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Analyse économique et sociale

Afrique subsaharienne et développement économique : L’accumulation récente des turbulences (partie 1)

Sur la route de leur développement économique, les Etats d’Afrique subsaharienne (ASS) affrontent de nombreuses « turbulences ». Celles-ci se nourrissent souvent les unes des autres, s’enchevêtrant jusqu’à devenir inextricables, et leurs liens multiformes rendent très difficile l’identification des modalités par lesquelles elles pourraient être supprimées ou circonscrites. On pourrait toutefois les classer en deux catégories : celles présentes depuis des décennies ; celles apparues plus récemment mais tout aussi perverses.

Cinq principales turbulences sont des compagnes de route habituelles de l’ASS.


La première est la faiblesse de la croissance moyenne annuelle du Produit Intérieur Brut (PIB) des pays qui la composent. Depuis les années 1960, celui-ci n’a connu que deux phases favorables, celle de 1960/75 et, surtout, celle de 1995/2015, durant lesquelles la hausse de cet indicateur a atteint en moyenne 5%/an. Hors ces périodes, ces PIB n’ont cru que modestement, et en tout cas de façon sensiblement inférieure à celle des pays en développement d’Asie et d’Amérique Latine, et parfois même régressé à certains moments. Les 4% de hausse annoncés pour 2021 sont le meilleur score obtenu depuis 2015, mais l’embellie risque d’être remise en cause en 2022 par les effets des évènements d’Ukraine. Cette moyenne peu satisfaisante occulte toutefois un changement majeur :  l’Afrique devient aujourd’hui de plus en plus multiple, et quelques pays réalisent régulièrement des progressions à hauteur des meilleures performances mondiales. Ainsi, Ethiopie, Kenya, Tanzanie, Ghana approchent souvent des taux annuels de 8%. Le PIB de l’Union Economique et Monétaire (UEMOA) progresse de près de 6%/an depuis 10 ans. Malgré tout, les difficultés des pays les plus puissants -Nigéria, Afrique du Sud, Angola- handicapent toujours l’évolution d’ensemble de l’ASS et brouillent l’image du continent. Ces performances globales médiocres résultent de trois principaux facteurs : la prédominance persistante de la production de matières premières exportées (pétrole, minerais ou cutures de rente) dans les moteurs de la croissance, qui corrèle étroitement celle-ci aux cours mondiaux de ces produits ; la lenteur des réformes structurelles et notamment l’accroissement insuffisant des activités de transformation qui autoriseraient une réduction de la dépendance économique ; l’insuffisance, et souvent l’inadaptation, de financements pour réaliser les investissements nécessaires.   

Un deuxième écueil est que cette hausse modérée du PIB des économies africaines a été absorbée en grande partie par la croissance démographique. En ce domaine, et contrairement à la sphère économique, l’Afrique est restée plus homogène, mais est désormais un monde à part. Sa spécificité s’exprime notamment par deux indicateurs globaux : un taux de fertilité (nombre d’enfants par femme) encore supérieur à 4 alors qu’il est descendu aux environs de 2 dans toutes les autres régions du monde, hormis l’Asie du Centre et du Sud ; une augmentation annuelle de la population comprise entre 2,5% et 3%/an, contre moins de 1% ailleurs. L’historique des dernières décennies montre certes une tendance, récente et variable selon les pays mais globalement encore faible, vers un rapprochement avec les autres continents. Le taux de fécondité s’est ainsi replié à 4,4  en Côte d’Ivoire et même à 3,3 au Kenya, mais est encore à 5,5 au Mali et 4,7 en Tanzanie. Au Niger, où il est un des plus élevés au monde, il atteint 6, faisant plus que doubler la population de 11 à 25 millions d’habitants entre 2000 et 2022. Les obstacles à la baisse sont à la fois économiques, religieux, historiques, sociologiques. Ils expliquent la lenteur de cette évolution et les difficultés pour les dirigeants de l’accélérer. Cette expansion démographique, jointe au ralentissement de la croissance depuis 2016, explique que le revenu par tête n’ait guère progressé depuis 5 ans. Même avec une hausse annuelle du PIB global de 5,5%, il faudrait une génération pour que le revenu par habitant double, toutes choses égales par ailleurs.  D’autres marqueurs démographiques confirment le retard du continent, tels les taux élevés de mortalité infantile ou maternelle, ou le nombre toujours important de mariages précoces. L’inertie inhérente aux variables démographiques fait aussi que ces handicaps actuels devraient se maintenir au moins dans les 30 prochaines années.

La conjonction de ces deux premières turbulences en génère une troisième : la stagnation du taux de pauvreté absolue dans la plupart des pays africains à des niveaux proches de 40% de la population, loin des 10% atteints en Amérique Latine ou en Asie. Malgré des variantes entre pays, cette pauvreté s’impose au regard dans toutes les capitales et, encore plus, à l’intérieur des pays.  Plusieurs causes s’associent pour expliquer cet état de fait : la faiblesse de la croissance ; la modestie d’une politique de redistribution par les Etats ; les bas niveaux de salaire dans l’informel et l’agriculture qui apportent la grande majorité des emplois. Cette pauvreté est en retour un frein à l’accélération de la croissance, un risque croissant d’explosion sociale, un nutriment de la manipulation des masses par des décideurs défaillants, une incitation à l’émigration quels qu’en soient les risques physiques ou sociaux, une publicité pour l’enrôlement dans le terrorisme. Elle illustre aussi que l’ASS s’éloigne le plus du premier des 17 nouveaux Objectifs du Développement Durable (ODD) retenus par les Nations Unies, et rend encore plus difficile les respect de tous les autres. Sans mutation profonde et à bref délai, la pauvreté absolue (moins de 1,9 USD/jour actuellement) toucherait près de 800 millions de personnes en 2050 quand l’Afrique comptera 2 milliards d’habitants. L’essor escompté d’une classe moyenne est apparu un temps, dans la parenthèse afro-optimiste, la piste capable de faire basculer une part importante de la population hors de la pauvreté. Une décennie plus tard, cette possibilité apparait limitée dans son ampleur et cantonnée à une minorité de pays, dans chacune des régions de l’ASS.          

Comme la pauvreté, les questions liées à l’éducation et la formation sont à la fois cause et conséquence des difficultés du développement économique.  D’importants progrès ont été accomplis depuis les indépendances, notamment sur le plan quantitatif et dans l’enseignement primaire. Mais de grands chantiers sont à accélérer pour éliminer des handicaps : étendre les avancées aux enseignements secondaires, supérieurs et, surtout, professionnels ; améliorer la qualité de l’éducation ; mettre un accent particulier sur la formation professionnelle pratique, surtout dans les métiers techniques. Au Mali par exemple, comme dans d’autres Pays Moins Avancés (PMA), les inconvénients s’empilent depuis des années : faible expérience de beaucoup d’enseignants à tous les niveaux de la scolarité, grèves répétées et « bras de fer »  avec l’Etat sur des rattrapages salariaux, « années blanches » sans examen, écoles supérieures privées chères et parfois surévaluées.  En beaucoup d’endroits, et notamment en territoires musulmans, le pourcentage des filles scolarisées est aussi nettement inférieur à celui des garçons, privant les pays d’une part notable de leurs ressources humaines. Jointe au poids élevé de la population en âge de scolarisation et à la rareté des emplois formels, cette situation rend le « dividende démographique » illusoire, surtout dans les pays où la population progresse le plus vite.

Enfin, le manque d’infrastructures est un ultime handicap critique au développement. Des améliorations significatives sont constatées après les réalisations des « 10 glorieuses » de la période 2005/2015. Mais elles suffisent d’autant moins que les retards étaient considérables, que ces investissements ont privilégié certaines composantes -comme des routes et des voies urbaines-. Le secteur de l’énergie est ici un des domaines où les manques sont les plus criards et compromettent le plus les changements nécessaires. Il est marqué notamment par l’insuffisance des nouveaux investissements, la priorité longtemps donnée aux énergies non renouvelables, parfois les plus polluantes, aux dépens par exemple d’une énergie solaire immensément disponible, les coûts élevés pour les usagers, le mauvais fonctionnement des sociétés étatiques gestionnaires qui pénalise le bon fonctionnement des équipements et génère de coûteux délestages. Les améliorations sont cependant possibles comme le montrent les investissements conséquents réalisés par certains pays au profit du solaire, tels le Kenya, le Sénégal ou le Burkina Faso. Une nouvelle fois, l’accroissement de population peut réduire à néant les efforts puisque le nombre de personnes non desservies croît, même si leur pourcentage dans la population totale diminue. Dans ce chapitre des infrastructures souvent à haute intensité capitalistique, et donc exigeantes en ressources financières et techniques, l’énormité des chiffres évoquant les gaps à combler, qui vont de 50 à 100 milliards d’USD/an selon les sources, a fini d’émouvoir.

A ces obstacles, identifiés de longue date mais toujours présents, sont venus se greffer dans la dernière décennie trois autres turbulences.

La première est l’exacerbation d’insécurités dans tous les aspects du quotidien. La manifestation la plus connue en est la « mauvaise gouvernance » politique, largement répandue, qui anéantit la protection normalement apportée aux populations et aux entreprises par les Pouvoirs Publics. Elle exprime à la fois le non-respect par les dirigeants des règles qu’ils sont normalement chargés d’appliquer, le refus ou l’incapacité de servir l’intérêt général, parfois la restriction de la liberté d’expression ou d’information, la prévalence de la corruption, le libre cours à la désinformation.  Au plan physique et patrimonial, l’insécurité s’illustre par la montée et l’expansion géographique du terrorisme et du grand banditisme, sans que les Etats, leurs armées et leurs administrations sachent les éradiquer. La dégradation de services publics comme la santé, l’éducation et la justice, préoccupations prioritaires des citoyens, conséquence directe des turbulences anciennes, ne fait qu’amplifier ce mouvement. Dans le domaine économico-social, cette insécurité s’exprime aussi par divers canaux, tous plus dirimants les uns que les autres : les abus fiscaux sur l’économie formelle, les dénis de justice, les appels d’offres virtuels, parfois même la destruction de biens par l’Etat, l’irrégularité de la fourniture d’une électricité souvent très coûteuse pour de nombreuses entreprises. Le dérèglement climatique, dont les effets sont apparus en nombre de pays, s’inscrit maintenant dans cette liste, comme l’ont montré les récents exemples des nouvelles sécheresses en Afrique de l’Est et des grandes inondations en Afrique du Sud. La décomposition des valeurs morales, dans des sociétés où l’argent facilement et rapidement gagné devient souvent pour la jeunesse le critère de réussite, introduit une nouvelle forme d’insécurité et un sentiment d’injustice pour les plus méritants. Enfin, les faiblesses de beaucoup d’appareils statistiques rendent incertaines les données collectées et peuvent compromettre la valeur des appréciations et des politiques : les modifications brutales de certains PIB nationaux en témoignent.

La seconde, peut-être la plus grave, provient des risques de « déconstruction » régionale. La constitution d’Unions de pays voisins est longtemps apparue comme une des meilleures manières d’accélérer et de consolider la croissance économique et de la répartir plus équitablement. Dans certains secteurs, des avancées notables ont été obtenues grâce à cette mutualisation des moyens financiers et humains et à la volonté collective de dirigeants unis au service d’objectifs communs : en Afrique de l’Ouest, la construction de barrages ou le redressement des banques illustrent ces succès. De manière globale, l’Union Economique Ouest Africaine (UEMOA) ou l’East African Community (EAC) sont souvent présentées comme faisant partie des meilleures références en la matière. Elles ont à leur actif quelques belles réussites grâce à leur intégration économique et financière bien avancée, et les bons résultats des économies qui les composent ne peuvent être indépendants de cette situation.  La récente adhésion de la République Démocratique du Congo à l’EAC prouve que des regroupements d’Etats peuvent encore apparaitre comme une solution pour gagner du temps sur le chemin de la stabilité politique et de la croissance économique. Pourtant, la dernière décennie manque de grandes nouveautés en ce domaine. L’intérêt porté à ces rassemblements semble aussi passé de mode : le dernier rapport « Africa Pulse » de la Banque Mondiale ne dit rien de ces Unions régionales. Surtout, des évènements intervenus dans les deux dernières années tendent à montrer que des dirigeants privilégient durablement des préoccupations nationales à la discipline requise au sein d’un regroupement de nations. Les relations de la CEDEAO et de l’UEMOA avec le Mali depuis les deux coups d’Etats de 2020 et 2021 sont le cas actuellement le plus grave de cette déconstruction. Elles ont sérieusement perturbé le fonctionnement de l’économie malienne : le blocage des frontières réduit les possibilités d’importation et d’exportation du pays, élève les coûts et réduit les investissements, nationaux comme étrangers ; l’interdiction des transactions financières avec les autres pays de l’Union perturbe les circuits financiers des entreprises, des ménages mais aussi de l’Etat. Les menaces s’accumulent : arrêt des financements des Partenaires Techniques et Financiers (PTF) suite aux non-remboursements de l’Etat ; cri d’alarme des banques sur les impayés de la dette publique malienne. Le motif avancé du côté malien d’une « refondation », qui tarde à prendre forme, provoque l’absence de visibilité sur la sortie de cette impasse. Ce retard risque de créer des dommages difficiles à réparer et une tentation pour Bamako de rechercher ailleurs des solutions durables, même si elles ne sont pas optimales pour le pays. La CEDEAO et l’UEMOA ne sortiraient pas non plus indemnes de la persistance d’une mise à l’écart du Mali alors qu’une crise de nature avoisinante a déjà saisi la Guinée en 2021 et le Burkina-Faso début 2022. Si cet isolement frappe aussi le Burkina,, c’est près de 25% du PIB et plus de 30% de la population de l’UEMOA qui seraient ainsi exclus, réduisant d’autant l’audience de l’Union. L’Afrique Centrale francophone, jusqu’ici déjà peu exemplaire en termes d’intégration, voit en outre ses risques politiques croitre pour la succession de certains de ses dirigeants à la longévité exceptionnelle, ou sa cohésion économique compliquée par le récent avatar de la décision de la Centrafrique pour l’adoption du Bitcoin comme monnaie officielle. La solidarité régionale, longtemps espoir d’accélération des mutations, pourrait ainsi s’effilocher, laissant place à la tentation d’un repli sur soi, si elle ne prouve pas au plus vite qu’elle contient tous les ressorts d’une solution optimale.   

Enfin, malgré la multiplication des acteurs, la question des financements étrangers génère maintenant une turbulence qui s’amplifie à au moins deux niveaux.

