La Côte d’Ivoire est-elle assez « en forme » pour entraîner l’UEMOA.
L’éléphant d’Afrique s’est remis à barrir au bord de la lagune Ebrié. Croissance soutenue et premières réformes structurelles sont en effet au rendez-vous en Côte d’Ivoire. Si ce mouvement dure et s’étoffe assez pour triompher des nombreux obstacles existants, le pays pourrait être un moteur essentiel pour faire de l’Afrique de l’Ouest une aire privilégiée de développement.
Le Président Alassane Ouattara voulait que le « 3ème Pont » d’Abidjan soit une des réalisations exemplaires de son quinquennat. La réussite de ce pari semble bien engagée. Mené à bien en 25 mois, terminé à la date prévue, réalisé sous la forme moderne d’un Partenariat Public Privé (PPP), cet investissement de 126 milliards de FCFA – près de 200 millions d’Euros – allie impact économique, visibilité politique et mobilisation citoyenne. Son inauguration en grandes pompes a donné aux Autorités une occasion exceptionnelle de communication sur tous ces plans. Il reste maintenant à vérifier que le trafic attendu répondra aux attentes et que le montage financier était pertinent, mais le « coup de fouet » psychologique de cette réalisation et l’impact d’autres projets en cours devraient faciliter cette issue positive.
En cette fin 2014, la Côte d’Ivoire termine donc trois années de rebond spectaculaire. Après dix années d’incertitudes et la guerre de début 2011, le pays a renoué avec une croissance économique très soutenue : le Produit Intérieur Brut (PIB) a ainsi progressé de 9,8% en 2012, 10% en 2013 et sans doute au moins 8,5% en 2014. Cette performance s’est bien sûr appuyée sur le rattrapage des années de crise et, comme en nombre de pays, sur le lancement par l’Etat d’importants chantiers d’infrastructures et sur quelques secteurs dynamiques comme les télécommunications et la finance. Toutefois, la Côte d’Ivoire a l’avantage de compter aussi deux atouts majeurs.
Le premier est celui de sa structure économique, sans doute l’une des mieux équilibrées de l’Afrique de l’Ouest. Le pays est d’abord et entend rester une grande puissance agricole. L’agriculture représente en effet près de 30% du PIB national et est une large pourvoyeuse de devises grâce à ses exportations. Premier pays au monde dans la production de cacao, avec environ 40% de la récolte totale de cette denrée, la Côte d’Ivoire figure aussi parmi les ténors internationaux pour l’hévéa, l’huile de palme, le cajou et, à un degré moindre, le café et le coton. Ce qui constituait la principale substance du « miracle ivoirien » conçu par le Président Félix Houphouet Boigny reste donc toujours en place. Les réformes en cours des principales filières et les investissements des plus grands groupes internationaux concernés, en particulier dans la transformation du cacao, accroissent encore les perspectives. L’industrie est un second pilier : le pays possède l’appareil industriel le plus puissant et le mieux organisé de l’Afrique francophone. Centré sur les industries de transformation, sa compétitivité s’est certes dégradée, faute d’investissements, durant la longue période de ralentissement puis de crise. Mais la base reste présente et sans véritable concurrence régionale, et les fondamentaux sont prometteurs à court terme. Le fort accroissement démographique, l’intensification de l’urbanisation, la reprise d’une hausse des pouvoirs d’achat, tant dans le pays que dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), ouvrent des perspectives jamais observées, notamment pour l’agro-alimentaire. De premiers investissements internationaux devraient confirmer rapidement cette nouvelle attractivité. Le secteur minier et énergétique, moins développé, connait lui-même une embellie : nouvelles mines d’or, importantes centrales à gaz par exemple, mais aussi exploration pétrolière et production d’autres métaux -.
Le second point fort est celui d’indicateurs macroéconomiques essentiels. Le montant de la dette publique extérieure, un des points noirs majeurs des deux dernières décennies, a été ramené depuis 2012 en deçà de 30% du PIB grâce à l’annulation de près de 80% de l’encours antérieur. Réduisant fortement la charge correspondante sur le budget de l’Etat, cette évolution autorise aussi le Gouvernement à être plus actif dans la recherche de ressources pour les investissements de relance. La Côte d’Ivoire a ainsi pu se présenter sur le marché international des capitaux en 2014 et y lever un emprunt à moyen terme de 750 millions de dollars US, signe de la confiance revenue des marchés vis-à-vis du pays. Le solde budgétaire primaire, redevenu à l’équilibre, témoigne de l’évolution favorable des recettes fiscales et facilite ce recours accru à l’endettement. Enfin, la Côte d’Ivoire est le seul pays de l’Union à avoir de longue date une balance commerciale structurellement positive, grâce notamment à ses exportations agricoles, ce qui lui permet de faire face plus aisément au surcroit d’importations liées aux investissements.
