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Banques et télécommunications en Afrique : vers l’affrontement ?

Banques et télécommunications en Afrique : vers l’affrontement ?

Démarré au Kenya il y a moins de dix ans, le « mobile banking » – paiement par téléphone mobile – a déjà révolutionné en Afrique les instruments de paiement. Une lutte pourrait s’engager à bref délai entre banques et sociétés de télécommunications pour la domination de cette partie de l’industrie financière.

Le succès du produit M’Pesa de Safaricom à Nairobi a été fulgurant. Géniale création commerciale ou produit à visée sociale, l’origine de sa création est oubliée. Dans tous les cas et malgré la modestie de chaque transaction traitée, les volumes concernés sont vite devenus gigantesques : 17 millions de kenyans, plus de 35% de la population, utilisent aujourd’hui M-Pesa et les flux annuels  gérés représenteraient plus de 35% du Produit Intérieur Brut (PIB) kenyan, soit 20 milliards de USD. Dans ce pays à la pratique financière sophistiquée, le système s’est étendu dans trois directions : chez des sociétés téléphoniques concurrentes avec des produits similaires ; chez certaines banques comme Equity Bank, qui a repris l’offensive en créant Equitel, opérateur téléphonique virtuel (MVNO) lui permettant d’offrir les mêmes services ; à travers M-Pesa lui-même qui a diversifié sa gamme de services, y compris jusqu’au crédit avec le produit M-Shwari.

Cette réussite a d’abord essaimé dans quelques pays d’Afrique de l’Est et Australe puis, à partir de fin 2008, en Afrique francophone, en particulier sous l’impulsion de la société française Orange, témoin au Kenya de la réussite de M-Pesa. L’environnement de la zone franc est fort différent de celui du Kenya : Autorités monétaires plus conservatrices, système bancaire moins développé, taux de bancarisation plus faible. Pourtant, ce retard du système bancaire va en partie faire le succès d’Orange Money, notamment dans les pays les moins favorisés. Le nouvel instrument apporte en effet à la population un accès plus facile, plus sécurisé et moins onéreux aux opérations très courantes que sont les transferts à la famille. Il permet aussi l’introduction d’autres services comme le paiement de factures et d’achats chez des commerçants, puis, plus récemment, les transferts. Initié en Côte d’Ivoire, Orange Money va particulièrement se développer au Sénégal et au Mali, grâce à la prédominance de l’opérateur. Dans ce dernier pays, Orange Money compte fin 2015, après trois ans seulement d’activité, plus de clients actifs qu’il n’existe de comptes dans tout le système bancaire, et des flux annuels d’opérations représentant plus de 10 % du PIB national. Fort de ces succès, Orange exporte l’initiative dans une bonne part de ses pays d’implantation en Afrique du Nord et Subsaharienne tandis que ses principaux concurrents déploient leurs propres solutions: Mobicash pour Etisalat/Maroc Télécom, Mobile Money pour MTN, Airtel Money pour Airtel. Le paiement par mobile entre progressivement dans les mœurs sur tout le continent et facilite l’inclusion financière.

En la plupart des pays, ce système garde cependant un handicap pour les opérateurs téléphoniques : il nécessite un accord avec une ou plusieurs banques qui gardent la responsabilité, aux yeux des Autorités monétaires, de la monnaie électronique émise et qui maintiennent en leurs livres, à leurs conditions de rémunération, sa contrepartie en numéraire. Maîtres du jeu au plan technique, les sociétés de télécommunication ne retirent pas tous les avantages financiers possibles. Grâce aux modifications de la législation bancaire, elles vont franchir une étape supplémentaire : devant les innovations, un nouveau type d’agrément est apparu, celui d’Emetteur de Monnaie Electronique (EME). Les exigences sont identiques à celles des banques pour ce qui concerne par exemple l’audit interne et la connaissance des clients (le « KYC »), mais plus modérées pour le capital minimum. Cette adaptation a été introduite dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) dès 2006 et le groupe Orange est le premier à franchir le pas. Son Plan Stratégique 2020 met en effet en bonne place à la fois le continent africain, avec un dense programme de nouvelles implantations, et les instruments de paiement, considérés comme un facteur primordial de fidélisation de la clientèle. Sa forte présence dans l’UEMOA lui permet aussi de mutualiser les coûts liés : trois EME ont donc été agréés en 2016 –Côte d’Ivoire, Mali et Sénégal – s’appuyant sur une structure commune, le CECOM, pour le contrôle des opérations de ces nouvelles filiales. D’autres groupes lui emboiteront très certainement le pas et, avec cette nouvelle organisation, les sociétés de télécommunications s’affranchissent des banques et entrent même sur leur terrain.