La coordination et l’efficience de ces soutiens d’abord. L’Aide Publique au Développement (APD), celle des Partenaires Techniques et Financiers (PTF), longtemps prédominante, cohabite désormais avec les apports de plus en plus importants de nouveaux intervenants : pays arabes, puis Chine et autres grands émergents, marchés internationaux de capitaux. Ces financements sont trop rarement coordonnés entre eux, ce qui risque de réduire leur impact global et de générer des compétitions créatrices de surendettement des emprunteurs, particulièrement à une époque où les tensions s’aggravent entre les grandes nations et où chaque camp souhaite utiliser ses concours pour se constituer des alliés. Les conditions d’octroi et de remboursement ne sont pas toutes transparentes et peuvent donc être pénalisantes pour les pays destinataires dont les capacités de négociation sont faibles. Surtout, la pertinence des cibles et des modes d’action nécessite des améliorations. Les apports des partenaires pour des projets reflètent encore trop souvent les objectifs et préoccupations de ceux-ci plutôt que ceux des pays receveurs. Le recours au marché ou aux financements budgétaires est au contraire exempt de contrôles et susceptible de dévoiements par rapport aux priorités. Ce désalignement a conduit dans le passé à de graves impasses, comme le libéralisme excessif de certains PTF qui a mis à mal l’industrialisation dans de nombreux pays. Le second niveau est plus technique et concerne principalement le coût global de ces soutiens. La réduction du poids relatif de l’APD, la moins onéreuse, tend à renchérir le coût total du montant global des dettes extérieures tandis que l’appel au marché place les emprunteurs en risque de taux et de change. D’autres obstacles importants persistent, comme la lenteur de mobilisation des ressources obtenues, et la difficulté pour beaucoup de PTF d’accepter de traiter directement avec des structures plus proches des utilisateurs finals et capables de mieux apprécier les meilleures modalités à utiliser. Indispensables, les financements étrangers ne jouent donc pas pleinement le rôle escompté.

L’Afrique subsaharienne est-elle condamnée à rester en arrière du reste d’un monde en expansion, à cause de ces turbulences, anciennes ou récentes, dont l’enchevêtrement empêche le déblocage ? Elle est pourtant une championne de la résilience, comme l’a montré sa capacité à résister récemment à la pandémie du Covid avec des moyens plus que modestes. Cette vitalité qui s’affiche partout en Afrique ne peut être synonyme de défaite éternelle et nous fait espérer qu’un cycle vertueux de croissance économique et de modernité maîtrisée apparaitra comme il est né ailleurs. Il reste à trouver et mettre en œuvre les bons points d’appui pour faire « bouger les lignes ».

Paul Derreumaux,

Article rédigé le 30/05/2022

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Système bancaire africain

Union Économique et Monétaire Ouest Africaine: le système bancaire ne connait pas la crise

Union Économique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) : le système bancaire ne connait pas la crise

Le Rapport annuel de la Commission Bancaire de l’UEMOA pour l’année 2021 ne devrait être publié que dans quelques mois, dressant le panorama complet des dernières transformations des systèmes financiers de l’Union. Quelques informations donnent cependant les tendances qui pourraient être observées. Trois constats paraissent importants.

En premier lieu, les banques ont dans l’ensemble consolidé en 2021 les bons résultats atteints en 2020, en termes de bilan comme de résultats. En Côte d’Ivoire par exemple, les données disponibles du système bancaire -qui représente environ 35% des actifs bancaires de l’Union- concluent à une progression moyenne notable des principaux indicateurs d’activité : + 16% pour les bilans, + 13% pour les crédits directs, +23% pour les ressources drainées. Ces taux varient certes d’un établissement à l’autre, avec une poussée plus marquée pour les entités des groupes régionaux : celles-ci peuvent en effet s’appuyer sur l’ensemble de leur réseau pour optimiser les composantes de leur bilan en fonction des opportunités locales. Les performances de Ecobank, Coris Bank, BGFI Bank, la Banque de l’Union (BDU) figurent ainsi parmi les meilleures, mais des banques encore isolées comme Bridge Bank ont aussi beaucoup progressé. Pour les 27 banques du pays, une évolution négative, modérée, n’a concerné que 2 entités pour les dépôts et 4 pour les crédits : la BICICI, est le seul grand établissement touché par ce repli.

Un autre éclairage de ces tendances 2021 est donné par la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières. La moitié environ des 15 banques cotées ont déjà publié les résultats arrêtés par leurs Conseils d’Administration pour l’exercice écoulé. Dans cet échantillon, toutes les données montrent un système bancaire régional « en forme » pour cette année de reprise économique après la crise du Covid 19 de 2020. Les Produits Nets Bancaires (PNB) ressortent de nouveau en croissance -jusqu’à près de 20% pour Coris Bank- : ils illustrent à la fois la relance des activités, après une grande période d’incertitude, mais aussi l’absence de perturbation majeure dans la structure des taux d’intérêt malgré les pressions inflationnistes. La fréquente réduction des coefficients d’exploitation et du coût du risque témoignent du suivi attentif des charges de fonctionnement et de la maîtrise des créances en souffrance. La distribution programmée d’un dividende plus élevé que l’an précédent est le signe que les ratios réglementaires sont respectés et que les banques gardent des fonds propres capables de soutenir leur expansion future.

Le second constat majeur a trait à la composition des actifs du système bancaire. Pour les deux dernières années, dans le bilan de la plupart des établissements, les placements en trésorerie augmentaient plus vite que les crédits à la clientèle et se portaient de plus en plus sur les souscriptions de titres publics régionaux émis massivement pour financer les réponses étatiques à la pandémie. Cette orientation semble s’être maintenue en 2021 au vu des données recueillies sur la structure des emplois bancaires en fin d’année de quelques banques, qui mettent en évidence la poussée toujours prioritaire des emplois de trésorerie. Enfin, selon une note récente de la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), les contreparties de la masse monétaire pour l’Union croissent respectivement en 2022, en glissement annuel, de 32% pour les titres publics et de 12% pour les concours à l’économie.

Les raisons de cet appétit sont inchangées : rentabilité confortable de ces actifs publics ; accès aisé au refinancement de la BCEAO ; coût moindre en mobilisation de ressources propres selon les règles prudentielles en vigueur depuis 2018.  Ces financements sont devenus indispensables aux Etats à la suite de l’explosion de leurs besoins exceptionnels – prêts et aides lors de la pandémie Covid, subventions contre l’inflation, ..- mais aussi de leurs contraintes budgétaires de fonctionnement, voire d’investissements. En 2021, c’est encore 7268 milliards de FCFA de titres -après le pic de 10500 milliards de FCFA de 2020- qui ont été émis par les huit Etats de l’UEMOA sur le marché financier régional et largement souscrits par les banques. Les circuits financiers se modifient en conséquence. A l’intermédiation classique vis-à-vis des entreprises et des ménages de chaque pays s’ajoute de plus en plus pour les banques une mission d’apporteur régional de ressources aux Etats de la zone, pour leurs actions régaliennes mais aussi leur rôle de nouvel intermédiaire financier auprès de nombreux agents économiques. Cette nouvelle distribution des fonctions apparait jusqu’ici assez efficiente. Mais elle n’est pas exempte de nouveaux risques :  les banques utilisent des critères de rentabilité, de sécurité, et de diversification qui peuvent être en décalage avec les besoins de certains Etats ; en cas de perturbations politiques locales, comme c’est actuellement le cas au Mali, les blocages peuvent peser à la fois sur l’équilibre financier de quelques Etats et la trésorerie des entités bancaires.  

A côté de ces transformations du système bancaire « stricto sensu », la montée en puissance du « mobile banking » dans les moyens de paiement, mutation essentielle de la décennie, se poursuit mais a enregistré deux changements importants. D’abord, les Emetteurs de Monnaie Electronique (EME), lancés par les sociétés de télécommunications régionales et agréés par la BCEAO, qui restent les leaders de ce marché en expansion très rapide, doivent affronter dans quelques pays -Sénégal, Cote d’Ivoire, Mali pour l’heure- une concurrence très vive, notamment de la « Fintech » Wave. Celle-ci a bâti son développement sur une politique de coûts de transaction particulièrement bas, qui ont séduit le public et accélèrent l’inclusion financière tant recherchée. Elle bénéficie aussi depuis 2020 de fonds propres fortement accrus qui ont « boosté » ses moyens d’action. Le groupe de la Banque Mondiale, désormais partie prenante dans cette société, parle même à son propos de « première licorne africaine » même s’il s’agit d’une société créée par des capitaux étrangers au continent. Face à cette stratégie, les EME ont d’abord vu leurs activités ralentir, ou baisser, et leurs profits plonger. Mais la riposte s’est désormais organisée de leur côté, notamment au sein du groupe Orange : leurs tarifs ont fini de s’adapter, de nouveaux produits ont été introduits, la digitalisation des offres s’est accentuée. Cette rude compétition a finalement élargi le marché et profité au public.

En revanche, certains acteurs bancaires qui s’étaient risqués sur ce terrain font machine arrière. La Société Générale, qui avait lancé à grand bruit en 2018 sa filiale « YUP » de paiement mobile annonce le prochain arrêt de ce service, préférant se concentrer sur ses marchés habituels où elle obtient de belles réussites. Malgré son implantation dans 7 pays et les 2 millions de clients revendiqués, Yup ne semble pas avoir atteint la rentabilité souhaitée. Cette décision montre que la nature des opérations de monnaie mobile -très petites transactions à faible commission individuelle-, l’ampleur des investissements technologiques qu’elles requièrent pour être performant et la concurrence féroce sur ce marché constituent une redoutable barrière d’accès.

La bonne santé de la grande majorité des banques et le jeu toujours ouvert dans le domaine très porteur de la téléphonie mobile sont des indicateurs positifs dans une période d’incertitudes. Il reste à les mettre encore davantage au service d’un financement plus dynamique de toutes les catégories d’entreprises, qui est toujours une faiblesse dans l’UEMOA.

Paul Derreumaux

Article rédigé le 05/04/2022

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Analyse économique et sociale

Mali : programme d’action du Gouvernement de transition (PAGT) : priorité à donner à l’essentiel

Mali : programme d’action du Gouvernement de transition (PAGT) : priorité à donner à l’essentiel

 

Le Premier Ministre a présenté le 19 février 2021 devant le Conseil National de la Transition (CNT) son Programme d’Action du Gouvernement de Transition (PAGT). Cet acte officiel doit être salué au moins pour deux raisons.

D’abord, il répond à un engagement ferme pris publiquement par les nouvelles Autorités du pays, et ce respect des promesses faites n’a pas été jusqu’ici chose facile sur tous les plans.

En second lieu, le document produit par la Primature est un document ambitieux et bien construit, qui démontre la volonté du gouvernement d’apporter une réponse à beaucoup des inquiétudes et des espoirs du peuple malien.

A côté de ces éléments de satisfaction, l’analyse du PAGT conduit en revanche à plusieurs préoccupations notables, qui tiennent à la fois au périmètre des sujets pris en charge et à la manière dont ces questions sont abordées.

Sur ce dernier point, les 26 Priorités qui détaillent les six Axes retenus sont une succession de recommandations, d’orientations, d’actions avec lesquelles il est difficile de ne pas être d’accord, si les Priorités sont réparties dans le court, le moyen et le long terme. L’approbation de ce document à la quasi-unanimité par le CNT le confirme. En effet, les thèmes et objectifs sont en harmonie avec la Feuille de Route initialement fixée et rejoignent souvent des aspirations fortes reliées à la grande fronde politique et sociale de juin 2020, ou aux traumatismes qui secouent le pays depuis près de 10 ans, du fait de l’insécurité sur une grande partie du territoire malien.

Cette convergence d’idées pourrait être une force du PAGT si plusieurs handicaps n’étaient pas en même temps relevés.

D’abord les détails donnés sur ces axes et priorités sont rarement plus développés et plus concrets qu’ils ne l’étaient lorsqu’ils ont été exprimés depuis quelques mois par des personnes et institutions qui ne disposent pas des moyens d’information et d’action d’un gouvernement. Les 275 actions et 291 indicateurs annoncés sont nécessairement plus précis et doivent inclure une quantification, des précisions sur le financement des mesures et un chronogramme rassurant sur leur faisabilité. Mais ces données ne sont pas publiques à ce jour et sont indiquées comme « à évaluer », ce qui peut justifier des inquiétudes à lever sur le respect du calendrier dans lequel s’inscrit obligatoirement la Transition.

De plus, pour certains des axes, le PAGT suggère comme vecteur de réalisation des assises nationales. Il en est notamment ainsi pour l’éducation (Axe 3) ou pour la mise au point d’un Pacte de Stabilité Sociale (Axe 5) qui ne comprendrait pas moins de 4 grandes conférences. Si ces larges concertations peuvent parfois convenir, elles paraissent ici inappropriées, face aux impératifs de temps déjà soulignés.

Hors ces questions de méthodes, l’inquiétude la plus fondamentale est celle du champ d’action que recouvre ce Plan. Compte tenu des missions et des délais donnés à l’équipe de la Transition, celle-ci a à concentrer son action, outre la gestion quotidienne du pays, par ailleurs très prenante, sur un nombre limité de sujets dont la réalisation conditionne l’avenir à long terme du Mali, et sa Refondation future si souvent évoquée. Dans ce cadre, il semble que les six Axes du PAGR auraient pu être ramenés aux deux suivants.

Le premier est bien celui du « Renforcement de la Sécurité sur l’ensemble du territoire national » (Axe 1), exigence fondamentale pour que tout le reste soit possible. Dans cet Axe stratégique, les quatre Priorités énoncées apparaissent logiques même s’il est possible de s’interroger sur certains points. Il en est ainsi de la capacité de rassembler si vite les financements liés à certains aspects même si ceux-ci sont déjà inscrits dans le budget 2020/2022- tels le recrutement de 25 000 nouveaux soldats, les 12 autres composantes liées au redéploiement des forces de défense, et les actions de grande ampleur d’intégration d’ex-combattants rebelles pour lesquelles le pays piétine depuis déjà longtemps -. Il en est de même pour la plausibilité d’une relecture de l’Accord d’Alger afin qu’un texte agréé par tous connaisse une mise en œuvre diligente par toutes les parties concernées.

