France : la croissance doit-elle être le premier objectif de l’Etat ?
Vues d’Afrique, les difficultés économiques actuelles de la France, et les péripéties politiques qui l’accompagnent, devraient interpeler les Responsables des Etats d’Afrique subsaharienne. Elles montrent en effet la fragilité du bon fonctionnement d’une économie, même très développée, et sont donc riches d’enseignement.
Comme dans beaucoup de pays européens, les Autorités politiques françaises ont à résoudre actuellement une équation économique comportant au moins cinq principales inconnues: réduire la charge de la dette extérieure, atteindre l’équilibre budgétaire, maximiser la croissance, minimiser le chômage, améliorer la compétitivité de l’appareil économique.
La situation, qui n’était pas la plus mauvaise en 2009, ne s’est guère améliorée et devient donc maintenant l’une des plus inquiétantes alors que d’autres nations relèvent la tête.
Beaucoup de raisons, économiques ou politiques, sont avancées pour expliquer cet échec français. La comparaison avec d’autres expériences – européennes ou non – permet de mettre en valeur, de manière non exhaustive, certains de ces facteurs.
Une première cause est de continuer à vouloir atteindre en même temps tous les objectifs en choisissant une voie médiane, en essayant en même temps d’éviter les changements les plus difficiles liés à l’atteinte assurée d’un d’entre eux. Cette option semble d’autant plus erronée que certains objectifs, comme le taux de croissance, dépendent à la fois de tous les agents économiques nationaux – et pas seulement de l’Etat – et du contexte international. La seule influence, partielle, que l’Etat peut donc avoir sur lui, est celle de la création d’un environnement national favorable, ce qui n’a pas été fait. Les Etats qui paraissent avoir le mieux réussi à enrayer la crise ont concentré leur attention et leur action sur l’équilibre budgétaire et le marché de l’emploi, sur lesquels ils ont une prise directe, en escomptant que le succès sur ces plans permettrait une évolution vertueuse des autres cibles. Des réformes profondes ont été menées et des sacrifices souvent très importants ont été acceptés par les entreprises et, surtout, la population durant près de 5 ans, mais ces efforts semblent avoir aujourd’hui les effets positifs espérés sur les autres variables.
Des efforts insuffisants pour restaurer l’équilibre budgétaire sont une autre explication essentielle. L’équilibre permanent n’est bien sûr ni nécessaire, ni optimal et des déficits publics sont justifiés s’ils financent pour un temps des investissements générateurs de croissance future ou un « trou d’air » de la conjoncture. Même la « règle d’or », si âprement discutée, est sans doute inapplicable et d’ailleurs peu utile. Comme la croissance, l’équilibre ne se décrète pas : il se construit à force de rigueur et de respect de principes normalement connus de tous. Le laxisme toléré en France, comme ailleurs, depuis plus de vingt ans, bien au-delà de la normale, rendait inévitable un ajustement urgent et pertinent, qui n’est pas opéré à ce jour. Les deux outils possibles à cette fin n’ont en effet pas été utilisés de façon optimale.
Pour l’augmentation des ressources publiques, et principalement de la fiscalité, la marge de manœuvre était certes modeste en raison du niveau déjà élevé des prélèvements publics. Les choix opérés en la matière ont cependant été caractérisés par leur complexité et par la variabilité des buts poursuivis et donc des mesures prises. Ces hésitations sur la politique suivie et les changements régulièrement entrepris ont réduit les effets de ces hausses tout en élargissant au maximum le sentiment d’insatisfaction. Les « rafistolages » ont remplacé la refonte globale de la fiscalité toujours promise mais jamais réalisée, et le « choc de simplification » a oublié les taxes. Deux solutions « neutres » semblent notamment avoir été sous-employées alors qu’elles pouvaient générer des ressources significatives : celle d’une augmentation plus forte de la Taxe à la Valeur Ajoutée (TVA), avec une simplification de ses taux, en application du principe de « qui consomme paie » ; celle de la vente par l’Etat de certains de ses actifs, notamment immobiliers.
Pour la réduction des charges, il parait effectivement nécessaire d’éviter des ponctions excessives dans les dépenses de redistribution que l’Etat se doit de maintenir tant pour des raisons morales que pour amortir les effets de la crise. Certes des rentes anormales existent et sont à éliminer, mais la protection sociale de qualité dont bénéficie une grande part de la population française est un acquis qui a valeur universelle et est à préserver. L’économie peut donc provenir surtout de deux sources. D’abord, toutes les structures administratives elles-mêmes doivent à la fois réduire leurs coûts de fonctionnement et améliorer leur efficacité. Les réalisations faites sur ce terrain sont infinitésimales par rapport aux possibilités. La réforme territoriale annoncée en est un bon exemple puisqu’ on indique déjà que la modification (trop timide) de la carte des régions apportera peu d’économies. La refonte doit être profonde, généralisée, soucieuse d’efficacité et portée en conséquence par une volonté dégagée d’arrière-pensées politiques, ce qui est évidemment difficile. Ensuite, l’externalisation d’une partie des missions et des charges de l‘Etat permet de répondre à des besoins pressants sans peser immédiatement sur les finances publiques : l’expérience des autoroutes montre l’efficacité de cette approche si l’Etat garde la vigilance nécessaire sur le dispositif en place. Ces Partenariats Public Privé (PPP), présentés comme solution miracle dans les pays en développement, sont applicables en nombre de domaines comme les transports, l’énergie, dès lors que les pouvoirs publics fixent des règles de fonctionnement équitables, imposant à la fois rigueur et qualité de service. Ils pourraient être un des éléments d’un grand plan d’investissements publics apportant à la fois relance économique et modernisation.
