Hôtellerie : La « nouvelle frontière » africaine
Après une longue pause, qui coïncidait largement à la période d’«afro-pessimisme», le flux d’investissements du secteur hôtelier en Afrique subsaharienne a bondi depuis 2010 et explique la croissance attendue de l’hôtellerie et du tourisme dans les économies du continent.
Les chiffres de progression impressionnent en effet. Le stock de chambres aux standards internationaux aurait ainsi doublé en 7 ans, pour dépasser les 72 000 en 2017. Les chaines de taille mondiale présentes en Afrique multiplient les annonces de projets : 100 nouveaux hôtels, soit +66%, pour Accor d’ici 2025 ; 5000 chambres supplémentaires, soit +28%, pour Rezidor (Radisson) d’ici 2022. Des groupes plus récents s’implantent dans un nombre croissant de pays : ils sont européens, comme Onomo, et africains, comme Sun International ou Azalaï.
L’emballement a plusieurs causes. D’abord l’état actuel du parc hôtelier répondant aux normes en zone subsaharienne est d’une grande insuffisance quantitative – moins de 100 chambres par million d’habitants contre, à l’autre extrême, 15000 aux Etats-Unis- et qualitative, par suite du nombre important de réceptifs dégradés. Mais on note aussi du côté de la demande d’importants facteurs positifs. Les besoins de l’hôtellerie d’affaires, qui domine toujours le marché -plus de 70% du total au niveau continental-, ont fortement cru depuis le début des années 2000 grâce aux bonnes années de la croissance africaine. Le nombre de touristes étrangers augmente désormais au rythme annuel d’au moins 5%, même s’il est encore concentré sur un nombre limité de pays. Celui des touristes africains progresse encore plus vite, ce qui donne des perspectives de croissance considérables au vu de la poussée démographique, de l’avancée de l’urbanisation et de la progression attendue de la classe moyenne qui caractérisent l’Afrique.
Ce renouveau de l’investissement hôtelier devrait donc être durable et s’accompagner de plusieurs transformations importantes.
La première est le renforcement et la diversification de la concurrence dans le secteur structuré. Sept leaders internationaux intègrent désormais l’Afrique dans leur programme. Accor, qui compte 150 hôtels après le récent rachat de Mövenpick, Mariott et Hilton restent les mastodontes du sous-continent mais, derrière eux, les lignes bougent. En particulier, Rezidor et Louvre Hotels intensifient leurs investissements, confortés par les moyens financiers considérables d’un actionnaire de référence maintenant identique, le chinois Jin Jiang, désormais deuxième hôtelier mondial. Les américains Hyatt et Intercontinental et l’espagnol Melia résistent tandis que le français Onomo contre-attaque, grâce à une augmentation de ses fonds propres de plus de 100 millions d’EUR, et concentre ses nouvelles opérations sur le Maroc, l’Afrique du Sud et l’Afrique Centrale. Au niveau africain, les pionniers ont été des groupes mauriciens – tels Lux ou Constance- et sud-africains -comme Sun International ou City Lodge- qui sont surtout localisés dans leur espace régional d’origine grâce à des marchés porteurs. Ailleurs, la seule exception est longtemps restée le groupe francophone Azalai. Né au Mali en 1993 dans un environnement très difficile, ce réseau a tissé sa toile avec patience mais ténacité d’abord dans le Sahel puis dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. Comptant fin 2018 9 hôtels qu’il gère entièrement dans six capitales, il dispose à ce jour d’une offre structurée d’hôtels 2, 3 et 4 étoiles, d’un management expérimenté et d’une force de résilience remarquable aux chocs exogènes, et constitue en 2019 une référence internationalement reconnue en Afrique de l’Ouest. Plus récemment, le groupe africain Teyliom s’est engagé en 2012 dans le secteur avec un programme particulièrement ambitieux : fort de la qualité et de la réussite de l’hôtel 5 étoiles détenu à Dakar et dont le management a été confié à Rezidor, il vise à construire « ex nihilo » en 10 ans un réseau d’une dizaine hôtels de 3 et 4 étoiles en Afrique de l’Ouest et Centrale, et à assurer la gestion autonome de ces réceptifs par la société de management Mangalis contrôlée à 100%. Avec les cinq établissements qui seront ouverts à mi 2020, ce pari incroyable a des chances d’être gagné. L’Afrique subsaharienne aura ainsi montré, comme dans la banque ou l’assurance, qu’elle peut recenser quelques champions capables de montrer les capacités d’indépendance du continent et de rivaliser avec les acteurs étrangers.