Surtout, cet Axe sécuritaire serait encore plus crédible s’il s’y ajoutait une Priorité, méritant sans doute d’être classée en tête, visant à « Renforcer les capacités de l’armée par une meilleure formation et mobilisation de toutes ses composantes ». Le coup d’Etat d’août 2020 avait en effet engendré le grand espoir que des leaders militaires, en libérant le pays d’un régime enfoncé dans l’immobilisme et le renoncement, voulaient montrer que l’armée malienne était prête et capable de s’engager totalement dans la lutte contre tous ceux qui terrorisent la population, la tiennent en otage et parfois l’assassinent, et qu’ils prendraient eux-mêmes, sur le terrain et dans les postes de commandement opérationnel, la tête de ce combat. Les évènements politiques et administratifs intervenus depuis lors n’ont pu que provoquer l’étonnement ou la déception des nombreux citoyens. Il faut espérer qu’un engagement fort au service de cette mission reste d’actualité pour tous ceux qui ont organisé le « coup » d’août dernier et que cette responsabilité première sera bien assumée par eux, mais les actes qui le laissent transparaitre sont rares. Le PAGT était l’occasion de réaffirmer l’acceptation de ce rôle et d’expliquer comment il serait concrétisé sans délai.

Le second Axe à conserver a trait bien sûr à l’«Organisation des élections » (Axe 6) et à ses deux Priorités énoncées, et il faudrait y intégrer  au moins l’élaboration prévue de la nouvelle Constitution (Partie de l’Axe 4) inscrite dans le programme de la Transition. Toutefois, le PAGT, s’il prend bien en charge des questions essentielles comme la mise à jour des listes électorales, n’évoque pas certains besoins de changements majeurs, souvent exprimés par des citoyens, des observateurs ou des partenaires du Mali, dans les modalités de réalisation de ces élections et les règles de désignation des candidats possibles. Or ces transformations sont décisives pour que les futures consultations électorales ne reproduisent pas les mêmes lacunes, erreurs ou insuffisances qui ont caractérisé de plus en plus les votes de la période récente. Le point central est bien ici de faire disparaitre dans les prochaines échéances électorales toutes traces de corruption et d’impunité : la crédibilité des élections et des élus sera le baromètre du succès de la Transition et la première condition d’un futur « contrat de société »..

Pour les élections par exemple, quelles qu’elle soient, ceci implique des améliorations sans délai dans la représentativité des partis politiques et dans les conditions de leur création, de leur existence, des financements publics auxquels ils pourraient avoir droit. De même, les exigences nouvelles pour la candidature à un poste électif ont la même urgence : une moralisation est impérative pour rendre par exemple impossible l’utilisation de biens mal acquis pour la corruption des élections à venir. L’installation de structures indépendantes et de moyens adéquats pour la préparation et la surveillance des élections constitue une autre nécessité pour que les graves incidents des dernières législatives ne se reproduisent plus. Ce dispositif serait utilement à compléter par la définition -et la stricte application- de sanctions, y compris pécuniaires, à l’encontre de tous ceux qui ne respectent pas le rôle qu’ils prétendent assumer dans ce processus électoral.

Pour les consultations référendaires ou constitutionnelles, il est sans doute regrettable que le Plan n’ait pas rappelé que la future Constitution aurait à respecter certains principes comme un partage des pouvoirs plus équilibré entre l’exécutif et le législatif, d’une part, et entre l’Etat central et les régions, d’autre part. Il aurait aussi été opportun de souligner les impératifs de cohérence entre cette future Constitution et le contenu des Accords d’Alger après l’éventuelle relecture de ceux-ci.

Ces deux Axes ainsi complétés et précisés composaient un programme déjà assez vaste pour occuper l’équipe de Transition jusqu’à l’échéance de son mandat et pour traduire les orientations attendues. Les autres Axes pouvaient alors être mis en œuvre ensuite par les soins des Dirigeants qui seront élus. En revanche, le PAGT semble « orphelin » d’un Axe à dominante économique. La gestion des finances publiques et de l’économe malienne pendant la Transition illustrera en effet, soit l’ampleur du changement opéré après le coup d’Etat de 2020, soit une simple prolongation décourageante des tendances antérieures. Cette question est d’autant plus cruciale que les perturbations intervenues au Mali entre juin et septembre 2020, au plus fort de la crise sanitaire et économique qui secouait le monde entier, ont gravement réduit les initiatives de l’Etat au moment où elles étaient le plus nécessaires. Les domaines d’urgence sont donc nombreux, comme le montrent quelques exemples.

Ils couvrent ainsi les actions de redistribution au profit des plus démunis, comme les 40% environ de la population qui sont en régime de pauvreté extrême ou les centaines de milliers de déplacés. Ils concernent aussi la lutte contre les hausses de prix spéculatives, qui enregistrent une accélération récente. Ils englobent la récupération des montants considérables détournés au détriment de l’Etat et pour lesquels de nombreux dossiers sont connus, déjà constitués et à la disposition des Autorités. Ils incluent aussi la réduction du train de vie de l’Etat, annoncée à l’Axe 2 (Priorité 4), mais pour laquelle des efforts plus conséquents et transparents sont attendus – et possibles-, notamment au sommet de l’Etat. Ils comprennent également une action continue de renforcement des recettes fiscales, non par un « harcèlement » accru du secteur formel de l’économie, mais par une fiscalisation d’activités ou richesses actuellement épargnées.

Les actions concrètes qui seraient menées avec diligence sur de telles priorités économiques, en illustrant la sincérité des Dirigeants dans leur volonté de rompre avec le passé, aideraient à renforcer la confiance et l’adhésion du peuple malien à l’ensemble des transformations et des efforts qui seront requis.

Malgré son intérêt, le PAGT gagnerait donc à être recentré sur un périmètre mieux adapté aux objectifs assignés à la Transition et, dans le cadre ainsi défini, à privilégier résolument les réalisations concrètes offrant des résultats tangibles avant la fin de celle-ci. C’est à ce prix que les Dirigeants actuels obtiendront véritablement le retour de la confiance du peuple malien. C’est à ce prix que le Mali pourra espérer entreprendre, dans environ un an, une première étape de sa Refondation et Reconstruction.

Ce texte est un Appel collectif émis par le Groupement de Recherches, d’Analyses et d’Initiatives Novatrices (GRAIN) à l’image des Appels déjà publiés sur ce Blog les 21 juillet 2020 (Appel pour un Mali à reconstruire), 26 août 2020 ( Appel pour une Transition réussie) et 17 novembre 2020 (Gardons la cap !)

 

Article publié le 08/03/2021

 

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Analyse économique et sociale

365 jours de Covid 19 : quelques nouvelles leçons !

365 jours de Covid 19 : quelques nouvelles leçons !

 

Le monde s’est réveillé au seuil de l’année 2020 sous la menace du Covid 19. Apparue en Chine dès début janvier, cette nouvelle maladie a frappé très vite les autres pays asiatiques et l’Océanie. Puis l’épidémie, poursuivant sa route, a atteint l’Europe fin février et l’Amérique en mars. Le désarroi initial face à la gravité et la nouveauté de la maladie, les réponses hésitantes apportées, le manque de certains matériels basiques dans divers pays, tels les masques, ont conduit au déferlement d’une « première vague » mondiale. Pour stopper celle-ci, les dirigeants se sont la plupart résignés à la solution extrême et inédite de l’isolement de chaque pays, voire de chaque ville, au confinement généralisé impliquant l’arrêt momentané des activités économiques non vitales, et à l’injection de financements considérables par le canal des banques centrales et des Etats pour faire face aux coûts économiques et sociaux de la pandémie. Malgré ces mesures, l’impact sanitaire de cette première attaque du Covid19 a été lourd : au 20 juillet 2020, alors que la pandémie franchissait ses 200 jours, les contaminations officielles avaient touché 14,5 millions de personnes et provoqué quelque 620000 décès. Cinq grands pays – Etats-Unis, Brésil, Inde, Russie et Afrique du Sud- rassemblaient plus de 55% des malades, même si la situation y révélait des intensités relatives fort différentes de l’épidémie. Ces données étaient sans doute nettement sous-estimées en raison de tests insuffisamment nombreux d’une comptabilisation incertaine des décès et de l’absence de statistique de la Chine après fin avril.

Le début de l’été 2020 fut marqué à la fois par la poursuite d’une flambée des contaminations dans quelques nations comme les Etats-Unis, l’Inde et le Brésil, mais par un sensible ralentissement dans les principaux pays d’Europe, et surtout d’Asie, après les périodes d’isolement appliquées au printemps. Intégrant ces deux mouvements contraires, les données mondiales montent alors avec plus de modération et leur hausse semble concentrée sur certaines zones. La planète espère à ce moment éviter une « deuxième vague ». Il est vrai que l’ignorance qui persiste sur beaucoup de caractéristiques de la maladie laisse une grande place à des théories optimistes sur la maîtrise possible de celle-ci. Mais la réalité s’impose : après le succès relatif des mesures de confinement, la vigilance s’est réduite dans les comportements, notamment pendant les vacances d’été en Europe. A partir de fin septembre toutefois, le doute ne sera plus permis : le Covid 19 lance sa deuxième attaque meurtrière sur le monde entier. Le trimestre écoulé depuis lors nous permet de tirer fin 2020 au moins cinq leçons de cette nouvelle période.

La première est que le rythme des contaminations officielles s’est considérablement accéléré. En octobre, il s’est globalement élevé à près de 370000 personnes/jour, contre 225000 en juillet, pour passer à 550000 en novembre et 650 000 en décembre. Deux facteurs opposés expliquent cette amplification, sans qu’il soit vraiment possible d’identifier l’influence particulière de chacun d’eux: l’interruption des mesures d’isolement les plus contraignantes appliquées dans la plupart des pays au second trimestre, et l’intensification massive des tests qui augmente les détections de cas positifs Quoi qu’il en soit, le nombre total officiel de personnes infectées avoisine 83,5 millions au 31 décembre dernier, bien au-delà des hypothèses les plus pessimistes (on complotistes) formulées au milieu de l’année dernière. Encore ces données écartent-elles toujours la Chine, toujours en dehors des écrans statistiques, et doivent parfois être réajustées la hausse, comme l’a montré l’exemple récent de la Turquie. Durant les 5 derniers mois de 2020, les infections recensées ont donc augmenté 4,9 fois plus vite que dans les 7 premiers mois de l’année, ce qui montre l’emballement de la maladie, et se sont bien répandues dans tous les pays. L’absence à ce jour de traitement avéré, les lacunes persistantes sur la connaissance du virus et donc ses modes de propagation, l’approximation (voire la réticence) avec laquelle les mesures minimales de distanciation sont parfois respectées ont facilité cette dissémination. Elles ont obligé la plupart des nations, surtout en Europe, à revenir à des méthodes plus contraignantes, prises en ordre dispersé à partir de septembre 2020. La généralisation récente de ces précautions accrues semble avoir réussi à stabiliser le nombre des nouveaux cas, proche de 625000 en moyenne dans les deux dernières semaines de 2020.

Dans cette évolution inquiétante, on note une grande variété de situations rencontrées et le monde pourrait être partagé en plusieurs grands compartiments.  Les Etats-Unis demeurent l’épicentre de la maladie et le nombre d’infections y a franchi le cap des 20 millions dans les derniers jours de 2020 : la moyenne de contaminations a augmenté d’environ 50000/jour en juin à près de 210000 en décembre, et près de 2500 morts quotidiennes sur ce dernier mois. L’Inde est encore à ce jour la deuxième nation la plus frappée : mais les quelque 10,2 millions de contaminations à fin 2020 sont avant tout le reflet de sa population de 1,3 milliard d‘habitants. Le pays a eu en effet le courage de faire appliquer pendant le troisième trimestre des mesures de confinement douloureuses pour la majorité de la population, qui ont montré leur efficience. La courbe des infections a nettement fléchi depuis octobre dernier et le nombre officiel de malades/million d’habitants reste aujourd’hui de l’ordre de 8400, environ 5 fois inférieur aux niveaux européens. Le troisième groupe se compose de la plupart des pays d’Europe et d’Amérique du Sud. Ils sont devenus des foyers majeurs de la « deuxième « vague » d’invasion du Covid19.  L’Europe a particulièrement été touchée durant cette période :  les défenses ont été érigées de façon souvent « pointilliste » par les Etats, pour éviter l’arrêt d’une grande partie des activités économiques comme au premier semestre, et ont entrainé une série de « stop and go » en fonction de l’évolution des statistiques de l’épidémie. Elles ont aussi été prises de façon dispersée selon les pays, ce qui a permis au virus de mieux « circuler ».  A fin 2020, le nombre total des contaminations s’élève à 25,8 millions et a dépassé celui des Etats-Unis depuis la fin d’octobre dernier. En Amérique du Sud, où le Brésil compte fin 2020 7,7 millions de contaminations officielles, un bon nombre de pays ont suivi un chemin analogue tels l’Argentine, le Chili et la Pérou. On note que la densité des malades sur ces deux continents est fréquemment comprise entre 30000 et 40000 par million d’habitants. Mais certains pays restent des exceptions : ainsi le Mexique, l’Allemagne, la Russie sont relativement moins frappés ; l’Europe de l’Est l’est davantage que la moyenne : la Suisse et la Belgique ont les moins bons résultats du monde, à l’égal des Etats-Unis, avec plus de 60000 malades/million d‘habitant. L’Afrique a bien résisté contrairement aux craintes initiales : seule l’Afrique du Sud avait été fortement impactée et ses 600000 malades représentaient en juin dernier plus de 50% des contaminations officielles du continent. La faible progression notée ensuite, à l’exception notable du Maroc, n’a cédé la place à une nouvelle poussée dans beaucoup de pays africains que depuis début décembre. L’Afrique du Sud apparait encore la plus concernée et a terminé l’année à plus d’1 million de contaminations. En Asie enfin la plupart des nations ont résisté, grâce à une grande vigilance et à de vives réactions, à une reprise de la pandémie sur leur territoire selon les données collectées.

Pour la létalité de la pandémie, la période récente est dominée par trois constats. D’abord, l’accélération par rapport à la phase janvier/juillet 2020 a été également observée, mais elle a été plus maîtrisée que pour les contaminations : multiplication par 2,7 au plan mondial, par 2, 3 aux Etats-Unis, par 2,6 en Europe par exemple. C’est que l’influence probable de la densification des tests, soulignée pour les contaminations, est nettement plus faible sur le nombre de décès enregistrés. La deuxième observation, la plus importante, est la remarquable stabilité d’un pays à l’autre du rapport entre le nombre de malades recensés et le nombre officiel de décès, tous deux calculés pour un million d’habitants du pays concerné. Ce ratio s’inscrit dans une fourchette comprise entre 1,6% et 2,5% pour la grande majorité des nations, que celles-ci aient été ou non lourdement frappées par la maladie : ainsi ce ratio est-il de 1,7% aux Etats-Unis, de 1,9% en Allemagne et de 2,5% en France. Certes il existe quelques exceptions comme la Belgique à 3,0%, mais aussi le Japon à 1% ou la Serbie à 0,8%. Mais la faiblesse de l’écart moyen tend à prouver que ce pourcentage exprime le mieux le ratio tendanciel de mortalité de la maladie. Celui-ci a d’ailleurs eu tendance à baisser puisqu’il était supérieur à 3% en juillet dernier, ce qui pourrait constituer un indice d’une meilleure capacité des systèmes sanitaires à traiter les cas graves. Malgré cette uniformité de la dangerosité de la maladie, la diversité des taux de contaminations officiels par pays explique que le nombre de décès rapporté à la population varie fortement d’un pays à l’autre. En la matière, la Belgique détient toujours le triste record avec plus de 1900 décès/million d’habitants alors que l’Inde, bien que très frappée par la pandémie, en compte « seulement » 118.