La mauvaise appréhension de la question du chômage est un troisième facteur. La rigidité exceptionnelle du marché du travail a certes permis que le chômage n’explose pas récemment comme il le fit ailleurs. Elle ne l’a toutefois pas empêché de s’accroitre significativement et gêne actuellement son possible reflux. La non prise en compte des changements intervenus dans les relations des entreprises et des salariés avec l’emploi explique les décisions prises en ce domaine. Pressurés par la concurrence et par la crise, les employeurs cherchent à composer une part croissante de leurs effectifs de salariés en contrat à durée déterminée. Du côté de la demande, ce changement inévitable est désormais de plus en plus accepté, faute de mieux. Les acteurs sociaux sont donc prêts à supporter une plus grande flexibilité dans leurs relations, comme c’est le cas dans de nombreux pays développés. Il pourrait en résulter, comme ailleurs, une diminution du chômage. Plusieurs facteurs entravent en France cette évolution : un comportement des organisations patronales et syndicales plutôt porté à la confrontation qu’à la concertation ; un dispositif de compensation financière du chômage très « avantageux » et peu incitatif à l’acceptation d’emplois peu protégés ; des coûts minimaux du personnel fort élevés en raison des charges fiscales et sociales qui y sont liées. Il apparait donc préférable d’accepter les transformations sans doute définitives de cet univers du travail en atténuant au mieux les blocages énumérés ci-avant et en mettant en place l’environnement assurant que les salariés ne sont pas les victimes de ces changements : développement maximal de l’apprentissage et de formations professionnelles bien adaptées pour faciliter les mutations en cours de carrière ; renforcement des possibilités de concours bancaires, y compris à long terme, pour ceux qui n’ont pas de contrat à durée indéterminée ; encouragement maximal à la création et au soutien des petites et moyennes entreprises.
Enfin, la qualité du leadership politique est une autre donnée clé du succès. Celle-ci suppose plusieurs conditions. D’abord la clarté et la pertinence de la vision à long terme des leaders politiques quant à l’avenir de notre société et aux conditions requises pour le réaliser au bénéfice de tous. En second lieu, la consistance et la stabilité des programmes mis en œuvre à cette fin par l’Etat, dans le périmètre bien compris de sa mission, accompagnées d’une inébranlable volonté de réussir malgré les difficultés. En outre, une ferme discipline collective des dirigeants, capables de maîtriser leur égo pour ne pas remettre en question les orientations fixées par le premier d’entre eux et de se mobiliser totalement sur la mission nationale qui leur est confiée. Enfin, la démonstration par les faits de la force de leur engagement total et prioritaire face aux difficultés de l’heure. Les commémorations de cette année nous rappellent que, il y a quelques décades, des femmes et des hommes furent capables de réunir toutes ces exigences. L’urgence, l’importance et la diversité des problèmes de l’heure appellent les mêmes qualités de la part de nos Responsables actuels. La clairvoyance des populations et le désamour croissant qu’elles portent aux Autorités politiques témoignent que ces qualités ne paraissent pas respectées à ce jour. Une réelle clarification sur ce point amènerait peut-être un retour de confiance dans l’esprit de tous les agents économiques et, pour les entreprises, le goût d’investir requis pour l’amélioration de la productivité.
Sur les deux derniers points, les exigences requises par la situation de la France se retrouvent avec la même force en Afrique. Les Etats y disposent en revanche d’une marge de manœuvre plus grande en termes d’accroissement de leurs ressources, par suite de la pression fiscale encore modeste, ce qui devrait permettre un renforcement de l’Administration, qui n’est pas ici à « dégraisser » mais dont il faut renforcer considérablement l’efficacité.
Il existe en France beaucoup d’atouts pour que le pays réussisse à sortir des difficultés où il se trouve, mais aussi beaucoup de verrous qui pourraient continuer à bloquer les issues qui existent. Si ces verrous ne sautent pas, les « déclinistes » pourraient avoir raison en voyant la France ramenée dans une période future sous la coupe du Fonds Monétaire International (FMI) et en train de devoir quémander l’annulation d’une partie de sa dette. Ici encore, l’Afrique sait bien ce que cela veut dire.
Paul Derreumaux