Catégories
Analyse économique et sociale

Hommage à Seydou Badian Kouyate

Hommage à Seydou Badian Kouyate

 

Le Mali est en deuil. Et l’Afrique francophone sans doute également.

Seydou Badian Kouyate nous a dit au revoir dans la nuit du 28 décembre dernier, s’endormant paisiblement pour l’éternité. La douceur de son décès tranche avec le fracas de sa disparition, à Bamako comme ailleurs en Afrique.

Son départ met en effet en pleine lumière l’intensité de sa vie et de ses œuvres éclectiques. Politique avant tout, jusqu’au fond de son esprit et dans tout son être, mais aussi écrivain, poète, penseur, homme d’action, grand voyageur, conseiller de quelques chefs d’Etat africains, ne redoutant pas la polémique si celle-ci était justifiée à ses yeux, il savait utiliser tous les talents insufflés en lui.

Il fut bien sûr avant tout un des piliers du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) et, au sein de celui-ci, un de ceux qui, aux côtés du Président Modibo Keita, menèrent le pays à l’indépendance. Le Mali eut alors la chance de compter quelques hommes charismatiques, dont le souvenir plane encore sur le pays. Bien plus tard, j’ai eu la chance d’en connaitre quelques-uns. Certains sont illustres, tels Me Demba Diallo, avocat de talent et activiste de génie, clamant son « S’en fout la mort » en tête des manifestations de 1991, ou Mamadou Amadou Aw, brillant ingénieur des ponts et chaussées, analyste remarquable des situations et des hommes, à la voix si posée mais à la détermination si forte. D’autres ont fini dans l’ombre, mais dans la dignité qui semblait les caractériser. Seydou Badian, comme on l’appelle affectueusement, était en 1960 un des plus jeunes de cette troupe d’audacieux mais, du haut de ses 32 ans et fort de son enthousiasme, il se trouva vite dans les premiers rangs. Il était alors déjà un écrivain célèbre avec son premier roman « Sous l’orage », mais la passion de la politique fut plus forte que tout. Quel pouvait être en effet plus grand dessein que sortir un pays et un peuple de la colonisation ? N’était-ce pas transcrire dans la réalité le roman le plus palpitant qu’on puisse imaginer ? Lancé dans tous les combats pour cette cause, ses qualités de débatteur, d’organisateur, de théoricien, mais aussi son charisme et son goût du concret ont été des atouts précieux en ces heures cruciales de la naissance du Mali. Tout le monde retient bien sûr qu’il écrivit l’hymne national du Mali, même s’il aimait à dire lui-même que ce fut une œuvre collective. Mais sa personnalité le conduisit surtout à des responsabilités ministérielles, à l’Economie Rurale, puis au Développement. Encore son amour de la réalité des faits, eux qui ne mentent pas. Ses études universitaires de médecine à Montpellier le servirent alors sans doute pour mener avec méthode l’immensité des chantiers économiques que devait affronter la jeune République. Il fallait en effet concevoir et organiser, puis convaincre sur le terrain, ne craindre ni les nouveautés ni ceux qui s’y opposent par principe. L’alliance de ses capacités visionnaires et de son goût pour les réalisations concrètes trouvait là un moyen idéal de s’exprimer et le conduisait à donner le meilleur de lui-même au service de tous. Les obstacles dressés face à la jeune équipe étaient pourtant aussi gigantesques que leur ardeur à se battre. Les difficultés des relations avec l’ancienne puissance coloniale, la complexité des liens avec l’URSS, allié indispensable mais encombrant du nouveau régime isolé, la méfiance de la puissante classe des commerçants, délestés de leurs activités par les nouvelles entreprises étatiques, creusèrent beaucoup de chausse-trappes qui ont finalement eu raison des ambitions de développement à orientation socialiste des dirigeants de l’époque. Au moins les principaux membres de l’équipe en place restèrent-ils fidèles jusqu’au bout à leurs idéaux de l’indépendance et cette loyauté conduisit beaucoup d’entre eux dans les geôles de Moussa Traore à Kidal en 1968. Il n’avait que 40 ans.

Seydou Badian en sortit en 1975. Après s’être installé au Sénégal, il effectuera plusieurs séjours au Maroc où il eut de très bonnes relations avec le roi Mohamed V. Nul doute que son intelligence, sa capacité visionnaire, sa force d’explication ont  pu séduire un roi qui cherchait alors à faire entrer son pays dans la modernité. Mais le mal du pays était trop fort.