Le quatrième constat, que traduisent en partie ces données erratiques, est l’ampleur des lacunes subsistantes sur la maladie et les faiblesses souvent constatées dans la stratégie de la lutte anti-Covid. Malgré les déclarations assurées des nombreux « experts » qui défilent dans les médias, la connaissance du virus est encore approximative : modalités de contaminations, symptômes, durée de l’immunité, sensibilité à la température ou à l’environnement sont toujours en débat. La crainte suscitée par la diffusion plus rapide et l’impact inconnu des nouvelles variantes anglaise et sud-africaine ravive encore ces incertitudes. La variété des politiques de réaction à la pandémie et les échecs de certaines d’entre elles accroissent également la méfiance et le découragement des populations ballotées d’une stratégie à l’autre avec des résultats décevants. Le manque de liberté laissé aux Autorités locales ou régionales pour réguler certains aspects pour lesquels elles semblent les mieux placées ajoutent à la cacophonie. Enfin la surexposition médiatique des recherches pour les vaccins, les outrances financières auxquelles ont donné lieu les succès obtenus, au bénéfice des actionnaires et dirigeants des compagnies concernées, ont quelque peu terni l’immense espoir né de la découverte de vaccins tant attendus et réduit la confiance des citoyens. En France, les échecs et mensonges des dirigeants, toujours assumés avec la même arrogance, pour les masques, puis les tests expliquent sans doute la grande réserve devant les vaccins : le début de la phase vaccinale ne semble pas leur donner tort. Face à ces constats, les populations ne sont pas dupes et le sentiment d’inquiétude continue à dominer.

Enfin, l’année vécue avec le Covid permet de valider ou de revoir au moins quatre conclusions hâtivement tirées sur l’impact économique de celui-ci. D’abord, la pandémie aura frappé en 2020 l’économie « réelle », c’est-à dire la Production Intérieure Brute Mondiale (PIB), qui devrait reculer d’environ 4,5% selon les dernières estimations. Toutefois, les replis enregistrés des PIB ont eu tendance à s’amenuiser partout par rapport aux prévisions formulées dès mars 2020 : le monde en effet choisi de faire face à la deuxième vague du Covid en maintenant au maximum les activités économiques. En second lieu, la pandémie a épargné jusqu’ici la sphère financière. Les grandes bourses mondiales – la France étant une des exceptions – terminent en effet l’année plus haut qu’elles ne l’ont commencée, et leurs principaux acteurs ont été, par des circuits divers, les grands bénéficiaires de la manne inédite déversée par les banques centrales. Il est remarquable que les Etats-Unis, pays apparemment le plus fragile vis à vis du Covid soient aussi un des pays où les cours boursiers ont le plus progressé. En troisième lieu, la pandémie aura bien accéléré une mutation de la structure de toutes les économies. Si certains secteurs ont été mis à mal – aéronautique, hôtellerie et restauration, divertissements, petits commerces, -, d’autres ont progressé de manière parfois considérable et inattendue – nouvelles technologies, transports de marchandises, industries pharmaceutiques, – et certains s’en sortent bien comme les activités financières ou les secteurs « verts ». C’est vraisemblablement cette restructuration qui traduira le « monde d’après » plutôt qu’une remise en cause du primat de l’économie sur d’autres valeurs. Enfin, le Covid a introduit en une seule année des sources considérables de nouvelles inégalités financières, sociales et de bien-être entre pays, groupes sociaux et individus. Si les Responsables politiques ne considèrent pas la réduction de ces inégalités comme une priorité des années à venir, à l’égal du retour à la croissance économique, les risques de déstabilisation mondiale atteindront de nouveaux seuils, potentiellement plus explosifs.

L’année 2021 s’ouvre encore sous des auspices contradictoires. Après les fêtes de fin d’année, les contaminations ont repris leur rythme ascendant, parfois vivement dans certains pays européens ou aux Etats-Unis. Dans le monde, il y a toutes « chances » que le nombre de cas recensés dépassera le seuil symbolique des 100 millions de personnes avant ce 31 janvier tandis que le cap des 2 millions de morts vient d’être franchi. L’identification récente de nouvelles souches plus virulentes ; comme l’anglaise et la sud-africaine, font craindre une amplification de cette propagation : l’exemple actuel du Royaume Uni montre que cette hypothèse est loin d’être théorique. Face à ces menaces persistantes, tout l’espoir repose maintenant sur les quelques vaccins annoncés à grands bruits fin 2020 et déjà en cours d’application. Encore faut-t-il que leur production suive les besoins, que leur délivrance et leurs résultats soient à la hauteur des attentes et qu’ils soient si possible complétés par un traitement efficace de la maladie. Il est donc encore trop tôt pour crier victoire. L’année 2021 sera, de manière certaine, une nouvelle période de combat. Pour le reste, la prudence reste de mise.

Paul Derreumaux

Article publié le 21/01/2021

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Analyse économique et sociale

Mali : Gardons le cap !

Mali : Gardons le cap !

 

Le coup d’Etat du 18 août 2020 était apparu pour une large majorité de Maliennes et de Maliens comme une délivrance. Il mettait fin, de façon relativement apaisée, à une situation entièrement bloquée : un régime à bout de souffle, accusé de nombreuses pratiques corruptives, incapable de répondre à des revendications catégorielles multiples, de plus en plus inefficace dans son soutien à la croissance et dans la lutte antiterroriste, englué dans la remise en cause partielle des résultats des législatives de mars 2020 ; des manifestations très suivies, à Bamako et en province, conduites par des leaders religieux, politiques et syndicaux, réclamant, entre autres, le départ du Président et de son gouvernement. Un soulèvement militaire avait donc facilement ramassé en août dernier un pouvoir déjà largement mis à mal par une longue période de paralysie et trois mois de vive contestation. L’atmosphère joyeuse et « bon enfant » qui a salué ce changement politique a bien montré la facilité de l’opération, le soulagement des citoyens et l’espoir immense que représentait pour eux ce changement. Pour le peuple malien, et surtout les jeunes, il allait instaurer, enfin, un « Mali nouveau », traduit par le mot « Refondation » auto-approprié par la plupart des acteurs, qui serait libéré des démons progressivement installés après la grande espérance du Renouveau Démocratique de 1991 (cf. notre appel « Pour une transition réussie au Mali »)

Les premières déclarations à la population et aux médias du Conseil National pour le Salut du Peuple (CNSP), jugées dans l’ensemble rationnelles, modérées et ouvertes, et les premiers jours sans faux pas des militaires putschistes avaient amené la population et les observateurs à adopter un sentiment positif sur la jeune équipe au pouvoir et sur ses intentions. La position inflexible de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), prise dès le coup d’Etat, a vite conduit le pays à appuyer les nouveaux dirigeants. C’est dans ce contexte empreint d’un fort sentiment de nationalisme et d’un a priori de soutien aux actions de remise en ordre attendues du pouvoir militaire que celui-ci a entamé la préparation de l’installation des Autorités de la Transition politique. Trois principales limites aux caractéristiques possibles de cette Transition avaient seulement été émises par beaucoup de citoyens : une direction civile et non militaire ; une composition de l’équipe fondée avant tout sur la crédibilité et la compétence reconnue de chacun de ses membres ; une durée strictement limitée mais suffisamment longue pour des réformes de fond.

La relative lenteur avec laquelle les concertations ont été préparées pour cette mise en place de la Transition ainsi que le déroulement et les conclusions de celles-ci en septembre dernier avaient déjà suscité beaucoup d’interrogations et déceptions. La place éminente des militaires dans le processus et dans les futurs organes, y compris au niveau le plus élevé, et l’absence de priorités bien arrêtées dans le programme de travail étaient notamment surprenantes par rapport aux souhaits publiquement exprimés, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, depuis le coup d’Etat. Soumises à un feu vert de la CEDEAO pour que celle-ci accepte une levée de ses sanctions, les propositions maliennes ont été contraintes au minimum à plusieurs amendements et précisions. Devant divers atermoiements, voire des louvoiements, observés face à certaines de ces demandes, la fermeté de la CEDEAO est apparue cette fois très utile pour que des points jugés essentiels soient clarifiés et publiquement agréés.

Sur cette base, les blocages de la CEDEAO n’ont pu être levés que début octobre 2020, soit plus de 45 jours après le coup d’Etat, ce qui a alors permis au pays, à ses habitants et à ses entreprises d’espérer le retour à une vie plus « normale » et le début d’une phase de reconstruction du Mali sur les nouvelles bases attendues. A l’évidence, les étapes qui ont suivi cette décision ont surtout contribué à accroître les inquiétudes des citoyens pour au moins deux raisons.

La première est la lenteur constatée dans la mise en place des organes chargés de gérer la Transition. Le Premier Ministre désigné a dû mettre dix longs jours pour composer le gouvernement qui devrait être la cheville ouvrière essentielle dans la définition et le lancement des lignes directrices de la Refondation attendue. En outre, le public n’a pas retrouvé à tous les postes ministériels des personnalités techniquement éminentes et suffisamment neutres, qui l’auraient rassuré. En revanche, les fins connaisseurs des relations sociales multiples que connait le pays ont vite décrypté les connexions existantes entre les personnes choisies, et notamment la très forte influence, directe et indirecte, que possèdent les leaders du CNSP dans cette équipe. Le Conseil National de la Transition, quant à lui, n’est pas encore constitué, la complexité de sa composition telle qu’envisagée ne facilitant sans doute pas la désignation de candidats ayant les compétences requises pour le rôle de ce Conseil. Ces retards expliquent vraisemblablement pourquoi le CNSP n’a pas encore été dissous contrairement au programme des actions à mener. Son existence ne se justifie pourtant plus puisque toutes les forces concourant au redressement peuvent maintenant se fondre dans une Transition oeuvrant pour le bien du pays.

La seconde raison est que ne sont pas encore apparus les signaux qui montreraient que nous sommes entrés dans une nouvelle ère de transparence, de reconnaissance de l’urgence à agir, de prééminence permanente de l’intérêt général sur les intérêts particuliers, et de renaissance de l’Etat, de l’administration et de tous les acteurs socio-économiques du pays. Au contraire, alors que ces indicateurs sont pour l’instant absents, quelques premiers clignotants s’allument et alimentent de légitimes inquiétudes.

Ainsi, aucune information publique n’a indiqué que la déclaration de patrimoine des Autorités désignées, pourtant obligatoire, était réalisée.

Les « fuites » largement commentées sur les sujets d’examen du Diplôme d’Etudes Fondamentales (DEF) sont une autre illustration de la persistance de tares passées. La réponse apportée par la coupure de certains réseaux sociaux, pour limiter la diffusion excessive de ces fraudes, tendrait à prouver qu’il est jugé plus facile d’agir sur les moyens de propagation que sur les causes de cette anomalie.

Les menaces de grèves annoncées par les Administrateurs Civils, les policiers et d’autres catégories socio-professionnelles montrent enfin la gravité du malaise dans de nombreux secteurs, et notamment du côté des salariés de l’Administration. Or cette dernière jouera un rôle capital dans la remise en marche de services de l’Etat diligents, efficaces et irréprochables, et dans le rétablissement de la confiance entre les pouvoirs publics et les citoyens.

Surtout, la multiplication des attaques meurtrières perpétrées par les terroristes à l’intérieur du pays, et particulièrement dans le Centre de celui-ci, est beaucoup plus préoccupante. Le Mali attendait en effet impatiemment que l’armée, efficace pour se saisir à Bamako d’un régime aux abois, s’engage avec force et détermination pérenne, en coordination performante avec les troupes alliées engagées dans le même combat, dans la reconquête de tout le territoire et le retour à une sécurité durable en tout lieu. Malgré une écoute attentive, rien n’est jusqu’ici apparu dans les mots d’ordre ou les actions des Forces Armées et de leurs premiers responsables, qui nous indique qu’il s’agit là d’une priorité absolue. D’une certaine façon, la population attendait un héroïsme et une stratégie dignes d’un Soundjata Keita, mais n’a observé jusqu’ici qu’une timidité surprenante et de nouveaux reculs. Le trop long encerclement du village de Farabougou par des bandits terroristes au visage découvert, prolongé plusieurs semaines à la consternation générale, et dont l’épilogue est encore flou et incertain, est le témoignage le plus affligeant de cette évolution. Celle-ci est incompréhensible pour tous, et, si les justifications tactiques existent, leur présentation fait encore défaut.

Qu’on ne s’y trompe pas. Nous savons que, dans chaque Ministère ou Administration, la mise en place d’un dispositif requiert du temps et de l’énergie. La constitution des cabinets ministériels ou les prises de contact avec les dirigeants étrangers, ou les administrations et entreprises sous tutelle sont indispensables. Elles ne devraient cependant pas constituer la seule actualité du Gouvernement face à des urgences connues et non résolues.  Un large public a besoin d’être certain que tout est mis en œuvre, de façon à la fois ambitieuse et rationnelle mais urgente et réaliste, pour que les écoles et universités fonctionnent sans accroc, que l’accès aux soins soit facilité pour les plus démunis, que la corruption est partout menacée et en recul, que les mesures sont prises pour que les recettes fiscales et douanières sont bien recouvrées et la fraude combattue, que les menaces de grève sont désamorcées, que les routes sont améliorées,… A défaut de la mise en évidence que ces questions sont en cours de traitement prioritaire, il est à craindre que les Maliens aient tendance à conclure comme l’adage populaire : « Tout ce bruit pour rien ».

Trouvera-t-on que notre impatience est trop arrogante ou trop critique ? Ici encore, qu’on ne se méprenne pas. Le voeu le plus cher du plus grand nombre est que l’équipe installée au pouvoir, pour 18 mois, réponde à toutes ses attentes et que le peuple puisse faire bloc derrière elle comme au premier jour, dans une relation de confiance enfin rétablie avec les dirigeants. Il suffit de passer dans les quartiers de Bamako, et encore plus dans d’autres villes, pour comprendre l’urgence de toutes les requêtes exprimées et la disponibilité de chacun à soutenir les efforts qui visent à les satisfaire. Mais cette anxieuse espérance s’accompagne obligatoirement d’une exigence de transparence, d’information et d’explications de la part des dirigeants et d’un devoir de vigilance des dirigés. Qu’il nous soit donc permis de réclamer la première et d’assumer la seconde.