Dans les nouvelles perspectives qui s’annoncent ainsi, trois éléments apparaissent déterminants. Le premier est l’intérêt du « mobile banking » pour tous les groupes de télécommunications. Après des années de très forte croissance, la période récente est caractérisée par un ralentissement sensible de la progression du chiffre d’affaires et des résultats. L’atteinte de taux de pénétration désormais élevés, le repli des chiffres d’affaires moyens par abonné (l’ARPU) et le durcissement de la concurrence montrent les limites des « business models » antérieurs. Deux mouvements s’observent donc : d’abord, une concentration des acteurs qui s’accélère au profit de quelques groupes qui possèderaient alors la plus large empreinte sur tout le continent ; ensuite, une focalisation des efforts sur les activités les plus porteuses – trafic internet et « mobile banking » -. Celles-ci sont d’ailleurs facilitées par une transition qui se déploie vers la technologie 4G, plus performante, et l’apparition de smartphones à bas prix, plus accessibles au public africain.

Le second résulte des difficultés auxquelles se heurtent en ce moment la plupart des grands groupes bancaires subsahariens : freinage de l’expansion imposé par leur Banque Centrale aux banques marocaines par crainte de risque systémique ; répercussions sur les groupes du Nigéria de la crise qui frappe leur pays ; graves perturbations réglementaires pour les banques kenyanes ; accroissement général des créances en souffrance avec le ralentissement de la croissance économique ; augmentations du capital minimum exigées ou prévues dans plusieurs zones. Plutôt sur la défensive face à ces contraintes, les banques montrent aussi une faible capacité de riposte et d’innovation devant les incursions des géants des télécommunications sur le terrain des moyens de paiement. La création par Equity Bank d’un opérateur virtuel au Kenya est la principale contre-offensive menée à ce jour et son succès n’est pas assuré.

Le troisième est l’émergence de nouvelles technologies susceptibles de prendre une place dans le domaine des instruments de paiement. La plus porteuse est sans doute celle des « paiements sans contact ».Les banques et leurs partenaires des cartes de crédit y ont une longueur d’avance avec la norme « Near Field communication » (NFC) qui commence à s’installer aussi sur les téléphones mobiles, comme chez Airtel au Gabon : banques et opérateurs téléphoniques ont donc tous deux leurs chances. Certaines banques font aussi alliance à de petits acteurs sans licence téléphonique mais disposant d’une application de « mobile banking », espérant que leur réseau d’agences leur permettra d’atteindre les seuils minimaux de rentabilité. Les sociétés de transfert express gardent enfin d’importants atouts, si elles acceptent de réduire leurs coûts face aux nouveaux arrivants.

Même si le jeu reste ouvert, les opérateurs téléphoniques marquent des points. En France, le nouveau produit Orange Cash donne à Orange Money la possibilité de pénétrer le marché juteux des transferts internationaux, et l’opérateur pourrait s’intéresser à de nouveaux services. Mais les limites des périmètres de chaque camp restent floues. Les banques vont-elles se replier sur les gros paiements et les crédits, ou mener une contre-attaque fondée sur de nouvelles technologies ? Les sociétés téléphoniques vont-elles rester sur les territoires récemment conquis ou s’attaquer à d’autres marchés comme celui de la micro-finance ou du crédit, dont l’exemple de M-Schwari au Kenya montre toutes les difficultés ? Rien n’est joué, mais l’Afrique est déjà gagnante : non seulement elle n’est plus techniquement en retard, mais ses enjeux inspirent des stratégies sur d’autres continents.

Paul Derreumaux

Tribune publiée dans l’Opinion.fr le 24 Octobre 2016

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Afrique : Les opérateurs téléphoniques supplanteront-ils les banques pour les moyens de paiement ?

Afrique : Les opérateurs téléphoniques supplanteront-ils les banques pour les moyens de paiement ?

 

Touchant un nombre croissant de pays et concernant de plus en plus de compagnies de télécommunications, « le mobile banking » devient un vecteur clé de la croissance de ces dernières. Certaines d’entre elles s’apprêtent donc à franchir le pas et à demander un agrément bancaire. Les banques vont-elles perdre ainsi une partie de leurs activités de base ?