Ces données ne doivent pas occulter toutes les difficultés restant à résoudre. Malgré l’impulsion donnée par l’Etat, le taux global d’investissement, qui atteint maintenant 18% du PIB, reste sensiblement en dessous de la moyenne subsaharienne et est insuffisant pour maintenir à long terme le taux de croissance actuel du PIB. Le secteur privé n’est en effet pas encore au rendez-vous autant qu’il l’est annoncé et les retards sont nombreux, tant dans le démarrage des projets prévus que dans leur rythme de réalisation. Ces lenteurs résultent au moins partiellement des dysfonctionnements de l’administration, d’autant plus remarqués que celle-ci est plus sollicitée par une activité économique en hausse, et des graves faiblesses de la sécurité foncière. Les difficultés de gouvernance ont d’ailleurs été soulignées par les Partenaires financiers et risquent d’entraver de plus en plus le mouvement que veulent imprimer les plus hautes Autorités de l’Etat. L’endettement intérieur public a fortement augmenté dans les dernières années, tant vis-à-vis des entreprises que du marché financier, et le règlement à bonne date des échéances est parfois difficile ou exige des reconductions d’emprunt, illustration de la persistance des contraintes budgétaires de trésorerie. Malgré les efforts signalés ci-avant, le poids des recettes fiscales dans le PIB demeure modeste, en particulier face à des besoins de ressources qui croissent rapidement avec les ambitions économiques du pays. Malgré les améliorations récentes, le PIB par tête remonte à peine à celui des années 2000. Il est donc fondamental pour l’Etat de corriger dans les meilleurs délais ces différentes faiblesses et d’accélérer les réformes institutionnelles. Celles-ci devront viser tout spécialement le retour à une administration plus performante, l’encouragement du secteur privé formel, la facilitation des investissements de compétitivité, l’obtention d’une croissance plus inclusive. Ces défis exigent du temps pour être relevés : il sera donc important que la prochaine élection présidentielle ne brise pas la volonté actuelle de les mener à bien. Alors seulement, les progrès actuels seront pérennisés et la Côte d’Ivoire pourra être un véritable pôle de développement en Afrique.
Car les enjeux dépassent effectivement le pays. Malgré un réel effritement, la Côte d’Ivoire, avec quelque 35% du PIB de l’Union, en reste la principale composante. Le retour en cours de la Banque Africaine de Développement (BAD) à son siège d’Abidjan, autre réussite symbolique de l’équipe en place, contribue aussi à rehausser la notoriété du pays. Il en est de même du rôle clé que la Côte d’Ivoire a tenu ces dernières années dans diverses institutions régionales. Ce leadership psychologique se double de fondements économiques: croissance la plus vive des pays de la région depuis trois ans, appareil économique le plus diversifié, fort engagement des Autorités dans l’atteinte des objectifs économiques. Ces atouts font que la Côte d’Ivoire peut d’abord largement tirer profit de la carte régionale, comme le montrent quelques exemples. L’industrie ivoirienne est la mieux placée pour répondre aux besoins croissants de consommation des populations des pays voisins. Grâce aux progrès dans l’interconnexion des réseaux, la production nationale d’électricité, qui dépasse les besoins immédiats, peut être exportée et atténuer les gaps cruciaux de quelques pays voisins. L’avance actuelle dans certains secteurs, comme celui de la grande distribution, attire des investissements étrangers qui, en cas de réussite, pourront être reproduits ailleurs dans l’Union.
Mais le poids régional de la Côte d’Ivoire fait aussi que celle-ci peut servir de courroie d’entrainement pour les autres nations de l’UEMOA, par les références qu’elle apporte comme par les opportunités qu’elle offre. Le pays est ainsi à ce jour l’un des seuls de l’Union où la « transition démographique » semble esquissée alors que cette question de la population est cruciale pour l’UEMOA qui devrait dépasser les 220 millions d’habitants en 2050. Il peut aussi, dans l’Union, offrir des débouchés accrus aux productions agricoles de certains membres, augmenter les opportunités d’emplois de services qualifiés pour d’autres. Il peut encore être l’animateur de grands projets régionaux d’infrastructures.
Après une décennie de croissance généralisée en Afrique due à l’immensité des retards à combler, la période à venir devrait être marquée par une plus grande différentiation des futurs progrès selon les pays ou les régions économiques, en fonction de la qualité de leur vision à moyen terme pour l’exploitation optimale des richesses locales, et de l’intensité des réformes pour lever tous les handicaps existants. Dans cette phase, l’Afrique de l’Ouest francophone pourrait être une des zones favorisées dès lors que deux conditions sont remplies. D’abord, en Côte d’Ivoire, la consolidation des points forts du pays, d’une part, et l’élimination à marche forcée des obstacles à la libération des énergies nécessaires à un développement accessible à tous, d’autre part. Ensuite, dans l’UEMOA, une accélération et une multiplication des mesures et une mobilisation plus marquée de tous les Responsables, en vue d’une intégration forte, juste et solidaire. Alors le dynamisme de chacun profitera à tous et le bien-être de la communauté régionale pourra dépasser celle de chacun des Etats qui la composent.
Paul Derreumaux