De retour au Mali, Seydou Badian Kouyate va continuer à alterner, ou plutôt à mêler,  l’action et la réflexion, dans son pays comme à l’étranger. A Bamako, il continue d’abord avec succès son travail d’écriture mais ses romans et ses essais restent imprégnés des thèmes qui le hantent : le rejet de la colonisation, le combat pour l’égalité. Il devient aussi peu à peu un ancien, écouté avec respect des puissants, mais surtout admiré par la jeunesse dont il partage toujours la fougue.. Lorsque des étudiants l’interrogent et lui demandent des conseils, se plaignant d’une dégradation morale du pays, il leur répond que les solutions ne peuvent venir que d’eux-mêmes et qu’ils doivent prendre leurs responsabilités. Il sait très bien ce dont  il parle. A l’étranger, ses anciennes responsabilités lui ont donné une foule de relations et ses qualités de stratège politique, de visionnaire réaliste sont intactes. Il devient donc un conseiller de premier plan de plusieurs Chefs d’Etat, notamment en Afrique Centrale. Respectée par tous, y compris par ceux qui n’épousent pas ses idées, sa personnalité séduit autant qu’elle dérange : peu lui importe, son objectif n’est pas de plaire, mais de convaincre et de faire progresser l’Afrique. Jusqu’à ces tout derniers temps, il aura ainsi ce rôle de « lanceur d’idées » que si peu de gens ont la capacité de tenir.

Homme public aussi prestigieux qu’il était discret, voire secret, Seydou Badian était aussi un homme privé particulièrement attachant. Accueillant, souriant, toujours ouvert aux débats amicaux où sa culture et son expérience stimulaient les échanges, tous ses visiteurs se sentaient rehaussés par l’intérêt qu’il savait leur porter. En sa villa modeste dans le quartier de l’Hippodrome, il goûte profondément sa vie de famille avec son épouse Henriette et leurs fils. Ses voyages sont si nombreux, ses occupations si multiples : son obsession est d’utiliser au mieux ce temps qui lui est si rare. Il aura la chance de fêter ses soixante ans de mariage avec Henriette avant que celle-ci s’éteigne. Depuis, une part de lui-même semblait être ailleurs, déjà près d’elle. Il l’a rejointe deux ans jour pour jour après son départ. Il est des choses étranges que la raison ne peut saisir mais qui ne peuvent être le fait du hasard.

Paul Derreumaux

Article publié le 11/02/2019

Catégories
Analyse économique et sociale

MALI 2018 : incertitude et inquiétude

MALI 2018 : incertitude et inquiétude

 

La population malienne avait attendu avec impatience l’élection présidentielle de juillet/août 2013, qui mettait fin à une année calamiteuse marquée par le coup d’Etat fantaisiste mais destructeur de mars 2012, et par une tentative d’invasion terroriste/islamiste de l’ensemble du pays, en janvier 2013, arrêtée in extrémis par la France. Cette élection exprimait l’espoir généralisé d’un retour de la normalité constitutionnelle,  d’une paix retrouvée sur tout le territoire et d’une reprise du développement économique.

Plusieurs conditions semblaient en effet réunies pour que cette étape soit l’aube d’une période de renouveau pour le pays. D’abord le maintien d’une forte présence militaire de la France et des Nations Unies, respectivement grâce aux forces Serval puis Barkhane et à la Minusma, écartait pour un temps la menace terroriste et donnait un délai aux nouvelles Autorités pour reconstituer une armée malienne plus solide et une Administration couvrant tout le pays. Ensuite, une aide internationale massive de plus de 3 milliards de USD avait été annoncée dès mai 2012 : elle devait permettre notamment la réparation des dégâts causés par l’invasion islamo-terroriste du Nord du pays, la réalisation d’importants investissements d’infrastructures, notamment dans les régions les plus défavorisées, et la mise en œuvre de projets productifs de proximité propres à favoriser l’activité et la vie sociale dans les zones rurales. Enfin, tous les candidats étaient quasiment au diapason sur les objectifs essentiels à atteindre : réconciliation nationale, recomposition de l’armée, reconstruction de l’administration, lutte contre la corruption et fin de l’impunité de celle-ci, retour à une croissance économique soutenue et durable.

Grâce à cet environnement positif par rapport à la période chahutée qu’avait traversée le Mali depuis 2012, l’enthousiasme de la population tranchait avec les craintes des partenaires internationaux jugeant le scrutin du 28 juillet 2013 prématuré. Celui-ci s’était finalement passé dans le calme et sans contestation significative des résultats des deux tours, le candidat battu au second tour ayant rapidement salué la victoire de son concurrent.