Les paiements par téléphone portable –le « mobile banking » – en Afrique sont somme toute récents. Apparu avec un succès d’abord mitigé dans quelques pays au début des années 2000, ce mode de paiement s’est surtout développé à partir de 2007 au Kenya. Avec son produit M’Pesa – M comme mobile et Pesa comme monnaie en swahili -,  l’entreprise Safaricom a en effet connu très vite un succès phénoménal. Selon des statistiques récentes, M’Pesa compterait maintenant quelque 17 millions d’abonnés – soit un kenyan sur trois – et plus de deux millions de transactions quotidiennes, celles-ci représentant en une année environ 1/10ème du Produit Intérieur Brut (PIB) national.

Cette explosion repose sur plusieurs facteurs. Le premier est bien sûr le succès extraordinaire du téléphone mobile sur le continent africain. Démarré dans la décennie 1990, il a vite permis de rattraper le retard existant en matière de lignes téléphoniques fixes. Avec des taux de couverture désormais proches de ceux des pays du Nord , il met en œuvre toutes les révolutions technologiques avec un bref décalage sur les nations les plus développées. En 2014, près de 700 millions d’Africains ont un téléphone mobile, soit plus de 60% de la population, et les licences 4G sont en train d’apparaitre dans quelques pays. Grâce à sa simplicité d’usage, à la forte baisse des coûts, à sa généralisation très rapide, le « mobile » a véritablement bouleversé le mode de vie des populations, même pour les plus bas revenus ou les habitants des zones les plus isolées. La seconde raison est celle du grand retard des systèmes bancaires pour l’élargissement de leur base de clientèles de particuliers. Leur intérêt pour ce public, en particulier dans l’espace francophone, n’a en effet commencé qu’avec l’avènement des banques privées africaines qui a suivi le cataclysme bancaire des années 1980. L’effort d’ajustement des réseaux et des produits aux besoins des particuliers s’est alors progressivement renforcé, mais le retard est tel qu’il prendra des années avant d’être résorbé. Ainsi, dans l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA), le taux de bancarisation a probablement doublé dans les dix dernières années mais ne s’élève encore qu’aux environs de 10%. La troisième raison résulte des nouvelles stratégies qui s’imposent aux groupes de télécommunications. Les taux de pénétration déjà atteints et la concurrence accrue amènent un ralentissement des taux de progression. Il faut donc chercher à fidéliser la clientèle acquise, notamment en diversifiant les services offerts comme le permettent des technologies en constante amélioration. Le paiement par téléphone mobile est donc un relais idéal de croissance en Afrique par suite des lacunes des systèmes bancaires traditionnels.

Le Kenya a été le grand précurseur en la matière et le succès de M’Pesa constitue la référence absolue. Il a été servi en particulier par la prédominance de Safaricom dans le paysage kenyan des télécommunications, par le dynamisme des banques locales et par la souplesse de la Banque Centrale. M’Pesa est un porte-monnaie électronique qui permet à la fois les échanges de cet argent virtuel entre clients et le paiement de factures aux entreprises ayant adhéré au réseau. Le système recensait en 2012 des transactions pour plus de 7 milliards de dollars par an. Ces dernières années, ce produit test a largement essaimé.

Dans le pays phare du « mobile banking » qu’est le Kenya, l’évolution a été double. Les principales banques de la place ont développé des offres permettant à leurs clients de mettre en relation aisée leur compte bancaire et leur compte M’Pesa : M’Benki pour la Kenya Commercial Bank, Hello Money pour la Barclays, Eazzy 24/7 pour Equity Bank répondent à cet objectif. Afin de maintenir son avance, Safaricom a par ailleurs noué fin 2012 un partenariat avec la Commercial Bank of Africa pour la création de M’Schwari. Ce produit offre des comptes d’épargne et des prêts, se posant ainsi de plus en plus en rival direct des services bancaires. Ces interconnexions et ces nouveautés créent une puissante émulation, qui reflète la performance du système kenyan, et apportent un progrès rapide de la bancarisation du pays.