Dans cette concurrence qui s’intensifie, tous les compétiteurs devront aussi affronter le challenge de la nécessaire transformation du parc hôtelier africain. Le nombre total d’hôtels aux standards internationaux compte en effet dans le monde plus de 60% de réceptifs de classe économique ou « middle scale » alors que ce pourcentage est inférieur à 25% en Afrique qui est pourtant le continent le plus pauvre. Cette situation est à la fois l’expression des choix des investissements passés, de la préférence naturelle des grandes chaînes pour les établissements de haut de gamme, générateurs de revenus de management supérieurs, et de l’intérêt des Etats hôtes pour les hôtels de prestige. Mais les limites de cette répartition sont de plus en plus perçues par tous les acteurs : la chasse généralisée des entreprises aux coûts de fonctionnement, l’intégration plus aisée de services de qualité dans les hôtels économiques et, surtout, la probable progression remarquable de la clientèle africaine pour les affaires comme pour le tourisme imposent une restructuration de l’offre. Accor avait ouvert la voie avec sa gamme variée de produits et le succès en Afrique de ses Ibis. La réussite d’Onomo, qui fut sans doute le premier à baser son activité et son développement sur des hôtels de 2 et 3 étoiles, a aussi fait école. Mariott a ainsi récemment lancé sa filiale AC Hotels en Afrique de Sud et devrait la déployer dans d’autres pays. Les groupes africains sont déjà entrés dans ce secteur de l’hôtellerie économique, évitant tout retard par rapport à leurs confrères étrangers : Mangalis veut ainsi faire de sa marque 2 étoiles Yaas un des piliers de son développement tandis qu’Azalai a ouvert son premier Dounia Hotel au Burkina-Faso. Il est probable que la physionomie du parc africain se rapprochera sensiblement de celle du parc mondial dans les dix prochaines années.
Dans ce double enjeu d’expansion et de recomposition de l’offre, de nouvelles donnes sont apparues sur deux points majeurs depuis les années 2000.
La première concerne l’amélioration globale des possibilités de financement. Les investissements hôteliers sont lourds en capital – une chambre de 4 étoiles a un coût de revient total d’environ 175 000 EUR -et supposent un maximum de ressources à long terme pour que la rentabilité soit atteinte dans un délai raisonnable. En la matière, les groupes internationaux matures sont mieux placés en termes de fonds propres et ont été initialement plus attractifs pour les grandes institutions de financement (DFI) en raison de l’expérience accumulée des réseaux gestionnaires. La Société Financière Internationale (SFI), Proparco et d’autres ont ainsi joué un rôle notable dans les nouvelles implantations d’Accor ou de Marriott. Mais ces structures ont aussi plus récemment appuyé les groupes africains en capital ou en prêts à long terme, telle la SFI pour la holding Azalai ou Proparco et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) pour plusieurs hôtels de Mangalis. De plus, des fonds d’investissement ou de grands actionnaires privés se sont également tournés vers ce secteur comme Améthis pour le groupe mauricien VLH, l’anglaise CDC pour Onomo ou Cauris Croissance pour Azalai. Enfin, plusieurs banques sont devenues plus actives et ont allongé leurs durées de prêts dans les années récentes, facilitant le « bouclage » de la construction de nombreux réceptifs. Si les contraintes de financement se sont ainsi allégées, elles restent vives pour les réseaux africains en termes de fonds propres et de forte dépendance à des concours bancaires locaux encore trop courts.