Cinq ans après ces évènements, la situation semble bien différente.

D’abord, beaucoup d’attentes ont été déçues. Certes, les défis étaient redoutables et sans doute souvent sous-estimés. De plus, les réalisations des Autorités en place, notamment en matière d’infrastructures ou d’encouragement des acteurs économiques privés par exemple, ont souffert d’un déficit marqué de politique de communication et d’explication, qui a pénalisé l’appréciation des efforts consentis. Malgré tout, un examen objectif des changements apportés par rapport à la situation de 2013 montre la faiblesse des améliorations effectives.

Au plan de la paix et de la sécurité, la signature au forceps des accords d’Alger en 2015 n’a pas encore produit tous ses effets, tant pour la lutte contre les groupes armés du Nord que pour l’installation des structures de transition, le désarmement des combattants ou la réduction des risques terroristes. De plus, de nouveaux groupes de rébellion se sont développés dans le Centre du pays, s’en prenant par des attaques et des attentats à la population, la MINUSMA et l’armée, et propageant l’insécurité jusque dans la région de Ségou.

Les financements internationaux annoncés correspondaient en partie à des programmes déjà décidés et n’ont donc pas tous constitué un supplément exceptionnel de ressources. Surtout, la mobilisation de ces financements n’a pu être réalisée que partiellement et souvent tardivement faute de préparation insuffisante des projets.

Les taux très honorables de la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) s’appuient surtout sur quelques secteurs clés de l’économie – coton, or, télécommunications, banques – et sur une agriculture vivrière qui suit la progression de la population. Cependant, les transformations espérées pour une embellie des secteurs agro-alimentaire et industriel, la renaissance du tourisme ou l’essor d’activités liées aux nouvelles technologies n’ont pu encore être concrétisées. En outre, les fruits de cette performance du PIB n’ont pas bénéficié au plus grand nombre en raison de la large prédominance du secteur informel et des faiblesses de la politique de redistribution. L’effectif réduit des salariés du secteur moderne ne favorise pas l’essor d’une classe moyenne. Le pourcentage de population ayant accès à l’électricité reste toujours très minoritaire et, joint aux difficultés de la société Energie du Mali, accroit le sentiment  de « sur-place » social. La fracture entre la capitale, où les équipements publics essaient de suivre l’accroissement rapide de ses habitants, et le reste du pays, manquant cruellement d’activités, de services régaliens et d’infrastructures de toutes sortes, continue à se creuser.

A ces insuffisances objectives se sont ajoutées de nombreuses critiques, formulées à la fois à l’intérieur comme à l’extérieur du Mali sur une nouvelle montée en puissance de la corruption et du népotisme. L’administration et la classe politique, déjà mal perçues sur ce plan depuis longtemps dans le pays, ont encore perdu de leur crédibilité sur ces cinq ans.

Le premier tour de l’élection présidentielle 2018 est donc intervenu le 29 juillet dans un climat nettement moins serein qu’en 2013, pour au moins trois raisons.

Tous les candidats sans exception et leurs partis, plus ou moins structurés, ont eu d’abord plus de temps pour fourbir leurs armes, préparer leur campagne, construire leurs alliances et croire à la victoire. La volonté a donc été plus forte pour les « outsiders » de combattre tout ce qui pouvait nuire à l’égalité des chances et au bon fonctionnement du jeu démocratique, de rechercher les éventuelles anomalies appliquées par les favoris, et notamment le Président sortant. Quelques manifestations tendues ont eu lieu avant le scrutin. Les accusations de fraude se sont multipliées, à propos des cartes d’électeurs, des conditions du vote ou des possibilités de surveillance de celui-ci par chaque parti. Les tentatives d’appui sur les dignitaires religieux, voire de récupération de ceux-ci, ont été nombreuses.

Parmi les 24 personnes retenues par la Cour Constitutionnelle, on note, à côté de candidats présents de longue date dans le jeu politique malien, des personnalités nouvelles, qui concourent pour la première fois à la magistrature suprême même si certains ont déjà occupé des postes de responsabilité publique. Même si la crédibilité de certains est incertaine, d’autres apportent une vision plus moderne dans cette élection, s’attachant davantage à bâtir un programme ou à accepter des alliances, et préparant ainsi l’avenir. Il est probable que ce « sang neuf » augure de nouvelles tendances pour les prochaines joutes présidentielles.