Un pays ne meurt jamais, mais sa descente aux enfers peut être interminable et est toujours préjudiciable aux plus modestes. C’est cela qu’il nous faut éviter en gardant bien, tous ensemble, le cap d’un véritable changement qui doit être conduit sans faiblesse et sans relâchement pour atteindre les objectifs dans les délais fixés.

 

Ont signé cet appel

Mossadeck Bally, Maïmouna Sow Bally, Moussa Bagayoko, Arwafa Ben Baba, Jamila Ben Baba, Abdoulah Coulibaly, Paul Derreumaux, Ramatoulaye Traore Derreumaux, Fatoumata Sidibé Diarra, Tiguida Guindo Diarra, Sekou Diarra, Hamadoun Dicko, Modibo Dicko, Mohamed Bassirou Diop, Cheikna Dibo, Serge Lepoultier, Ibrahim Sory Makanguilé, Mariam Coulibaly N’Diaye, Habib Ouane, Fatoumata Keita Ouane, Mamadou Sidibé, Aminata Diabaye Sidibé, Birama Sidibé, Youba Sokona, Khanata Traore Sokona, Amadou Sidiki Sow, Sadio Lamine Sow, Moustapha Soumaré, Ousmane Sy, Ousmane Thiam, Aya Diallo Thiam, Diadié Touré, Moctar Touré, Lalla Badji Haidara Touré, Hamadoun Touré, Ibrahim Touré

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Les 200 jours du Covid-19 : récit d’une sombre invasion

Les 200 jours du Covid-19 : récit d’une sombre invasion

 

Ce 20 juillet 2020, il y a eu environ 200 jours que le nom du Covid-19 est apparu dans les médias. Annoncé d’abord en Chine fin décembre 2019, le virus est désormais installé dans quasiment tous les pays du monde et ses dommages déjà causés autant que ses menaces futures en ont fait un envahisseur craint de tous. Malgré cette omniprésence, ce coronavirus reste encore mal connu, et donc difficile à vaincre.

En termes de statistiques d’étendue de la maladie, les données très riches de l’université américaine Johns-Hopkins de Baltimore, utilisées ici, sont une source remarquable d’informations et permettent beaucoup d’analyses évolutives et comparatives de la contamination au niveau mondial. De celles-ci, on peut tirer à ce jour au moins trois constats, auxquels il est permis d’ajouter la spécificité du cas africain.

La première évidence est que le Covid-19 est hélas bien devenu à ce jour une pandémie mondiale dont les effets sont encore sous-estimés. Entre les images terrifiantes de la région de Wuhan complètement figée face aux premières attaques du virus et les voix qui assimilaient la nouvelle infection à une « grippe saisonnière », les faits ont vite tranché quant à la dangerosité de la maladie. Celle-ci a d’abord montré la rapidité de sa propagation géographique : partie de Chine, elle a successivement atteint en moins de trois mois le reste de l’Asie et l’Océanie, l’Europe, l’Amérique et l’Afrique, et s’est propagée globalement à une vitesse exponentielle. Au 20 juillet, les recensements officiels des contaminations s’élevaient en effet à quelque 14,5 millions de personnes dans le monde, contre respectivement 845000 et 10,5 millions au 31 mars et au 30 juin 2020.  Sur ce seul mois de juillet, les chiffres mondiaux croissaient encore à un rythme proche de 200000 personnes par jour en moyenne, et continuaient même à s’amplifier. A la même date, les décès attribués au Covid-19 dépassaient 620 000 personnes, soit sensiblement plus que le nombre de morts en 10 ans de la guerre civile syrienne et celui des victimes annuelles du paludisme. Mince « consolation », la courbe des décès, même si elle progresse aussi trop vite, a connu sur la période un rythme nettement moins soutenu que celui des contaminations. Dans les statistiques mondiales ci-avant, le pourcentage de décès par rapport aux contaminations est en moyenne de 3,9% au 20 juillet alors qu’il était de 4,9% fin juin et de 6,0% fin mai dernier. La létalité reste donc faible par rapport à d’autres maladies infectieuses comme Ebola ou le VIH-Sida avant les récents progrès de lutte contre ce dernier.

Ces statistiques sont à l’évidence sous-estimées, dans des proportions difficiles à apprécier, pour plusieurs raisons. Il s’agit parfois de rétention délibérée d’informations, comme en Corée du Nord en permanence ou en Chine où le nombre de personnes infectées et de victimes a vraisemblablement été minoré début 2020 et n’est guère connu depuis le retour de nouvelles zones de contamination. Il s’agit le plus souvent d’une méconnaissance de l’exhaustivité des cas de contamination et de décès. Ces lacunes peuvent résulter de dépistages insuffisants, ce qui conduit à ne pas identifier les personnes asymptomatiques, apparemment nombreuses, et à ne pas recenser toutes les personnes malades ou décédées. Elles peuvent aussi provenir de la méfiance de certaines populations envers leurs systèmes de santé nationaux ou envers les conséquences possibles d’un recensement au Covid-19, ce qui les amène à disparaitre des statistiques : dans les régions en développement économique, comme l’Afrique, l’Amérique du Sud ou l’Inde, ce biais est sans doute significatif, en particulier pour le nombre de décès.

Cette sous-estimation des recensements, l’extension généralisée de l’empreinte de la maladie, les craintes croissantes d’une « deuxième vague » laissent penser que les « vrais » niveaux de ces deux indicateurs pourraient atteindre respectivement au moins 40 millions et 1,5 million de personnes avant la fin de l’année, ce qui laisse l’impact humain de la maladie encore très loin pour l’instant de la « grippe espagnole » de 1918/20 qui aurait fait plus de 30 millions de morts.

Le second constat montre la relative « inégalité » jusqu’à ce jour des pays et régions devant la maladie. Pour le nombre de contaminations d’abord, les cinq nations les plus touchées sont aujourd’hui les Etats-Unis, le Brésil, l’Inde, la Russie et l’Afrique du Sud, qui regroupent ensemble 56% des malades « officiels », si on exclut la Chine dont les données initiales ont sans doute été peu fiables et qui est devenue un « trou noir ». Ce classement devrait peu se modifier à court terme compte tenu de l’écart qui sépare ces pays des suivants. Même si les nombres de personnes touchées varient considérablement par pays, le ratio du nombre de malades identifiés sur 100000 habitants révèle trois principaux groupes : quelques pays, notamment asiatiques tels le Japon et la Corée du Sud, où l’épidémie parait avoir été maitrisée sur la période avec des taux inférieurs à 50 ; un ensemble, principalement composé de nations européennes et du Canada, où ce ratio a atteint des valeurs comprises entre 200 et 600 après des cheminements différents liés aux politiques de confinement suivies ou non ; quelques cas, comme les Etats-Unis, le Brésil, d’autres parties de l’Amérique du Sud  et des pays du Moyen-Orient,  où ce niveau dépasse 1200, et parfois de très loin, et continue souvent à augmenter. Dans ce classement, il faut au moins mettre à part le cas majeur de l’Inde : le retard avec lequel l’épidémie s’est déclenchée explique le niveau actuel encore modeste de ce ratio – aux environs de 100 -, mais la puissance avec laquelle elle se propage laisse présager au moins un doublement de celui-ci.  Même s’il est difficile de le définir avec certitude, il est très probable qu’il existe une relation inverse entre ce ratio et l’efficacité des politiques de « gestes barrières » et des diverses mesures préventives en tests massifs et en isolement des « clusters » de malades, qui sont conduites dans les pays. La reprise des cas de contamination présentement observée en Europe et, surtout, aux Etats-Unis parait confirmer ce lien.

Pour les décès, l’inégalité est encore plus forte mais montre un classement différent. En l’état actuel, les pays européens, malgré la qualité souvent élevée de leur appareil de santé, ont connu le taux de létalité le plus grave quelle que soit leur stratégie de lutte en termes de confinements. Rapportées au nombre d’habitants du pays, les morts liées au Covid-19 y ont été en effet les plus nombreuses, la Belgique détenant le triste record en la matière. Le Canada, les pays asiatiques et la plupart des pays d’Afrique ont jusqu’ici des ratios nettement plus faibles. Même les zones qui sont en ce moment au cœur de la tempête et où le nombre quotidien de personnes infectées est maintenant très élevé ont encore des taux de mortalité officiels sensiblement inférieurs à ceux de l’Europe. Une meilleure exhaustivité des statistiques ne peut être qu’un facteur explicatif parmi d’autres puisque cette « supériorité » européenne est constatée aussi bien vis-à-vis des Etats -Unis que des pays en développement comme l’Inde. La décorrélation entre la qualité des systèmes médicaux et la mortalité du Covid-19 des pays étudiés semble donc jusqu’ici une mystérieuse réalité. Les raisons profondes de ces écarts restent à découvrir et, en la matière, l’impact respectif de l’efficacité des politiques publiques suivies et d’autres facteurs médicaux ou environnementaux seraient des informations précieuses pour l’avenir.

Ici réside d’ailleurs le troisième constat essentiel.  Malgré l’omniprésence de l’épidémie depuis six mois, il demeure une forte méconnaissance de ses formes d’action et donc des traitements et stratégies qui peuvent s’y opposer. Les modalités de contamination sont les mieux connues et les mieux maîtrisées, et ont facilité la recommandation de trois « mesures barrières » simples mais apparemment efficaces dans le monde entier : port du masque, distance permanente avec les autres, absence de trop grands rassemblements. En revanche, leur application est loin d’être facile. Dans les pays occidentaux dominés par la toute-puissance de l’individualisme et de la liberté de faire, cette nouvelle discipline de vie se heurte aux habitudes, voire à certains dogmes, même après une douloureuse expérience de confinement généralisé. Dans certains cas, l’impréparation de l’Etat ou l’incrédulité des dirigeants empêchent la bonne application de ces dispositions. Si le Brésil et les Etats-Unis illustrent la seconde éventualité, quelques Etats européens ont été des exemples de la première. En France en particulier, la longue absence de masques et de tests en quantité adéquate ainsi que les hésitations, les retards et les silences de l’Etat ont été sans doute une des causes du très lourd tribut payé en vies humaines malgré l’engagement héroïque des personnels soignants : le taux des décès constatés par rapport aux contaminations officielles dépasse en effet 18% et demeure à ce jour le plus élevé au monde. Hors cette question des modes de contamination, les lacunes sont nombreuses. L’origine du virus, longtemps dissertée, n’est plus guère commentée même si aucune provenance n’a été jugée certaine à 100% pour l’instant. De nombreuses hypothèses ont été émises sur le lien entre l’âge, le climat, la température, d’autres maladies, d’un côté, et la vulnérabilité au Covid-19, de l’autre, sans conclusion péremptoire. Les symptômes de la maladie ne sont peut-être pas encore tous connus. Surtout, les débats sont vifs sur deux points. D’abord, la politique d’un strict confinement apporte-t-elle la meilleure protection ? S’il est certain qu’elle réduit sans délai la diffusion du virus, il n’est pas sûr qu’elle soit à terme moins coûteuse en vies humaines. En Europe par exemple, les taux de contamination ne sont pas si éloignés entre les pays ayant choisi un confinement sévère (Espagne, France, Italie) et ceux qui ont été plus modérés dans leurs restrictions, comme le Royaume Uni, ou franchement libéraux, comme la Suède. En revanche, le taux de mortalité par habitant en Suède a maintenant dépassé celui de ses voisins européens plus prudents. Aux Etats-Unis et au Brésil, les revirements observés dans la gestion de la pandémie expliquent sans doute les phénomènes de « stop and go » des contaminations et des décès dans plusieurs grands Etats. En second lieu, y aura-t-il une « deuxième vague » d’infection, comme constaté sur certaines autres grandes épidémies. Des « idéologues » médicaux s’affrontent sur le sujet. Les statistiques des Etats-Unis montrent bien la reprise d’une tendance exponentielle depuis juin dernier. En France et, surtout, en Espagne, les données récentes génèrent des inquiétudes croissantes sur la hausse accélérée du coefficient de propagation depuis la réouverture de certaines activités et la période des vacances d’été. Mais le choc d’une deuxième grosse vague dans les pays déjà touchés n’est pas encore avéré. La dernière lacune, essentielle, concerne les traitements. Ici encore de rudes batailles d’égos scientifiques et de spéculations boursières ont fait le ravissement des médias et des marchés financiers, mais les avancées concrètes restent modestes : on attend toujours un médicament permettant de guérir le plus grand nombre de cas et le vaccin tant espéré a très peu de chances d’être commercialisé, voire trouvé et testé avant 2021, voire 2022.

Dans cet ensemble complexe d’informations, l’Afrique a déjoué jusqu’ici tous les pronostics. Touchée par l’épidémie surtout à partir de la mi-mars 2020, elle a rarement été en mesure d’appliquer des politiques de confinement sévère, avec quelques exceptions telle le Maroc, en raison de la structure de ses économies, et la mise en œuvre des « gestes barrières » n’y est que très partielle pour des raisons culturelles autant qu’économiques. Elle n’a pourtant pas connu la flambée d’infections qu’annonçaient tous les Cassandre. Au 20 juillet toujours, environ 720000 personnes avaient officiellement été contaminées, soit un ratio par habitant sensiblement inférieur à celui de la plupart des régions du monde. Malgré tout, deux indicateurs inquiètent. D’abord, le continent est maintenant la zone où l’extension du virus progresse le plus vite, à l’exception de l’Inde : entre 15 000 et 20000 contaminations supplémentaires par jour en moyenne depuis fin juin en une courbe de croissance qui reste exponentielle. En second lieu, le poids de la maladie est fort variable selon les endroits. L’Afrique du Sud, la plus touchée, recense à elle seule 375000 malades, soit 52% de la totalité des cas identifiés. Le taux de contamination par habitant y avoisine désormais la moyenne des pays du Nord et le taux de mortalité ceux de l’Allemagne et de la Russie. Loin derrière elle, les nations les plus concernées sont dans l’ordre l’Egypte, le Nigéria, le Ghana, l’Algérie et le Maroc qui comptent respectivement 88, 37, 28, 24 et 18 milliers de malades recensés. Comme on le voit, le tribut payé au Covid n’est que partiellement lié à la densité de population, sans que des causes plus précises soient pour l’instant identifiées. En revanche, la mortalité demeure très faible malgré l’emballement du nombre de malades et sans que les équipements médicaux nationaux aient connu une amélioration considérable sur la période. A notre échéance du 20 juillet, on comptait 15400 morts sur le continent, soit un ratio incomparablement plus faible qu’en Europe, et cette tendance modérée ne semble pas s’infléchir. Les écarts constatés d’un pays à l’autre dans les autres parties du monde se retrouvent aussi sur le continent : en Afrique de l’Ouest par exemple, les taux de contamination sont plus élevés dans les zones côtières mais la létalité qui en résulte est plus importante dans les pays du Sahel. La situation interpelle donc les observateurs et l’importance relative de l‘imprécision des statistiques et d’une résilience spécifique des populations africaines reste à connaitre.