Hors du Kenya, le mobile banking, maintenant maîtrisé par tous les plus grands groupes internationaux de télécommunications, est surtout utilisé dans les pays en développement où il se substitue aux guichets bancaires pour l’importante clientèle non bancarisée. Le pionnier Safaricom commercialise ainsi ce type de service en Tanzanie et en Afrique du Sud, mais aussi en Afghanistan et en Inde. En Afrique, où le secteur reste pour l’essentiel un club très « select » dominé par quelques « majors », l’indien Airtel, l’Emirati Etisalat, le Sud-Africain MTN, par exemple, déploient progressivement des produits analogues dans leurs nombreuses filiales. Le groupe français Orange fait partie de ces leaders. Son produit Orange Money, lancé avec prudence en décembre 2008 en Côte d’Ivoire, s’est d’abord implanté lentement, mais connait depuis les années 2010 une croissance exponentielle. Le produit est désormais présent dans 14 pays d’Afrique et du Moyen Orient où il compte 12 millions d’abonnés. Orange y annonçait un volume annuel de transactions gérées supérieur à 2 milliards d’Euros en 2013. Divers accords globaux se sont noués à partir de 2012, notamment avec Visa ou Western Union, pour élargir les possibilités d’utilisation du produit et traiter les transferts internationaux. Dans certaines implantations, le chiffre d’affaires généré par le mobile banking est la composante en plus forte expansion du chiffre d’affaires global. Forte de ces résultats, Orange multiplie les initiatives. Au Sénégal, sa filiale Sonatel a ainsi engagé en octobre dernier un partenariat avec la banque Bicis: il propose une connexion automatique possible entre le compte bancaire et celui d’Orange Money, à l’image des dispositifs offerts au Kenya. Surtout, Orange annonce son intention de demander à court terme une licence bancaire pour émettre de la monnaie électronique.

Ces licences spécifiques sont apparues dans divers pays depuis le début des années 2000 pour tenir compte des mutations technologiques de l’époque en termes de moyens de paiement. Elles ont reçu jusqu’ici peu d’applications, sans doute par suite des difficultés de mise au point d’une réglementation bien adaptée et des fortes exigences des Autorités de contrôle.. L’UMOA s’est dotée de cette réglementation en 2006 et c’est dans cette zone que le Groupe Orange prévoit de tester son projet. L’obtention de l’autorisation d’émettre de la monnaie électronique qui lui serait ainsi accordée le libèrerait de toute dépendance vis-à-vis des banques locales, moins ouvertes aux nouvelles approches qu’en Afrique de l’Est. Elle le mettrait au contraire en position de force pour négocier avec celles-ci d’éventuels accords, tels que celui d’une bonne rémunération de la monnaie scripturale qui reste associée à cette monnaie « virtuelle ». Cette expérience, menée par un acteur de tout premier plan qui bénéficie déjà d’une forte base de clientèle, devrait réussir. Elle pourrait alors modifier significativement le poids relatif des principaux moyens de paiement et des intervenants sur ce marché des moyens de paiement. Il est d’ailleurs vraisemblable que l’initiative du groupe français soit reproduite par ses concurrents, en Afrique de l’Ouest et ailleurs, ce qui génèrerait alors un nouveau bouleversement des systèmes bancaires africains.

Poussées par des contraintes de pérennisation à tout prix de leur clientèle dans une concurrence toujours plus vive, les grandes sociétés de télécommunications ont les moyens financiers nécessaires d’effectuer cette intrusion frontale dans ce qui reste pour l’essentiel une chasse gardée des banques. La partie n’est toutefois pas jouée. Les banques seraient d’abord elles-mêmes en mesure de contre-attaquer et de s’installer dans le secteur des télécommunications. Elles peuvent en effet trouver des alliés capables de combler leurs faiblesses techniques ou d’imaginer avec eux de nouvelles solutions. C’est la voie que veut emprunter au Kenya la puissante Equity Bank qui crée un opérateur virtuel en s’appuyant sur Airtel. De plus, les opérateurs de télécommunications, prompts à communiquer sur les masses d’argent qu’ils brassent et les volumes d’affaires qu’ils réalisent grâce au « mobile banking », sont plus que discrets sur la rentabilité qu’ils en tirent jusqu’ici. Celle-ci reste probablement très inférieure à celle de leurs activités classiques, voire encore négative pour la plupart des acteurs concernés. La pertinence financière du créneau est donc encore à démontrer.  L’arrivée sur de nouveaux terrains s’accompagne aussi la plupart du temps de nouveaux risques. Les opérateurs téléphoniques l’apprennent à leurs dépens : au Kenya plus de 100000 impayés sont déjà recensés avec M’Schwari, moins de deux ans après le lancement de ce produit de « mobile loan ». Enfin, il ne faut pas oublier que les moyens de paiement ne sont qu’un pan limité du champ d’action des banques : la diminution de leur place en ce domaine pourrait les amener à des actions plus vigoureuses sur d’autres aspects, comme celui du crédit, ainsi que l’attendent les populations et les entreprises.

Même si les évolutions à venir demeurent encore très ouvertes, il est certain que le « mobile banking » apporte un progrès considérable dans la panoplie des moyens de paiement disponibles  pour les populations, en particulier en Afrique subsaharienne. Il contribue à ce titre de manière exemplaire au caractère inclusif du développement du continent, qui est probablement l’enjeu majeur des trente prochaines années.   

Paul Derreumaux