L’environnement sécuritaire dégradé a conduit à divers incidents, parfois graves, qui ont empêché le fonctionnement de quelques 700 bureaux dans le Centre et le Nord du pays, et ont encore alimenté les suspicions et favorisé les contestations.

Après 4 jours d’attente, les résultats du premier tour réduisent l’incertitude mais peut-être pas l’inquiétude. D’abord, le taux de participation est redescendu à 43% du corps électoral, soit quatre points de moins qu’en 2013. Contrairement au sentiment général qui semblait prévaloir, cette élection pourtant souvent jugée capitale n’a pas mobilisé un pourcentage d’électeurs plus élevé qu’à l’ordinaire : il est peu probable que la population fasse mieux au second tour. Par ailleurs, derrière les deux finalistes retenus, qui s’étaient déjà affrontés en 2013, les résultats montrent une très grande dispersion des résultats. Aucun des candidats éliminés n’est capable de faire pencher seul la balance d’un côté ou de l’autre. En revanche, le respect ou non des déclarations préalables au premier tour sera décisif pour le résultat final : l’unanimisme initialement affiché contre le Président sortant sera-t-il ou non maintenu au terme des négociations de la semaine qui s’engage? Enfin, des menaces réelles pèsent sur le boycott par tout ou partie de l’opposition du second « round » de l’élection : les accusations de fraude, le nombre exceptionnellement élevé des bulletins nuls, le refus des Autorités de donner les résultats par bureau comme demandé par les observateurs internationaux pourraient conduire à la concrétisation de ce risque, jamais observé jusqu’ici au Mali. Une telle situation réduirait la légitimité du futur Président et renforcerait les craintes de contestations futures à un moment où l’unité nationale est plus que jamais nécessaire face à tous les challenges. Le rôle des « arbitres » -Cour Constitutionnelle et observateurs internationaux- sera donc essentiel pour éviter toute ambiguïté.

A une semaine du jour du jour décisif, le Président qui va être élu, quel qu’il soit et contrairement à 2013, n’obtiendra donc un blanc-seing ni d’un électorat divisé ni d’une population méfiante et relativement absente de la bataille électorale ni d’une communauté internationale de plus en plus impatiente. Son action va être scrutée par tous et sous tous ses aspects, et les insuffisances et retards seront de moins en moins tolérés. . Il devra agir vite et dans les bonnes directions pour donner des gages concrets de ses compétences et de celles de son équipe Ses qualités de rassembleur, sa détermination et son exemplarité seront décisives pour qu’il puisse bien représenter le peuple malien tout entier et être accepté par lui. Il devra obligatoirement mener les politiques difficiles qu’exige la situation décrite ci-avant, même si elles sont déplaisantes pour certains, en montrant qu’elles apportent rapidement des résultats bénéfiques pour tous. C’est à ces conditions seulement que les électeurs pourront se dire qu’ils ont fait le bon choix.

Paul Derreumaux

Article publié le 07/08/2018

 

Catégories
Analyse économique et sociale

Lettre ouverte aux candidats à l’élection présidentielle au Mali

Lettre ouverte aux candidats à l’élection présidentielle au Mali

 

Mesdames ( j’espère ) et Messieurs les candidats et futurs candidats à l’élection présidentielle,

Permettez-moi, avec tout le respect du aux très hautes fonctions auxquelles vous prétendrez cette année, de vous adresser cette brève missive. Bien que seulement citoyen malien d’adoption, je m’autorise cette démarche audacieuse en raison de mon âge et des actes que j’ai eu l’honneur de poser dans ce pays depuis 35 ans.

Tout le monde s’accorde à dire que nous sommes au cœur d’une crise multiforme et d’une rare ampleur. Peut-être, sans doute même, avait-on sous-estimé en 2013 l’ampleur des défis comme celle des difficultés, et des excuses peuvent être trouvées à certains échecs ou retards, dès lors toutefois que nous sommes maintenant sur la bonne route. Je vous laisserai le soin d’en discuter, si possible publiquement et « à la loyale » dans quelques beaux débats. Le Mali n’est-il pas réputé pour ses joutes orales ?

J’aimerais seulement ici vous dire comment j’imagine le futur Président qui serait capable de construire en cinq ans les fondations d’un Mali dont chaque Malienne et chaque Malien sera fier parce qu’il les protégera et les respectera tous, où qu’ils se trouvent, quelle que soit leur origine, quelle que soit leur situation sociale.

