Le pétrole broie du noir
Depuis mars 2020, le marché du pétrole a ajouté une crise spécifique à la secousse économique qui frappe le monde depuis janvier 2010 avec l’épidémie de Covid-19.
Trois facteurs concomitants expliquent le désordre ambiant. D’abord la baisse drastique de la demande, provoquée par l’arrêt quasi-total des transports aériens de personnes et la forte diminution d’activité de nombreux secteurs, issue des politiques de confinement. En second lieu, la mésentente entre deux des principaux producteurs -Arabie Saoudite et Russie – pour une réduction globale de l’offre de pétrole en vue du maintien de prix de marché moins sinistrés : ce désaccord s’est traduit au contraire par une offre élevée qui a alimenté un recul supplémentaire des cours internationaux. Enfin, une forte saturation des capacités de stockage du pétrole aux Etats-Unis et dans le monde entier, qui fait exploser les coûts correspondants, et pousse les producteurs les moins solides à vendre à n’importe quel prix.
Alors que les cours mondiaux de l’or noir évoluaient autour d’une moyenne de 60 USD pour le « Brent », principale référence européenne, au début de l’année, ceux-ci ont « dévissé » vers un cours de 30 puis un minimum de 20 USD à partir de la mi-mars 2020 au fur et à mesure que la pandémie s’étendait de l’Asie à l’Europe puis en Amérique du Nord, et que les grands producteurs pétroliers échouaient à trouver un accord crédible d’ajustement de l’offre à la demande. L’autre grande référence internationale, le « West Texas Intermédiate » ou WTI qui correspond à la production américaine, a connu des perturbations encore plus graves. Les modalités particulières de vente de cette catégorie – des contrats de vente à terme qui doivent être impérativement dénoués à l’échéance – poussent les producteurs et détenteurs de contrat à vendre d’autant plus rapidement que les possibilités de stockage sont désormais saturées au niveau mondial, et surtout américain, et que ce stockage coûte donc de plus en plus cher. Ceci explique que les valeurs correspondantes du WTI aient chuté encore plus rapidement et de façon plus erratique, arrivant parfois à des niveaux négatifs quand la charge financière du stockage et l’incertitude du marché à court terme dépassaient le sacrifice d’une vente à prix négatif mais connu.
Le déséquilibre entre offre et demande et ses effets pervers, amplifiés par les variations de la valeur internationale du dollar, ne datent pas du début de l’année. L’euphorie de cours supérieurs en moyenne à 100 USD de 2011 à septembre 2014 a coïncidé à une période fertile en découvertes de la part des compagnies pétrolières. Elle a aussi vu le début de l’exploitation intensive des gaz de schiste en Amérique du Nord, amenant sur le marché une production supplémentaire importante, qui a d’ailleurs placé les Etats-Unis au premier rang des producteurs mondiaux. Enfin, les améliorations techniques constantes ont permis des forages dans des zones offshore et onshore auparavant inatteignables. Face à cette progression multiforme, la demande a évolué moins rapidement, freinée à la fois par la modestie de la croissance des pays européens, par les innovations techniques de réduction de consommation et par la montée en puissance régulière des énergies non renouvelables. A partir de fin 2014, les cours connaissent donc une période « creuse » -avec une moyenne proche de 50 USD – qui se prolonge jusqu’au dernier trimestre 2017. Après cette date et malgré quelques soubresauts, les prix ont pu être maintenus pour le Brent au-dessus de 60 USD le baril jusqu’en janvier 2020, avec des pointes à 80 USD, grâce à la relative discipline imposée par le cartel de l’OPEP sur les marchés et une gestion efficiente des disponibilités de stockage. Les tarifs de la référence WTI ont globalement suivi cette tendance, parfois avec une décote.
Cet équilibre, souvent fragile, a été une nouvelle fois rompu en mars 2020 sous l’effet de la conjonction des trois facteurs déjà cités. Après un mois de volatilité extrême et de panique sur les marchés, un certain calme semble être revenu. Les cours du Brent ont oscillé depuis début mai entre 25 et 30 dollars le baril. Mais ce calme laisse pendants de nombreux problèmes et pourrait être de courte durée.