Ainsi, 200 jours après que l’«ombre» du Covid-19 ait commencé à planer sur le monde, le bilan s’aggrave toujours – 2 millions de malades de plus dans le monde entre le 21 et le 28 juillet-, et devrait continuer à le faire, au milieu de grandes incertitudes. Avec ces deux données, responsables politiques, scientifiques et citoyens sont logiquement appelés à une double obligation de vigilance extrême et d’humilité. Mais cette équation est difficile à respecter. Dans les pays qui ont déjà traversé les périodes les plus difficiles, le comportement des populations et les hésitations des pouvoirs publics montrent d’ailleurs que le « monde d’après » n’est encore ni parfaitement accepté, ni totalement défini. La « leçon » du Covid n’aurait-elle pas encore été assez lourde ?

Paul Derreumaux

Article publié le 30/07/2020

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Analyse économique et sociale

Afrique : le spectre du coronavirus

Afrique : le spectre du coronavirus

 

Il est difficile de prédire l’imprévisible. Surtout lorsque celui-ci est inconnu. C’est pourtant ce que doivent s’essayer à faire en ce moment les dirigeants de tous les pays. La maladie issue du coronavirus, ou covid-19, n’est apparue qu’en toute fin d’année 2019 mais sa contamination est déjà supérieure à celle des précédentes grandes épidémies de la période récente (SRAS, Ebola, ..). L’ampleur de son extension géographique, la faiblesse des connaissances sur la maladie et l’absence de remède à ce jour génèrent une peur qui s’est transformée en panique face aux risques d’une pandémie mondiale. Des mesures totalement exceptionnelles, visant à ralentir la propagation de la maladie, ont été maintenant adoptées en désordre par beaucoup de nations, mais leur impact positif contre la maladie ne peut encore être assuré. Ce péril sanitaire potentiellement dramatique s’est désormais doublé d’une crise économico-financière aussi brutale que multiforme. Celle-ci est en partie liée aux difficultés de secteurs dynamiques totalement paralysés par les actions de lutte contre l’épidémie, tels le transport aérien, le tourisme ou l’évènementiel. Elle résulte aussi des craintes sur le rythme de croissance issues des difficultés attendues d’approvisionnement de nombreuses industries, des mesures de confinement imposées par la situation sanitaire et d’une baisse de la demande. La généralisation de ces problèmes, puis l’effondrement du prix du pétrole ont ensemble provoqué en une semaine une débâcle boursière de même ampleur que celle de 2007.

Si cette double crise est mondiale, l’Afrique semble y avoir une place à part tant au plan sanitaire qu’économique.

En matière de santé, trois constats s’imposent. Le premier est que le continent reste jusqu’ici étrangement absent de la carte d’implantation du covid-19. Ce 15 mars, des statistiques officielles recensaient seulement 280 cas et 7 décès en Afrique, et une absence totale de contamination dans u majorité des 54 pays africains. Cette situation, pour une fois très favorable, parait incroyable alors que la Chine, où la maladie s’est déclarée, compte en Afrique un contingent significatif de nationaux en de nombreux pays et que beaucoup d’africains voyagent souvent en Chine pour des raisons commerciales : les passerelles de contamination sont donc multiples. Aucune explication scientifique n’a été jusqu’ici émise pour justifier que le climat, l’environnement ou la morphologie des habitants rendaient plus difficile l’action du coronavirus en Afrique que dans des pays aussi divers que l’Italie, la Corée ou les Etats-Unis. La raison la plus vraisemblable de ce maintien à l’écart est donc le moindre dépistage des personnes infectées qui peut résulter de plusieurs causes. La faiblesse généralisée des équipements sanitaires (seuls 24 pays disposeraient des moyens de dépistage selon l’OMS), la proximité des symptômes avec ceux de maladies courantes comme la grippe ou le paludisme, qui reste de loin la maladie la plus mortelle en Afrique, se conjuguent pour que le coronavirus passe encore en dessous de beaucoup de « radars ». Sa faible mortalité jusqu’à ce jour et le pourcentage nettement plus limité de populations dépassant 60 ans ont pu aussi contribuer à ce que la nouvelle maladie, si elle est déjà présente, n’attire guère l’attention. Le retard avec lequel les avertissements ont été donnés et les premières mesures de prévention lancées explique aussi ce décalage, Les seuls cas signalés sont d’ailleurs surtout ceux de personnes venues de France et immédiatement mises en quarantaine, comme si le virus avait fait ce détour avant de s’attaquer à l’Afrique.

Le second constat est que le continent semble dans l’immédiat mal équipé pour prendre en charge une proportion de la population identique aux taux de contamination qui apparaissent dans les pays les plus frappés comme la Corée et l’Italie, sans parler de la Chine. Les types de soins requis pour les personnes les plus gravement touchées – équipements lourds d’assistance respiratoire notamment – sont en effet très peu présents et conduiraient vite aux blocages actuellement craints dans les pays européens les plus avancés. Il n’est donc pas certain qu’une politique plus active de dépistage soit mieux adaptée pour une gestion efficace de l’épidémie et il pourrait être préférable de mettre surtout l’accent sur l’adoption de comportements et de « mesures barrières » freinant la propagation, et sur des désinfections massives, plus faciles à mettre en œuvre dès lors qu’une relative immobilisation du pays a pu être imposée.

Il faut en effet rappeler enfin que l’Afrique, malgré ses nombreuses faiblesses, a déjà su faire face à des épidémies particulièrement dangereuses. Ce fut par exemple le cas de la fièvre Ebola dans les années 2013/2015, notamment en Afrique de l’Ouest. Avec plus de 11 000 décès sur la période (mais près de 20000 selon certaines statistiques) sur quelque 30000 personnes contaminées, elle a représenté pour des pays déjà fragiles comme la Guinée, le Libéria, la Sierra-Léone, une menace terrifiante. Seules une politique de mise en quarantaine extrêmement sévère, le courage et la ténacité remarquables des équipes médicales de ces pays et l’aide, parfois trop tardive, de quelques grands partenaires sont venus à bout de ce fléau. Il n’est nul doute que l’Afrique se battrait vigoureusement avec ses maigres moyens si le coronavirus faisait une apparition massive dans cette population de plus de 1,2 milliards d’habitants. Elle devrait dans ce cas privilégier à nouveau, faute de mieux, les moyens soulignés ci-avant -strict cantonnement et désinfections systématiques-. Il importera dans ce cas que les gouvernements africains prennent le défi à bras le corps, avec une transparence, un engagement et une cohérence qui les rendront crédibles. Il faudra aussi qu’ils puissent bénéficier en complément de la solidarité internationale, dont la difficile mise en place actuelle va être « testée » dans d’autres régions du monde, en raison des moyens financiers, humains et techniques qui seront requis.

En matière d’économie, la question principale est de savoir si l’Afrique pourra comme en 2007 être relativement épargnée par les conséquences de la crise économique et financière qui accompagne depuis début mars le danger sanitaire actuel. S’il est encore trop tôt pour des conclusions générales sur ce point, plusieurs orientations semblent déjà engagées.

D’abord, la dépréciation brutale de plus de 30% des prix mondiaux du pétrole intervenue le 9 mars dernier, et encore aggravée depuis lors, impactera fortement l’Afrique. Cette baisse, issue d’un fort repli de la demande et d’un désaccord stratégique entre deux principaux exportateurs, l’Arabie Saoudite et la Russie, risque en effet d’être observée au moins quelques mois au vu des incertitudes actuelles de la situation économique mondiale. Elle produira deux effets inverses selon les pays. Les exportateurs d’or noir, déjà en phase de dépression depuis 2015, enregistreront une nouvelle baisse notable de leurs recettes budgétaires et de leurs exportations. Ainsi le Nigéria, qui avait basé son budget 2020 sur un prix international proche de 55 USD, doit-il revoir celui-ci pour tenir compte des nouveaux cours proches de 30 USD. L’Algérie engage le même processus. Il en est déjà résulté un sensible repli de la valeur du naira, et une chute de plus de 12% de la Bourse de Lagos. Pour l’Afrique Centrale francophone, la chute imprévue va rendre plus difficiles les réformes entreprises et compromettre les améliorations récemment constatées dans la croissance économique et les rééquilibrages budgétaires. Pour les pays importateurs de pétrole au contraire, la position favorable des dernières années va être maintenue. Elle sera un facteur particulièrement opportun de soutien de la croissance et des équilibres budgétaires dans la période difficile qui s’annonce.

En second lieu, plusieurs effets négatifs majeurs à l’échelle mondiale de l’épidémie devraient affecter inévitablement l’Afrique ou y être observés rapidement. La baisse générale d’activité va réduire à court terme la demande de matières premières minières, à l’exception possible de l’or dont les cours ont bondi de plus de 20% en 2019 et restent élevés, et donc toucher beaucoup de nations au moins en 2020. Les transports aériens, l’hôtellerie et le tourisme, qui étaient des secteurs en expansion et générateurs d’emplois, seront sinistrés cette année et pourraient souffrir durablement à l’avenir de modifications de comportements, notamment de la part des entreprises. Un possible confinement, au moins partiel, auquel risquent de se résigner beaucoup de nations africaines pour des raisons sanitaires, perturberait les productions nationales, où le télétravail ne peut être encore que marginal, tout autant que les échanges commerciaux internationaux ou régionaux : ces deux évènements auront un impact négatif sur le taux de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB). La destruction substantielle de la « richesse financière » globale provenant des effondrements boursiers et le climat général d’incertitude vont pour un temps ralentir fortement les flux d’Investissements Directs Etrangers (IDE), notamment privés, et donc la réalisation de nouveaux projets productifs.

Hormis ces tendances vraisemblables, la plupart des évolutions sur le continent demeurent jusqu’ici des hypothèses qui ne pourront être vérifiées que dans un délai minimal de quelques mois. La plupart sont défavorables et entraineraient à court terme l’Afrique dans une spirale dépressive. Emporté par le repli de secteurs importants rappelés ci-avant, le rythme de croissance du PIB en 2020 pourrait décliner bien en dessous des 3,9% prévus et même faire basculer des grands pays en récession, tel le Nigéria. Les premières prévisions émises en Europe apparaissent d’ailleurs catastrophiques avec des taux de repli du PIB atteignant 5% Il en résulterait dans ces cas le recul des recettes publiques et des difficultés accrues de financement des Etats concernés. Celles-ci ralentiraient les possibilités de réalisation d’infrastructures économiques et sociales pourtant prioritaires. Malgré ces sombres perspectives, il faut toutefois souligner que les pays africains, en raison de leurs structures économiques et de leur faible intégration aux échanges mondiaux, sont moins sensibles aux variations de la conjoncture internationale, comme observé en 2007/2008. Ils disposent en particulier de quelques secteurs solides -télécommunications et banques par exemple – ou soutenus par la forte croissance démographique – comme l’agriculture – ou faiblement liés aux circuits classiques -tels le secteur informel -. Enfin, il est aussi possible d’espérer que le grand chambardement provoqué par le Covid-19 pourrait donner aux nations africaines l’énergie nécessaire pour accroitre les actions de développement de leurs capacités de production agricoles et industrielles nationales et régionales. Cette stratégie aurait le double mérite de « booster » les PIB africains à un moment spécialement opportun et de réduire la dépendance des populations vis-à-vis de l’étranger. Il faudra pour cela un effort d’imagination et de volonté de la part des pays intéressés, mais aussi un soutien financier suffisant et vite mis en œuvre de la part des grands partenaires, qui témoignerait de la cohérence de leurs actes et de leurs discours en cette période difficile.

Même si elle n’en a pas encore conscience, l’Afrique risque de connaitre une crise sanitaire et économique issue de l’épidémie du coronavirus aussi redoutable que partout ailleurs dans le monde. Pour la traverser au mieux, elle doit montrer sa capacité à mener dans l’urgence toutes les actions, à combattre ses « démons » habituels et à mobiliser ses atouts. Le pire n’est jamais sûr, surtout si on se prépare bien à l’affronter.

Paul Derreumaux

Article publié le 20/03/2020

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Analyse économique et sociale

Ombres et lumières d’Afrique

Ombres et lumières d’Afrique

 

Chers lecteurs de « REGARD D’AFRIQUE »,

J’ai le plaisir de vous annoncer la sortie, fin octobre 2019, de mon nouvel ouvrage OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE -Tome II, publié aux Editions ivoiriennes NEI-CEDA.

Ce livre, honoré d’une Préface de M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier Ministre et excellent connaisseur de l’Afrique, a pour sous-titre « Chroniques de temps d’incertitude ». Ce choix m’a semblé bien approprié à la variété des situations et aux nombreux changements que vivent présentement la plupart des pays du continent.

Vous trouverez, ou découvrirez, ci-après un extrait de ce livre, qui explique plus en détail les raisons ayant fondé son intitulé et qui présente les lignes directrices suivies par cet ouvrage.

Ce travail se veut à la fois une description précise des réalités de terrain en Afrique subsaharienne pour les divers sujets abordés, qu’ils soient économiques, politiques ou sociaux, mais aussi une réflexion sur les causes et les conséquences de ces données concrètes pour l’avenir de l’Afrique. J’espère que cette double approche vous plaira.

Bonne lecture à tous.

 

 

« L’homme de cœur est celui qui se fie jusqu’au bout à l’espérance.

          Désespérer, c’est lâcheté »     Euripide

 

Il y a quelque trois ans, j’avais intitulé mon livre de chroniques, rassemblées progressivement sur la période 2013/2015, « Ombres et Lumières d’Afrique ». Ce qui m’avait en effet frappé était le mouvement de fond de l’« Afro-optimisme » qui s’était emparé du continent subsaharien. Il le faisait passer d’un vaste espace n’inspirant que tristesse, crainte ou découragement, selon que vous l’aimiez, le fuyiez ou le regardiez, à une région désormais mieux intégrée au globe et pouvant apporter une contribution positive à son avenir. Tout en accueillant encore les humanitaires et les Partenaires Techniques et Financiers (les « fameux » PTF), l’Afrique s’était mise à inspirer les politiques et les intellectuels et à séduire les économistes et les financiers. Les transformations dans les économies et les systèmes financiers étaient deux moteurs importants de cet espoir.