Ce Président espéré est nécessairement d’abord un visionnaire, ayant une idée claire de ce que peut devenir notre pays dans les dix ou vingt années. Il le connait dans ses plaines, ses fleuves et ses déserts, dans ses villes et ses campagnes, dans les heurs et les malheurs de son peuple, dans les zones de lumière et d’ombre de ses concitoyens. Dans le monde interconnecté où nous sommes plongés, même dans notre région enclavée, il sait aussi analyser les grands changements géopolitiques, économiques et sociaux qui traversent la planète et qui influenceront le destin du Mali, dans un sens positif ou négatif. Il est capable de sonder le cœur et le véritable intérêt de ses collègues pour trouver de bons alliés et partenaires. Il s’inspire sans cesse des plus belles innovations et réalisations qu’il a la chance de connaitre par ses voyages dans le monde, pour les faire vivre au plus vite dans son pays, en les adaptant à celui-ci. A lui incombe la très lourde responsabilité des choix qui engageront le Mali pour les décennies à venir : Regarder vers l’Ouest, vers le Nord, vers l’Est pour ses relations internationales ? Faire plutôt cavalier seul ou miser avant tout sur la construction régionale ? Prioriser vraiment l’agriculture, pour que le Mali retrouve son rôle de grenier d’Afrique de l’Ouest, ou mettre l’accent sur les services et le « trading », en s’appuyant sur le génie national du commerce et notre position géographique ? Ou les deux à la fois ? Accepter que la religion régente tout ou mettre des limites à son pouvoir ? Préférer le  secteur privé ou l’action étatique pour le développement économique ? Vous le devinez, notre Président aura besoin que ses propres connaissances soient épaulées par une équipe pluridisciplinaire, elle-même éminente mais disciplinée, qu’il sera capable d’animer et de maîtriser. Son succès sera collectif.

Une vision à long terme, même pertinente, ne suffit pas si elle n’est accompagnée des actions et programmes qui permettent de l’imprimer dans la réalité, et d’une farouche volonté de réaliser les changements nécessaires. Le Président souhaité a donc également une vocation de stratège et d’homme d’action. Il est bien sûr appelé à construire, avec rapidité mais aussi cohérence et transparence, les infrastructures, les logements sociaux, les écoles, les hôpitaux qui manquent cruellement. En la matière, il a le souci du respect des délais et de l’utilisation rapide et pertinente des deniers publics. Il lui faut aussi accélérer la reconstruction d’une armée malienne unie, vaillante, mobilisée, servant la nation même au péril de sa vie. Mais ce rôle de bâtisseur concerne surtout les mentalités. A ce titre, il a conscience que l’éducation et la formation sont largement à repenser pour qu’elles satisfassent à la fois les aspirations de la jeunesse et les exigences de l’économie. Il sait relier à la vision globale retenue chaque action conduite, pour que tous comprennent les étapes suivies et gardent la patience nécessaire. Il a une conscience forte de l’urgence où nous sommes dans tous les domaines, et surtout ceux qui semblent négligés comme la maîtrise nécessaire de la croissance démographique et le caractère inéluctable et proche du changement climatique. Il a le talent pour trouver un juste équilibre entre les mutations économiques, qui placeront le Mali sur une nouvelle trajectoire, et les réformes sociales, qui amélioreront le bien-être de chacun.

Le Président dont je rêve a bien sûr d’autres qualités. Son autorité naturelle n’a d’égale que son humilité, comme celles d’un Mandela. Sa combativité est en tous points celle d’un Ho Chi Min. Sa vertu et son sens du devoir sont ceux d’un Périclès. Il ne parle guère de lutte contre la corruption puisque chacun sait que celle-ci lui est étrangère et qu’il la détruira partout où il la verra apparaitre. Il a la vigueur de Soundiata Keita pour lutter contre les ennemis du pays et du peuple et la tendresse d’un père pour tous ceux qu’il voit souffrir injustement. Il a l’abnégation d’un héros qui oubliera dès son élection sa propre personne pour consacrer pendant cinq ans toute sa vie au Mali.

Portrait utopique d’un Président virtuel, me direz-vous ?  C’est que l’impatience et l’exigence de chacun de nous ont grandi avec le temps qui s’enfuit.  Cinq ans représentent au Mali près de 10% de la vie des plus démunis. A ce prix, chacun souhaite maintenant conjuguer l’espoir au futur proche, et non à un conditionnel lointain.

