous l’effet de la révolution, analogue à celle des banques, que commence à vivre l’assurance subsaharienne : plusieurs grands noms de l’assurance sont aussi des piliers du système bancaire et la convergence paraît inéluctable même si son mode d’emploi n’est pas encore bien défini. Le dernier champ d’action, celui des Petites et Moyennes Entreprises (PME), est essentiel mais le plus difficile : la capacité des banques à maîtriser correctement les risques concernés reste en effet médiocre et l’amélioration de la situation dépend aussi des efforts des PME.

Quelle place pour les banques dans l’innovation ?

Les technologies vont également provoquer des mutations profondes, notamment pour les moyens de paiement. La monétique va encore s’étendre : même les plus petites banques pourront être équipées grâce à une mutualisation des investissements, comme l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) a su le faire (2). Surtout, le « mobile banking » nous place à l’aube d’un grand bouleversement. Il devrait en effet devenir un système important, pour les opérations de petit montant – paiement, mais aussi épargne et même crédit – à cause de la formidable avance du téléphone mobile sur le compte bancaire pour la couverture des populations. De plus, piloté jusqu’ici par les grandes sociétés de télécommunications qui veulent ainsi sécuriser leur chiffre d’affaires dans un marché qui devient mature, il conduira soit à la constitution d’alliances banques-sociétés de télécommunications, soit à l’immixtion des dernières dans la profession bancaire. Là où elles ne seront pas malgré leur réseau encore élargi, les banques passeront des accords, sous leur responsabilité, avec des prestataires de services qui apporteront au public les services qu’il attend, comme c’est déjà le cas au Kenya à l’imagination fertile. Toutes ces mutations replacent au centre des relations banque-client les notions de proximité et de confiance, qui sont à l’origine de la profession. Elles s’effectueront sous le contrôle vigilant des Autorités sur la solvabilité des banques, la surveillance des risques et la connaissance de l’identité des clients.

Entraîné par cette dynamique, le système bancaire subsaharien devrait donc encore connaître une période faste en transformations, et être un point de convergence majeur des mutations qui couvriront tout le système financier. Son renforcement sera un support crucial pour l’accélération de la croissance économique du continent, sans être toutefois une condition suffisante.

(1) La forte progression, durant ces dernières années, des résultats des groupes ayant un grand réseau d’agences sur un nombre croissant de pays en témoigne : leurs performances sont en effet notables et rapides malgré les investissements qu’implique cette stratégie.

(2) Cette mutualisation est l’œuvre du Groupement Interbancaire Monétique (GIM) de l’UEMOA, créé à l’initiative de la Banque Centrale de l’Afrique de l’Ouest et vivement soutenu par celle-ci. Il regroupe maintenant plus de 100 membres, fonctionne à la satisfaction de ceux-ci, assure une interbancarité monétique régionale et développe aujourd’hui un partenariat avec des cartes bancaires internationales

Paul Derreumaux