Trois ans plus tard, mon sentiment est plus mitigé. Les zones d’ombre se sont plutôt épaissies, en particulier dans trois directions. D’abord celle de la contrainte démographique. Inexorable et immédiate mais quasiment invisible au jour le jour, elle impose sournoisement ses effets négatifs alors que, sortant de l’horizon chronologique de vision des hommes politiques, elle n’est guère considérée comme une urgence absolue. La « transition démographique » n’est quasiment pas engagée et certains la considèrent encore comme inutile, voire nuisible. En second lieu, celle de la sérénité politique – bonne gouvernance et sécurité des personnes et des biens -. Certes, divers pays ont évolué vers une démocratie et un état de droit respectueux des possibilités d’alternance, des minorités et des libertés individuelles. Mais l’insécurité s’est étendue et aggravée dans de vastes zones, et notamment au Sahel, les constitutions sont trop souvent « révisées » en dehors de l’intérêt général, les responsabilités des Etats sont trop rarement assumées dans l’éducation la santé et la justice. Enfin, celle d’une croissance économique anémiée depuis 2016 sur l’ensemble de la zone subsaharienne. Elle entraine un recul du revenu par habitant, une diminution des moyens d’action déjà insuffisants des Etats, une plus grande difficulté de réformes structurelles et des retards accrus d’investissements indispensables, en particulier dans les infrastructures.

Mais le tableau d’ensemble n’est pas uniquement influencé par ces menaces. Pareilles à des rayons lumineux qui persistent, des raisons d’optimisme sont toujours présentes, et parfois se consolident. La première est celle de la résilience d’un secteur privé que la plupart des décideurs s’accordent maintenant à soutenir, souvent faute d’autre voie identifiée : son dynamisme, ses résultats plutôt positifs, l’adhésion de la jeunesse à ses valeurs, les innovations qu’il apporte sont en mesure de relancer la croissance économique, surtout si une approche moderne et structurée prend plus de place par rapport à l’approche traditionnelle et informelle. Une autre donnée positive est celle de la santé toujours bonne de quelques secteurs d’activité. Les sociétés de télécommunications poursuivent ainsi leur saga, fidélisant avec de nouveaux services leur clientèle toujours en hausse, et donnent à l’Afrique une position pionnière. Les banques sont engagées partout dans de profondes réformes, qui peuvent les perturber à court terme mais les conduiront à une solidité et à un niveau de qualité accrus, qui leur permettront de mieux assumer le rôle qui leur revient. Les assurances, les marchés financiers pourraient leur emboîter le pas s’ils dépassent leurs difficultés actuelles. Enfin, le troisième constat est que des pays et des régions réussissent à faire largement mieux que la moyenne générale, en politique et/ou en économie. L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) continue ainsi à engranger un taux de hausse annuelle de son Produit Intérieur Brut (PIB) de plus de 6%. Au Rwanda ou en Ethiopie par exemple, les réformes économiques s’effectuent à marche forcée, conçues et mises en œuvre par un pouvoir politique fermement engagé dans ces combats, contrôlant les résultats obtenus et encourageant les acteurs qui vont dans la même direction : leurs croissances, qui atteignent maintenant 7% l’an, voire au-delà, sont élogieuses de la pertinence de ces efforts.

C’est peut-être ici que se situe l’une des principales originalités de cette nouvelle période triennale, celle de la diversité de plus en plus grande de l’Afrique subsaharienne. Ce constat est logique : dans un contexte international et local moins porteur, les différences de qualité des politiques suivies et d’intensité des transformations accomplies conduisent à des écarts plus tranchés. Il est aussi, d’une certaine manière, encourageant : le changement est possible. Il est en revanche élitiste. Une seule piste parviendrait sans doute à nuancer cette tendance : celle d’intégrations régionales plus accomplies, qui apporteraient mutualisation des efforts et renforcement des effets d’entrainement. En ce domaine, les progrès ont hélas été modestes sur les trois ans écoulés. Ils devraient constituer une source d’inspiration pour le futur.

Entre échecs majeurs et motifs d’espérance, les années récentes se sont donc emplies de grandes incertitudes. Cette période mitigée pourrait aussi nous conduire à deux leçons provisoires. D’abord la réflexion comme l’action demeurent toutes deux aussi nécessaires. L’Afrique subsaharienne souffre avant tout d’un déficit de réalisations d’investissements et de réformes par suite de nombreux obstacles : poids écrasant des traditions et des contraintes sociales, effets négatifs d’une corruption trop présente, excès de priorités de toutes sortes, faiblesse des ressources financières. Mais ces lenteurs résultent aussi d’un manque trop fréquent de vision à long terme, de réflexion sur les programmes les mieux adaptés, d’une réelle appropriation voire redéfinition de processus de développement venus de l’extérieur du continent. En second lieu, le sentiment d’urgence des changements à opérer, et donc la détermination qui l’accompagne, sont encore trop rares chez les dirigeants. Les peuples semblent plus impatients, et surtout les jeunesses si nombreuses dont le destin se joue aujourd’hui, très certainement parce qu’ils souffrent bien plus que ceux qui les gouvernent et qui restent accrochés au passé. « C’est notre lumière, pas notre ombre, qui nous effraie le plus » disait Marianne Williamson. Il est temps de ne plus avoir peur et d’être prêt aux plus grandes audaces.

 

OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE-Tome II est actuellement disponible à Abidjan (à la FNAC-Cap Sud et à la Librairie de France), à Bamako (à la librairie du Grand Hotel), à Dakar ( à la librairie des Quatre Vents), à Ouagadougou ( à la librairie Jeunesse d’Afrique) et en France ou ailleurs ( sur le site de la vente en ligne de AFRICAVIVRE Laboutiqueafrique.com ). Il devrait être bientôt en librairie à Cotonou.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/11/2019

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FCFA : la fin du tabou ?

FCFA : la fin du tabou ?

Une étonnante campagne d’information a été lancée fin juin 2019 par la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), à la suite de la tenue du Comité Ministériel « ad hoc » puis du sommet des Chefs d’Etat du 29 juin 2019, sur un possible aboutissement en 2020 d’une nouvelle monnaie commune pour les 15 pays qui la composent. Cette méthode tranche par rapport à la discrétion dont les Autorités monétaires se parent habituellement pour étudier et prendre des décisions sur de tels sujets. Ce comportement vise certainement à prendre de court les pourfendeurs du FCFA, spécialement offensifs dans la période récente, qui critiquaient un dangereux immobilisme, et cet effet de surprise a joué à plein. Les annonces faites sur les grandes avancées des travaux menés de longue date par les instances compétentes, notamment l’Agence Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (AMAO) et la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), n’ont en effet suscité que peu de réactions parmi les opposants à la monnaie unique de la zone franc.

L’analyse des commentaires officiels apporte toutefois des enseignements plus précis mais aussi plus nuancés sur les changements qui pourraient intervenir à court terme.

Trois questions semblent avoir brusquement progressé. Celle du nom de cette possible monnaie commune, qui serait baptisée ECO. Même si ce point n’était pas le plus complexe, il n’était pas non plus le plus aisé compte tenu des susceptibilités qu’il a fallu surmonter. Celle, plus difficile, du régime de change prévu, qui serait un régime de change flexible. Les informations évoquent aussi toutefois une politique monétaire ciblant avant tout l’inflation, comme le fait actuellement la BCEAO, ce qui laisse supposer un suivi rapproché et l’intervention possible des Autorités monétaires pour corriger, voire bloquer, les orientations naturelles du marché. Malgré tout, ce système est moins rigide que celui qui rattache le FCFA à l’Euro et répond donc aux reproches faits en la matière à la monnaie des Etats africains francophones. La troisième avancée concerne la nature de la Banque Centrale qui serait une banque à caractère fédéral pour les pays concernés, à l’image de la situation observée aux Etats-Unis ou dans l’Union Européenne, et non une banque centrale unique pour toute la zone couverte par la nouvelle monnaie. Ces choix montrent déjà un savant équilibre entre les éléments s’inspirant des pays anglophones de la CEDEAO -le nom reprenant le début du sigle en anglais de la zone, déjà popularisé par Ecobank ; le change flexible – et les pays francophones de celle-ci – banque centrale fédérale ; politique monétaire privilégiant la stabilité de la monnaie plutôt que le rythme de croissance -.

Outre ces décisions prises, les instances techniques et gouvernementales de la CEDEAO ont aussi souligné avec sagesse quelques points. Le plus important est le non-respect actuel, malgré une mise en place déjà ancienne, d’un grand nombre de critères de convergence des économies et des politiques publiques par la plupart des pays. Ainsi, à titre d’exemples, des critères majeurs comme ceux du déficit public ou du niveau minimum de réserves de change ne sont que très rarement atteints au sein de la CEDEAO. Le respect d’un plafond limité en termes d’inflation n’est lui-même quasiment respecté que par les pays de l’UEMOA. Les Chefs d’Etat ont donc approuvé les recommandations demandant une accélération de cette mise en conformité et n’ont pas exclu que la monnaie commune soit introduite par étapes, en privilégiant les Etats pour lesquels les indicateurs de convergence économique sont les mieux respectés. De même, la réunion de fin juin 2019 a insisté sur la nécessité d’une mise en œuvre plus rapide des réformes structurelles souhaitées de longue date et indispensables pour faciliter l’application de ces critères de convergence. Essentielles, ces deux contraintes stratégiques sont bien connues et considérées comme des préalables par la plupart des économistes. Leur application se heurte toutefois à de nombreuses urgences nationales toujours jugées prioritaires par les Etats et a insuffisamment progressé dans les dernières années. Il est à espérer que les dernières décisions donneront un coup d’accélérateur à ces actions structurelles.

Entre les questions tranchées et celles clairement considérées comme non encore respectées, beaucoup de points n’ont pas fait l’objet d’informations malgré leur caractère parfois décisif. Il n’est pas sûr que nombre de ces questions puissent être réglées en quelques mois. Il en est ainsi notamment du degré d’indépendance de la future Banque Centrale par rapport aux Etats : cette Autorité Monétaire aura-t-elle la responsabilité ultime sur les principales décisions relatives à cette monnaie unique, comme aux Etats-Unis ou au Maroc par exemple, ou ce pouvoir appartiendra-t-il toujours au collège des Chefs d’Etat de la CEDEAO ? C’est aussi le cas de la date de lancement effectif de la nouvelle monnaie : si celle-ci reste toujours officiellement fixée à janvier 2020, tous les discours et rapports récents soulignent les retards actuels sur de nombreux aspects et le risque en résultant d’un décalage de ce démarrage. C’est encore le fait de la composition du panier de monnaies de référence, non précisé dans ses détails, qui va imposer des réflexions théoriques et statistiques difficiles. Il en est de même du périmètre sur lequel sera initialement admis l’ECO : tous les membres de la Communauté utiliseront-ils simultanément et immédiatement cette nouvelle monnaie commune ou celle-ci sera-t-elle mise d’abord en circulation dans une partie seulement des nations de la Communauté puis étendue à d’autres ? Sur ce plan essentiel, même si les déclarations officielles se sont limitées à une prudence sémantique, tous les commentaires émis après ces réunions, y compris par des Chefs d’Etat comme ceux de Côte d’Ivoire et du Nigéria, ont clairement retenu l’hypothèse d’une mise en place d’abord limitée à quelques pays, et notamment ceux de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA).

L’option semble en effet la plus pertinente pour cette question cruciale. La longue expérience de gestion commune du FCFA, l’harmonisation déjà bien avancée des structures et des politiques économiques des pays de l’Union – Guinée Bissau peut-être mise à part- plaident déjà pour cette solution. L’exemple de l’Union Européenne montre aussi que la gestion d’une monnaie unique est plus aisée dans un espace plus retreint et plus homogène que dans un espace plus large et composé de pays plus différents : il devrait donc en être de même pour l’Afrique de l’Ouest où les écarts entre nations sont encore plus profonds et les instruments de connaissance, de contrôle et d’action nettement plus limités. Même si cette solution est moins ambitieuse, elle constituerait malgré tout une première étape suffisamment consistante. L’UEMOA rassemble en effet le 1/3 des habitants de la CEDEAO et pèse 20% de son Produit Intérieur Brut (PIB). Avec ses 120 millions d’individus et un PIB total de plus de 110 milliards de USD, cette zone francophone est plus importante que le Maroc ou s’approche de l’East African Community (EAC), et est de surcroit homogène par sa langue et ses structures économiques.  Elle dispose aussi, ou peut disposer rapidement, des ressources humaines compétentes et déjà expérimentées pour la gestion d’une monnaie commune en circulation dans plusieurs Etats. Malgré tout, ce lancement limité affronterait de nombreux challenges qui, hormis notamment la contrainte de mise en place rapide de nouveaux billets et pièces, auraient surtout trait à l’instauration d’une confiance suffisante dans la nouvelle monnaie. Celle-ci ne s’appuierait plus en effet sur une garantie extérieure comme c’est le cas du FCFA, mais sur ses propres mécanismes de sauvegarde : fixation de nouvelles règles de solidarité entre Etats en cas de difficultés de l’un d’eux ; définition de procédures de protection de l’ECO face à la spéculation ou à des difficultés économiques ; nouvelles normes éventuelles à respecter pour les agents financiers et économiques ; …. Le pari n’est pas impossible à tenir, mais il est fort difficile comme l’a montré l’exemple récent de la plus grande indépendance acquise par la monnaie marocaine. Ce risque est pourtant obligatoire : le taux de change de la nouvelle monnaie, même s’il était égal au FCFA à l’instant zéro de lancement de l’ECO et ne concernait que la zone UEMOA, sera immédiatement fonction de nombreux paramètres qui détermineront le sens et l’ampleur d’une possible variation de sa valeur. Il en fut ainsi par exemple pour l’EUR en 2001.

Enfin, deux sujets, pourtant importants, ne semblent avoir fait jusqu’ici l’objet de presque aucun commentaire. D’abord, la mise en place effective de l’ECO, surtout avec le périmètre restreint envisagé, entrainerait « de facto » la fin de la zone franc actuelle puisque l’Afrique Centrale francophone est en dehors de la CEDEAO et donc du nouveau système. Cette coupure de la zone Ouest et de la zone Centrale a déjà été suggérée par suite des difficultés actuelles de la Communauté des Etats de l’Afrique Centrale (CEMAC) en termes de réserves de change et de déficit budgétaire, mais a été jusqu’ici écartée. Si les Chefs d’Etat de la CEMAC ont déjà évoqué la nécessité d’un « échange de vues » sur ce sujet en raison de l’annonce surprise de la CEDEAO, il n’est pas certain que tous auront la même idée sur les réorientations a à adopter. Surtout, la France, qui a pour l’instant laissé s’exprimer les dirigeants de la CEDEAO sans formuler d’observation ou de réserve spécifique, pourra difficilement accepter de les laisser faire et de constater la fracture de fait de la zone FCFA sans définir une nouvelle stratégie globale à l’égard des pays francophones tenant compte de ses propres objectifs géopolitiques. En la matière, les récentes réunions de la zone Franc d’octobre 2019, dernier évènement collectif avant la date prévue de lancement de l’ECO, ont bien évoqué ce dossier mais n’ont pas vraiment donné les lignes directrices de la conduite retenue, laissant planer le doute sur la proximité de l’échéance.