Pour beaucoup, la marque du futur Président sera bien sûr d’abord celle de la paix et de la sécurité dans le Mali tout entier. Les cris des soldats qui meurent, qu’ils soient maliens ou étrangers, les pleurs des familles endeuillées des victimes innocentes ont à disparaitre. Chacun doit pouvoir redécouvrir sans crainte les merveilles du Mali, de la majestueuse entrée dans la cité des Balanzan aux mausolées de Tombouctou en passant par les falaises rocailleuses de  Bandiagara. Mais son empreinte s’étendra à d’autres aspects s’il veut être à la hauteur du moment. Il saura redonner confiance à la jeunesse et faire en sorte que des études au Mali ne soient plus systématiquement un handicap dans la recherche d’un métier au pays. Il apportera toute l’aide possible aux entreprises qui créent des emplois, si possible qualifiés, mais dans tous les cas décents, durables et honnêtement payés, et fera de ses promesses en matière de création de postes un engagement sur son propre honneur. Il  montrera, par ses décisions,  que le travail est la plus grande valeur, celle qui apporte à chacun dignité et confiance en soi, mais aussi celle qui sert le mieux le pays, et est donc la seule à mériter récompenses et honneurs. Il aura à coeur de maîtriser les inégalités afin que les plus déshérités aient toujours une seconde chance, au moins pour leurs enfants, et que les privilégiés connaissent les limites à ne pas dépasser Il veillera à ce que le Mali ne se fracture pas entre une capitale dont la concentration de pauvreté et l’étouffement finissent par plus que compenser ses créations de richesse, et le reste du pays enfoncé dans un cercle vicieux d’absence de perspective et de dénuement économique et humain.

A voir la liste des candidats, qui devrait encore s’étendre, j’admire l’intrépidité de ceux qui sont prêts à se présenter à nos suffrages. Il est vrai que le Mali a compté de grands hommes et s’est forgé dans le passé un destin admiré de tous. Puissent donc ces ancêtres exceptionnels inspirer chacun de vous. Que leur exemple vous donne l’imagination, la force, la ténacité, le don de soi pour construire le futur du Mali à la hauteur du monde de demain.

Respectueusement.

Paul Derreumaux

Article publié le 06/04/2018

 

Catégories
Analyse économique et sociale

Jour de fête à Djiguiya-Bon

Jour de fête à Djiguiya-Bon

 

Ce samedi de fin février à Bamako, la grande cour de la maison de Djiguiya-Bon s’est animée tôt le matin. Les petites pensionnaires se sont affairées pour que leurs lits soient bien faits et que leurs bâtiments brillent de propreté. Leur travail achevé, elles sont maintenant assises derrière leur Directrice Mariame Sidibe-Togo, attendant sagement leurs invités. Chacune arbore fièrement un t-shirt marqué à l’effigie du centre. C’est en effet jour de fête. L’Association Dambé, amie de longue date de Djiguiya-Bon, apporte aujourd’hui à celle-ci les nourritures de base  qui seront nécessaires pour toute une année.

En ce milieu de matinée, le soleil caresse déjà avec vigueur le Centre et ses occupants. Une légère brise peine à adoucir la température. Au milieu de la cour, le drapeau malien flotte mollement, donnant à l’espace qui l’entoure un air de caserne. Les arbustes des massifs sont poussifs, mais résistent à la sécheresse et à la poussière. Par ci, par là, quelques objets de détente : un panier de basket, un vélo, des cartes à jouer. On sent bien que l’atmosphère est moins au jeu qu’au travail et à la discipline. C’est que la vie n’est pas si facile à la « Maison de l’Espoir » que signifie « Djiguiya-Bon ». Depuis que Ruth Hoffer, allemande visionnaire et tenace, a conçu et lancé le Centre en 2004, celui-ci a traversé des tempêtes qui ont parfois faillé l’emporter, essentiellement pour des raisons financières. Ruth a toujours tenu bon, mobilisant ses amis, imaginant des solutions nouvelles, faisant des miracles avec des « bouts de ficelle », apportant à ses protégées, des jeunes filles âgées de 4 à 18 ans, la sérénité que seule une mère peut donner. Partie du Mali, elle a continué à veiller de loin sur sa « maison » et celles qui y vivaient, tant que les forces lui restaient. Elle n’est plus de notre monde aujourd’hui, mais chacun se souvient, comme on parle des ainés disparus avec tendresse et humilité dans une famille. Seul un petit panneau de bois, cloué au mur d’un des bâtiments, rappelle discrètement son rôle, comme une vigie. Mariame a donc pris le relais, prolongeant la même présence bienveillante mais aussi la même fermeté, apportant sa touche personnelle grâce à sa connaissance du milieu.