La seconde modification concerne les modalités de l’investissement. Alors que celui-ci avait longtemps visé à la fois l’achat du terrain, la construction des bâtiments et l’exploitation de l’hôtel, la responsabilité des deux premiers éléments a été souvent abandonnée à des promoteurs nationaux par les chaînes internationales qui se sont limitées à intervenir sous forme de contrats de management. Il en est résulté pour elles une diminution considérable des besoins de financement et une réduction correspondante des risques encourus. Rezidor a ainsi procédé pour ses récents établissements de Dakar, de Bamako, d’Abidjan ou du Niger comme Accor et d’autres l’avaient fait pour d’autres villes. Faute de posséder les nombreuses références qui rassureraient les investisseurs locaux et les prêteurs potentiels, les groupes africains peuvent rarement procéder de la sorte. Ils bénéficient certes souvent de la part des Etats d’actifs fonciers à des conditions très avantageuses pour l’implantation de leurs réceptifs, mais la construction de ceux-ci exige malgré tout des ressources adaptées difficiles à réunir. En dépit des avantages de leur stratégie, les groupes leaders semblent récemment changer d’approche en reprenant le contrôle des investissements fonciers et immobiliers à travers la création de fonds d’investissement dans lesquels ils sont associés à de puissants partenaires financiers. C’est le cas par exemple d’Accor qui a mis en place avec les qatari de Katara Hospitality un fonds prévu pour mobiliser à cette fin jusqu’à un milliard de USD. Cette nouvelle politique permet d’éviter le cas fréquent des investisseurs locaux ayant choisi des localisations non optimales ou accumulant des retards dans la construction des hôtels faute de moyens financiers, tout en mutualisant les charges d’investissement. Cette voie plus sécurisante devrait être suivie par beaucoup d’acteurs mais elle risque, comme pour les financements, d’être plus difficile pour les groupes les plus modestes et d’être ainsi une cause d’aggravation des inégalités.
Beaucoup reste donc à faire et ces contraintes expliquent à la fois les très longs retards constatés dans les délais de construction -souvent plusieurs années- et la valeur souvent illusoire des annonces faites en termes d’ouverture de nouveaux établissements. Pourtant, le secteur est déjà sur divers plans un poids lourd des économies subsahariennes. Représentant en effet globalement plus de 7% du Produit Intérieur Brut (PIB) de la zone, il est surtout très apprécié des Etats pour plusieurs raisons. Il est d’abord un grand pourvoyeur d’emplois, notamment urbains. On estime en effet qu’une chambre génère en moyenne deux emplois directs, et une fois et demie plus d’emplois indirects. Le secteur serait déjà, aux côtés du bâtiment et des travaux publics, un des plus gros employeurs du secteur privé formel, en particulier dans les grands pays touristiques de l’Afrique de l’Est et Australe, et sa place devrait grandir au vu de l’expansion programmée. Une part notable des embauches concerne aussi des personnes peu qualifiées, ce qui est rare, mais l’expérience est une base essentielle des promotions et beaucoup de chaines prennent aussi en charge la formation interne de leur personnel. Les équipes comprennent souvent une forte minorité de femmes et concourent donc à l’égalité des genres, devenue un combat essentiel. L’hôtellerie est en second lieu un contributeur important et régulier de recettes fiscales et douanières -TVA, droits à l’importation, taxes sur salaires,…-, malgré les généreuses exonérations souvent accordées pour les investissements, et de devises, grâce à la clientèle étrangère. Le secteur est encore un des fers de lance des politiques de Responsabilité Environnementale et Sociale (RSE), sous l’aiguillon des principaux prêteurs internationaux, et a en la matière un rôle de modèle auprès d’autres grandes entreprises ou des populations : ainsi, les « programmes verts » des hôtels réduisent les déperditions d’énergie et les consommations d’eau, et intensifient l’utilisation des produits locaux dont ils appuient la progression. Un dispositif hôtelier de qualité et bien géré est enfin une vitrine recherchée car elle renforce l’attraction des investisseurs étrangers et, indirectement, peut faciliter la croissance de l’ensemble de l’économie.
Cette importance traduit bien les enjeux multiformes des évolutions en cours et les responsabilités interconnectées des divers acteurs qui les mettent en œuvre. Toutes les entreprises hôtelières déjà présentes auront à innover davantage, aux plans technique comme financier, pour résoudre les difficultés qu’elles affrontent aujourd’hui et introduire les améliorations indispensables sur divers points : la qualité du service, la connectivité, le degré de digitalisation,… .Elles devront aussi investir plus massivement dans la formation des équipes, à tous les niveaux, pour être capables de s’ajuster aux standards internationaux du secteur. Il leur faudra enfin s’attendre à recevoir peut-être de nouveaux concurrents agressifs, tel le jeune groupe indien Oyo qui semble bouleverser la hiérarchie mondiale des leaders du secteur. Les groupes africains auront pour leur part à tenir bon dans cet environnement compétitif en choisissant les bons créneaux et si nécessaire en unissant leurs forces. Aux Etats africains, enfin, il incombe de tirer parti au mieux de ce renouveau hôtelier pour faciliter l’atteinte d’objectifs stratégiques comme la création maximale d’emplois. C’est à ces conditions que l’embellie du secteur pourrait conduire à ce qu’il soit une « nouvelle frontière » de l’économie subsaharienne.
Paul Derreumaux
Article publié le 07/10/2019