Le second sujet est celui des contraintes que pourrait générer le nouvel univers monétaire choisi par la CEDEAO pour les pays qui souhaiteraient adhérer à cet ensemble. C’est notamment le cas du Maroc dont la demande d’adhésion à la CEDEAO, formulée en 2017, avait rapidement été acceptée dans son principe mais n’a pas depuis lors franchi d’autres étapes concrètes malgré la forte pression des Autorités marocaines et des partisans subsahariens du projet. Diverses oppositions s’étaient en effet manifestées soulignant les déséquilibres que pourrait causer cette entrée dans la CEDEAO d’un Etat dont les structures économiques étaient plus avancées en nombre de domaines et qui pourrait donc contrecarrer les actions de développement de la plupart des pays déjà membres. Le Maroc trouvera-t-il autant d’attraits à cette adhésion si celle-ci l’amène à terme à abandonner le Dirham, pour lequel ce pays a investi beaucoup de temps et d’efforts pour en faire une monnaie presque totalement convertible et qui préserve maintenant depuis plus de dix ans sa valorisation par rapport à l’EUR ? Le Maroc pouvait être grand gagnant d’une entrée dans un vaste ensemble de libre-échange où la compétitivité et la modernité de son économie pouvaient faire merveille ; il perdrait beaucoup s’il était englué dans une zone monétaire dont la solidité reste à prouver. Cette même hésitation pourrait concerner d’autres pays, avant tout attirés par le dynamisme commercial de la CEDEAO mais soucieux de garder leur liberté monétaire.

Quoi qu’il en soit, la CEDEAO a cette fois confirmé des échéances et donné des orientations, ce qu’on lui reprochait de ne pas faire. Et l’UEMOA a annoncé sa pleine adhésion à celles-ci. Les deux zones géographiques ont certes marqué des points en termes de communication. Mais elles risquent gros.  Pour les pays de l’UEMOA, un grand retard dans le respect de ces échéances leur ferait perdre une occasion unique de prouver que, malgré ses faiblesses, le FCFA a pu être utilisé pour construire les bases de la monnaie unique d’un ensemble géographique plus vaste. Ce report donnerait aussi aux opposants au FCFA divers arguments pour relancer leurs attaques et créerait pour les Etats et les entreprises de l’Union les inconvénients qui y sont usuellement associés. En revanche, en cas de démarrage effectif mais insatisfaisant de l’ECO, les nations pionnières subiraient les effets d’une comparaison négative avec leur ancienne situation de zone « sécurisée », sans possibilité de retour en arrière. Il en serait de même pour toute la CEDEAO en cas de forte dévalorisation- ou même seulement d’instabilité- de l’ECO après son lancement. De plus, même si cette expérience-test pour la zone francophone de l’Ouest s’avérait positive, la difficulté de l’étendre rapidement aux autres pays de la Communauté serait aussi une forme d’échec. La CEDEAO, qui manque de grandes réalisations, montrerait ainsi le poids des obstacles l’empêchant de renforcer sa cohésion économique et politique, et être davantage qu’une zone de libre-échange et de concertation politique. La voie de la réussite, gage d’une crédibilité renforcée pour les deux zones géographiques, est donc étroite, même si elle est possible. Gageons que les Chefs d’Etat ont bien pesé ces arguments avant de faire leurs déclarations fin juin dernier. On dit que l’Histoire ne repasse pas deux fois les plats : une chance gâchée pourrait donc être irrémédiablement perdue.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/10/2019

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Analyse économique et sociale

Afrique : Puissance démographique, effets pervers.

Afrique : Puissance démographique, effets pervers.

 

Le Département des Affaires Economiques et Sociales des Nations-Unies vient de publier sa Revue 2017 des prévisions démographiques mondiales aux horizons 2050 et 2100.

La première conclusion de ce travail est l’accentuation des tendances antérieures. Ce constat n’étonne pas, les mouvements démographiques ne se modifiant que sur le long terme et permettant donc des prévisions précises, y compris pour des échéances lointaines. L’humanité s’est accrue d’un milliard d’habitants entre 2005 et 2017, battant ses records de vitesse, et atteint 7,6 milliards d’habitants. Dans l’hypothèse centrale des projections, elle comprendrait 9,8 milliards de personnes en 2050 – un peu plus que les dernières prévisions -. Malgré le ralentissement ensuite attendu, il est probable à plus de 75% que l’humanité continuera à s’accroître jusqu’après 2100 et elle a de « bonnes chances » de dépasser 11 milliards d’âmes à la fin du siècle. A ce jour, la pyramide des âges est plutôt équilibrée avec 26% d’individus de moins de 15 ans, 61% entre 15 et 59 ans et 13% au-delà, et l’âge médian est de 30 ans. Mais l’humanité va vieillir vite dans les prochaines décennies en raison de la chute continue du taux de mortalité et de la baisse tendancielle du taux de fécondité. En 2050, on attend donc autant de moins de 15 ans que de plus de 60 ans, soit 2,1 milliards de personnes, et 21% de chaque côté. Même si ce mouvement concerne tous les continents, l’Europe et l’Amérique du Nord seront particulièrement touchées par ce changement, qui requerra des investissements et des actions sociales d’un nouveau type. L’évolution aura aussi des répercussions négatives sur le ratio catégoriel 20-65 ans/plus de 65 ans qui passera par exemple en Europe de 3,3 à moins de 2 en 2050 et imposera de nouveaux efforts de solidarité.

Dans cette « photo de groupe », l’Afrique accentue son originalité. Par sa croissance d’abord. Après sa progression considérable depuis 50 ans, elle « pése » en 2017 17% de l’humanité avec ses 1,3 milliards d’habitants. Cette place devrait se consolider encore plus vite dans les 30 prochaines années : en totalisant 59% de l’accroissement sur la période, la population du continent avoisinera 27% du total mondial et plus de 2,5 milliards d’individus en 2050. Cette évolution illustre un rythme d’accroissement annuel qui ne ralentit que doucement: ce taux, de +2,6% en 2010/2015, restera encore à +1,8% en 2045/2050 tandis qu’il sera à cette date partout inférieur à +1% et sera même négatif en Europe. Sous cette poussée globale, l’Afrique comptera de plus en plus de géants à l’échelle des populations nationales. Ainsi qu’il l’est déjà connu, le Nigéria devrait avoir dans 33 ans la troisième population mondiale, contre la septième aujourd’hui, et 410 millions d’habitants. Au même moment, 4 des 13 pays de plus de 150 millions d’habitants seraient en Afrique – Nigéria, République Démocratique du Congo, Ethiopie et  Tanzanie, contre 1 sur 8 aujourd’hui.  Surtout, l’Afrique se distinguera dans l’avenir par sa jeunesse dans un monde vieillissant. La population du continent compte présentement 60% de personnes de moins de 25 ans, alors qu’en Asie et en Amérique latine ce pourcentage est descendu à 42%. La classe des 25 à 59 ans reste la plus faible au monde, avec seulement 35% du total, contre plus de 45% ailleurs, comme celle des plus de 60 ans qui n’est aujourd’hui que de 5%. Ce poids exceptionnel de la jeunesse et l’accroissement continu de la proportion des 25/59 ans se poursuivront jusqu’au-delà de 2050 et donc sur une période exceptionnellement longue par rapport à l’histoire des autres continents. C’est seulement pour la concentration de la population que l’Afrique empruntera le même chemin que le reste du monde : la majorité de la population deviendra en effet urbaine avant 2030, suivant une évolution apparemment irréversible.

Sur certains aspects, l’Afrique témoigne d’importants progrès. D’abord l’allongement de la durée de vie : +6,6 ans depuis 2005, soit trois fois plus que dans la période précédente et deux fois plus que le rythme mondial. Certes, l’espérance de vie de 60,6 ans reste au moins 10 ans inférieure à celle du reste de la planète, mais l’amélioration illustre les efforts accomplis pour atteindre l’un de ces Objectifs du Millénaire et l’objectif affiché est de renforcer la tendance avec une espérance de vie à 71 ans en 2050.  Cette avancée a surtout été obtenue par la chute du taux de mortalité des moins de 5 ans, qui a baissé de 141/°° en 2000/2005 à 95/°° en 2010.2015. Ici encore, le retard reste grand par rapport à la moyenne mondiale, mais il s’est bien réduit, surtout par rapport aux autres pays les moins avancés. Enfin, la dernière décennie a été marquée par une décélération de l’impact du virus HIV : ainsi, en Afrique du Sud, pays le plus touché, l’espérance de vie ramenée à 53 ans en 2010 est remontée à 59 ans et pourrait s’élever en 2020 à 62 ans, son niveau antérieur à l’explosion de la maladie.

Face à ces améliorations, le faible repli du taux de fécondité est au contraire le grand échec africain du début du siècle. Ce ratio est en 2015 de 4,7 naissances par femme et supérieur à 5 pour la seule zone subsaharienne. Il est plus de deux fois supérieur à celui de toutes les autres régions du globe. Les prévisions tablent sur une réduction de ce taux à 3,1 vers 2050 et à 2,1 vers 2100, soit avec 100 ans de retard par rapport au reste du monde. Au vu de la dernière décennie, ces prévisions semblent cependant optimistes. Ce décalage est largement répandu puisque sur les 22 pays ayant les plus forts taux de fécondité, 20 appartiennent au continent. Parmi les facteurs expliquant cette valeur élevée, on peut souligner que l’Afrique détient, avec un taux de 99/1000, le plus fort niveau de naissances pour les jeunes filles de15/19 ans. La précocité de la procréation et l’allongement de la durée de vie s’ajoutent donc au taux de fécondité record pour amplifier l’accroissement démographique.

Ces projections, aux fortes probabilités de concrétisation, ramènent à trois données économiques essentielles, bien connues mais insuffisamment  mises en oeuvre.

La première est l’urgence d’une réorientation des stratégies de développement. La forte corrélation positive entre développement économique et social et baisse du taux de fécondité est universelle et ne peut être un hasard. A contrario, le lent repli du taux de fécondité en Afrique est un indicateur du caractère peu inclusif du développement malgré les bons taux de croissance économique. Dans beaucoup de pays, l’augmentation du Produit Intérieur Brut, d’ailleurs fort ralentie depuis trois ans, a peu changé les conditions et le niveau de vie de la grande majorité, et donc les pesanteurs religieuses et sociales qui influent sur le comportement des populations. Pour réduire ce taux de fécondité, les programmes devraient être nécessairement multidirectionnels : renforcer massivement le planning familial, notamment dans les zones urbaines qui vont devenir majoritaires ; mais aussi par exemple mettre l’accent sur la scolarisation des jeunes filles pour réduire les naissances précoces et accélérer les investissements en infrastructures sociales et dans l’habitat, pour « changer la vie ». La volonté politique de trouver des solutions doit être à la hauteur de la complexité et de l’ampleur de ces questions, ce qui fait souvent défaut. Sans cette mutation démographique, l’écart déjà criard entre les besoins et la situation actuelle en termes d’équipements collectifs ou de logements décents, par exemple, s’accroitra gravement d’ici 2050. Il pourrait être insoluble en 2100 pour les pays à la poussée démographique la plus rapide comme le Niger ou le Nigéria.

La deuxième est l’impératif d’un changement de rythme dans les créations d’emplois. Le « dividende démographique » avancé par certains, arguant que l’actuelle pyramide des âges dans le continent est favorable à la croissance en raison du poids relatif élevé des classes d’actifs, ne sera une réalité que si ces actifs travaillent effectivement. Or, le rythme actuel de création d’emplois dans les secteurs formels existants et dans l’administration semble incompatible avec la masse des personnes arrivant annuellement sur le marché de l’emploi. Les solutions ne peuvent venir que du renforcement du secteur industriel, capable de créer massivement des postes de travail, de celui des services modernes, pouvant générer de nombreuses petites entreprises et une vraie valeur ajoutée, et d’une progression continue l’informel « classique ». Les pays choisissant la première solution, comme l’Ethiopie ou la Cote d’Ivoire, sont rares en raison des nombreuses conditions qu’exige ce choix : fort engagement politique, progrès d’infrastructures, lourds investissements. L’informel traditionnel continuera de toute façon à prospérer, sans autre apport qu’une survie plus facile de nombreuses catégories. L’essor de petites sociétés orientées vers les nouvelles technologies, les services, les nouvelles formes de commerce sont donc une voie plus largement ouverte. Elle suppose cependant le soutien intelligent au secteur privé, l’amélioration de l’éducation et de la formation des jeunes et des chômeurs, une meilleure efficacité fiscale, un bond en avant de l’accès au financement, et reste donc un vrai challenge..

Enfin, même si les deux premières conditions étaient réunies, les migrations demeureront un moyen d’ajustement nécessaire avec l’accroissement drastique à venir de la population. Refuser cette vérité n’empêchera pas qu’elle se produise. Ces mouvements seront d’abord intra-africains, en fonction des drames et de l’immobilisme frappant certains pays, générateurs d’émigration, et des possibilités d’emploi offertes dans d’autres, qui seront spécialement attractifs pour les jeunes. Mais ils existeront aussi avec d’autres régions du monde, et surtout l’Europe. En la matière, l’insouciance -ou l’inconscience – de la plupart des pays africains et l’égoïsme de beaucoup de pays européens conduisent à des positions actuellement conflictuelles, intenables à terme. Ces mouvements de populations peuvent en effet être utiles à tous. L’allègement de la contrainte démographique permet aux Etats africains de transformer plus vite l’environnement local, d’accélérer le développement et de réduire à terme ces départs. L’immigration en Europe participe au règlement des questions du vieillissement de la population et de la diminution des actifs dans cette région, dès lors que les politiques d’accueil et d’intégration sont conduites avec audace et discipline.

A défaut d’agir vite sur les trois variables, la troisième risque de s’imposer comme la seule voie possible pour un nombre croissant de personnes sans autre espoir de vie meilleure, même si leur chemin est jonché des drames que l’actualité nous jette au visage sans état d’âme.

Paul Derreumaux

Article publié le 29/06/2018