En 2013, la menace fut sérieuse : les vivres touchaient à leur fin et la peur s’était installée. Malgré ses quelque dix ans d’existence et ses quelque soixante orphelines qu’elle héberge en permanence, Djiguiya-Bon n’est en effet pas encore sur les radars de ceux qui peuvent changer les choses. L’Etat l’ignore, absorbé par ses contraintes de fonctionnement et les priorités qu’il choisit. Les grands donateurs ont trop à faire en raison de la gravité de la misère ambiante mais aussi de leur intérêt marqué pour des études qui rapportent gros aux consultants. Une fois de plus cependant, le miracle s’était produit et, par chance, les bienfaiteurs alors apparus sont devenus des compagnons de route de Djiguiya-Bon et ont donné quelque quiétude à sa Directrice. Pas de quoi se reposer pourtant, non, plutôt relever de nouveaux défis toujours menaçants. L’un des derniers en date a été de prendre en charge une petite fille de 13 ans promise par sa famille à un mariage précoce dans une ville du centre du Mali. Informé, son instituteur l’a littéralement « exfiltrée » alors que, malgré la loi en vigueur, les préparatifs s’achevaient déjà. Connaissant le centre de réputation, il lui a confié l’enfant. Malgré son jeune âge, Fanta (le prénom a été changé) porte déjà sur son visage les traces de cet épisode douloureux. Elle sourit peu, son regard se perd dans le vague comme si elle était encore ailleurs, sous le poids d’une menace invisible. Pourtant, elle va mieux et se fond plus souvent dans le groupe des jeunes filles de son âge, peut-être parce qu’elle s’y sent plus protégée, peut-être tout simplement parce que la vie et l’espoir sont plus forts que le malheur, surtout chez les enfants. « Personne ne pourra plus nous la reprendre »  coupe Mariame pour mettre fin à cette conversation qui lui rappelle de mauvais souvenirs.

Dans la cour, tout en restant sagement assises, les petites demoiselles s’animent devant l’attente qui se prolonge. Malgré leur jeune âge, leur caractère s’affiche déjà au vu de leurs attitudes et de leurs jeux. Il y a les rieuses, les songeuses, les joueuses, les solitaires, les bruyantes, les moqueuses, les élégantes, les timides, les bavardes, les audacieuses, celles qui ne tiennent pas en place, les peureuses. Toutes, pourtant, ont en commun une certaine sérénité et une grande joie de vivre. Nous profitons de l’attente des marchandises attendues pour prendre quelques nouvelles des anciennes pensionnaires et de la vie de Djiguiya-Bon. Les « petites ladies » grandissent en effet et tachent de prendre leur envol, mais le cercle reste  encore suffisamment restreint pour que personne ne soit perdu de vue. Depuis longtemps, le centre a réussi à mener au bout de leurs études la plupart de ses pensionnaires, mais les filières choisies étaient souvent manuelles : couture, coiffure, cuisine,.. Ces deux dernières années, Djiguiya-Bon a fait plus fort et compte maintenant avec fierté ses premières bachelières : quatre en 2015, trois en 2016. Sept seront candidates en 2018. Elles poursuivent maintenant des études supérieures : presque toutes ont choisi de préparer une carrière d’enseignante en lettres ; l’une est mordue de journalisme et s’accroche vaillamment à cette idée, dévorant les livres des grands auteurs que le amis du Centre lui procurent à sa demande ; l’une des plus jeunes, toujours animée et souriante, est férue de télécommunications et prépare un Brevet de Technicien Supérieur., et mieux si possibilités. Toutes ont dû sortir de leur cocon de Djiguiya Bon, trouver un logement à l’extérieur et se débrouiller comme elles le pouvaient. Elles découvrent ainsi les conditions dans lesquelles se débattent, au Mali comme dans beaucoup de pays africains, les universités : les grèves à répétition, l’insécurité et les vols dans les logements d’étudiants, les polycopiés que vendent les professeurs, les retards dans les cours, le non-paiement des bourses, l’absence de documents de travail. Les bonnes fées qui veillent sur Djiguiya-Bon ont procuré à chacune téléphone mobile et ordinateur : un minimum pour poursuivre ces études dans des conditions acceptables. Beaucoup de celles qui ont choisi des filières professionnelles sont déjà dans la vie active et se débrouillent comme elles le peuvent, souvent en se regroupant. Elles ont rarement coupé le cordon ombilical avec le Centre et leurs cadettes comme le montre la visité de Assitan, ancienne pensionnaire devenue couturière mais aussi formatrice dans le Centre : elle vient ce jour en visite avec ses deux petites filles, vêtues et coiffées comme deux princesses. Ainsi se perpétue et s’agrandit la famille de Djiguiya-Bon.