A court terme, la tendance devrait être haussière avec le redémarrage de beaucoup d’économies à partir de ce mois de mai, qui va « booster » la demande. L’importance des stocks, la progressivité générale des remises en route et les difficultés d’accord entre producteurs devraient cependant rendre cette croissance modérée au moins jusqu’en juin prochain et un baril entre 35 et 40 USD à cette date est une hypothèse plausible. Elle entrainerait pourtant beaucoup d’insatisfactions. Aux Etats-Unis, de nombreuses exploitations de gaz de schiste ne sont pas rentables à ce prix de vente. Ceci pourrait donc entrainer des faillites en cascades, de lourds contentieux bancaires et des pertes d’emplois, mal venus en cette période : les prochaines échéances électorales américaines pourraient en conséquence pousser les Autorités de ce pays à perturber cette évolution logique. Du côté des pays producteurs, ce prix d’équilibre resterait nettement inférieur à celui qui avait été adopté pour les budgets prévisionnels des Etats pour 2020, souvent supérieur à 50 USD. Dans les économies peu diversifiées d’Afrique, il en résulterait pour les principaux exportateurs de pétrole un Produit Intérieur Brut en repli, des gaps budgétaires considérables et une pression à la baisse sur les monnaies. Le Nigéria, puissance majeure du continent, mais aussi l’Algérie, l’Angola, et quelques autres seront dans une situation très difficile. En Afrique Centrale Francophone, l’impact sur les Etats pétroliers de la zone -Congo, Gabon, Tchad, Guinée Equatoriale en particulier – pourrait même conduire à s’interroger sur une remise en question de cette partie de la zone franc. Les bonnes perspectives économiques du Sénégal, voire du Niger, fondées sur les apports attendus des récentes découvertes pétrolières, seraient retardées ou partiellement compromises. Seuls les pays majoritairement consommateurs trouveraient dans une hausse ainsi modérée un atout pour réduire les couts de production de grands secteurs d’activité durement frappés par la crise, tels le transport aérien ou les industries.
A moyen terme, les interrogations sont encore plus nombreuses. Avant la crise sanitaire, un des objectifs mondiaux, porté par les grandes réunions internationales sur le dérèglement climatique, était celui du ralentissement souhaitable de la part des énergies fossiles dans le mix-énergétique mondial. Les contraintes et ambitions environnementales ne pourront sortir que renforcées de la pandémie du Covid-19 et vont favoriser la priorité donnée aux énergies renouvelables et aux réductions de consommation. Les exigences posées par le gouvernement français pour le prêt de 7 milliards d’EUR accordé à Air France le confirment. Mais les obstacles restent sévères. La baisse actuelle des prix du brut ne favorise pas la mutation vers d’autres sources d’énergie. Malgré les améliorations de compétitivité réalisées ces dernières années, les énergies solaires ou éoliennes demeurent chères et leur intérêt financier s’est donc même dégradé depuis mars dernier. Les principaux producteurs de pétrole – Arabie Saoudite, Etats-Unis, Russie, Qatar, .. – disposent d’atouts considérables, dans le cadre de grands équilibres géostratégiques ou économiques, pour maintenir le poids du pétrole dans les sources d’énergie mais aussi la cherté de l’or noir Enfin, la vigueur de la reprise économique après la tétanisation du deuxième trimestre 2020 sera aussi un élément déterminant de la vitesse et de la force de reprise de la demande. Pour nombre d’institutions internationales, le « trou d’air » de la croissance économique globale en 2020 pourrait donner lieu en 2021 à un rattrapage dont l’ampleur conduirait à effacer la « parenthèse » de cette année. Même si une franche reprise des cours est attendue en 2021 et au-delà, l’ampleur de cette hausse de l’or noir et les grandes variations structurelles de de la consommation énergétique restent encore fort incertaines.
Dans ce contexte volatile, et malgré sa spécificité et la puissance de ses acteurs, le monde du pétrole ne pourra échapper à des vérités dont les quelques mois que vient de vivre la planète ont souligné le caractère crucial. Il en est ainsi de l’importance de nouveaux critères dans nos choix stratégiques pour éviter la reconduction de catastrophes analogues : limites fixées à la mondialisation ; nécessité de ne pas octroyer une priorité absolue à la rentabilité à court terme ; aspiration à une plus grande solidarité. De plus, certaines transformations du mode de vie, engagées avant la crise sanitaire, sortent renforcées de celle-ci et devraient se maintenir, tels le succès du télé-travail ou le recours accru à l’E-commerce : elles auront un impact direct sur le niveau et les modalités de la consommation d’énergie. Enfin, les derniers mois ont souligné le retour en force des Etats, seuls acteurs capables de répondre à une menace globale : ce rôle clé de la puissance publique devrait perdurer. Il pourrait être mis à profit pour accélérer diverses mutations, comme la montée en puissance de la voiture électrique ou la recherche tous azimuts des économies d’énergie, Il permettrait même, si on est optimiste, de mettre un peu d’ordre dans un secteur dont l’impact mériterait une organisation plus orientée au service de l’intérêt général de la population mondiale d’aujourd’hui et de demain. Le Covid-19 réussira-t-il cet exploit ?
Paul Derreumaux