Le Centre est d’ailleurs toujours au plein de ses capacités ; voire au-delà. Mariame Sidibe raconte que leur capacité de 66 personnes est en ce moment dépassée et qu’ils hébergent à ce jour 71 petites. Ils ont en effet accueilli 8 fillettes de 4 à 14 ans, dont les pères respectifs étaient des militaires récemment morts au combat. Pour beaucoup de ces épouses, souvent jeunes, ce drame familial entraine le retour en province, dans leur famille ou une famille d’accueil, et la misère presque garantie. Mariame n’a pas hésité longtemps : à la demande des mamans en détresse, elle a récupéré les fillettes qui semblaient dans la situation la plus difficile et les a intégrées au Centre : on se serre un peu plus, les plus jeunes dorment à deux dans le même lit, mais l’équipage tient bon. Mama (c’est son surnom) est la cadette de ce nouveau contingent. Haute comme trois pommes, ne tenant pas en place, elle ne peut passer inaperçue. Le visage rond, les grands yeux en mouvement, coiffée d’un foulard aux couleurs passées lui donnant l’air d’une pieuse Hadja, elle va de l’un à l’autre en bavardant sans cesse. Sans s’effaroucher, elle me raconte une histoire que je ne comprends pas mais qui a l’air d’être passionnante. Puis, jugeant sans doute vexant mon silence prolongé, elle repart prestement et va s’assoir au premier rang, les bras croisés, sûre d’être à sa place..

Comme s’ils n’attendaient qu’elle, les livreurs arrivent et commencent à étaler les sacs de riz, de sucre, de poudre de lait qui vont alimenter le Centre pour toute l‘année. Les fillettes s’animent un peu puis viennent s’attrouper autour des sacs de marchandise. Pas de grands discours ni de cérémonial car nous sommes en famille. Seulement quelques photos souvenirs pour garder des traces de ce bon moment. Au vu des regards envieux des badauds qui s’agglutinent à l’entrée, une évidence s’impose : grâce à la discipline collective, le quotidien est finalement mieux assuré pour les pensionnaires que pour les groupes les plus défavorisés de ce quartier de Bamako et les fillettes sont mieux protégées que les nombreux enfants de la rue qui jouent sans s’amuser.

Débarrassée du souci de l’approvisionnement pour « ses » filles pour une bonne période, Mariam Sidibe se remet à penser tout haut à ses autres préoccupations moins immédiates. L’effectif qu’elle a accepté pose au Centre un problème de place disponible .Elle rêve d’ajouter un étage à l’un des bâtiments qui encadrent la cour, mais elle doit d’abord recenser toutes les conséquences financières avant d’aller à la recherche de nouvelles aides financières. Beaucoup de travail et de soucis supplémentaires en perspective mais le spectacle des jeunes filles heureuses balaye ses hésitations.

Bien sûr, au Mali ou ailleurs, il existe beaucoup de centres comme Djiguiya-Bon. Dans les pays en développement en particulier, le rôle de ces « maisons de solidarité » grandit sous des formes variées : orphelinats, pouponnières, centres pour handicapés, encadrement d’enfants de la rue, .. Grâce à elles, misère et détresse humaine reculent un peu, au moins pour quelque temps, pour ceux qui ont la chance d’être pris en charge. Face à ces initiatives privées, locales ou étrangères, les Etats sont écrasés par l’immensité de leurs charges, mais aussi englués dans leurs inerties, leur fréquente inefficacité et le manque d’intérêt réel de beaucoup de leurs représentants. Or les besoins croissent sans cesse sous l’effet de la poussée démographique, de l’exode rural, de l’urbanisation sauvage et de la multiplication des inégalités. Ces actions privées,  incroyables par leur générosité et leur courage, sont donc de plus en plus indispensables, mais ne peuvent être encouragées par la kleptocratie ou les abus de certains dirigeants. Les Etats doivent donc se corriger d’urgence pour que l’ « inclusion » ne soit pas un slogan sans consistance, mais un véritable mot d’ordre, et que les nombreux Djiguiya-Bon se sentent moins seuls.

Paul Derreumaux