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Système bancaire africain

Systèmes bancaires dans l’UEMOA : Mention bien face à la crise

Systèmes bancaires dans l’UEMOA : Mention bien face à la crise

 

Le constat est encourageant. Au vu des Assemblées Générales qui s’égrènent des banques cotées à la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM), le système financier de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) a bien résisté, dans l’ensemble, aux conséquences économiques et sanitaires de la crise du Covid-19. Une analyse plus fine met toutefois en évidence trois constats plus précis : une gestion plutôt efficace des banques, un contexte favorable dans l’Union, des incertitudes à attendre en 2021.

Les principaux indicateurs de l’année 2020 montrent d’abord les bonnes capacités d’adaptation des systèmes bancaires à cette situation inédite. Au plan des charges de fonctionnement, le secteur a été de ceux qui ont le mieux appliqué les consignes sanitaires liés à la pandémie -distanciation, généralisation du télétravail- et les équipes ont été assez peu touchées par le Covid-19. Les coûts supplémentaires qui en ont découlé ont été souvent compensés par les mesures d’économie prises en 2020 : restrictions de voyages, mises en chômage partiel, ajournement de recrutements. Les charges d’exploitation ont ainsi connu une hausse limitée, et parfois un repli pouvant approcher 10% du total pour les banques les plus économes.

Au plan des activités, la plupart des banques ont enregistré une progression plus soutenue de leurs ressources de clientèle que de leurs concours à l’économie. La première traduit les efforts des entreprises et des ménages de constitution d’encaisses de précaution dans un contexte de baisse des activités et d’attentisme des investissements. En Côte d’Ivoire, la croissance moyenne des dépôts de la place a été ainsi de 24% sur l’année. Dans les autres pays, des performances comparables ont été atteintes :  + 17% pour l’ensemble du Groupe Orabank,    + 26% pour la Banque Malienne de Solidarité, + 22% pour la BANK OF AFRICA au Burkina Faso par exemple, Les crédits directs en fin de période ont au contraire réduit leur progression du fait du freinage général des échanges internationaux, du ralentissement des économies, mais aussi de la prudence redoublée des banques dans la distribution de nouveaux concours. En Côte d’Ivoire, le total des crédits a progressé de 14%, provoquant un recul de 7% du taux de réemploi des ressources. Dans le Groupe BANK OF AFRICA, les crédits de trésorerie n’ont augmenté que de 5% au Burkina Faso et au Sénégal, et se sont mêmes repliés en valeur absolue au Mali.

Au plan des résultats, les Produits Nets Bancaires (PNB) sont souvent restés proches des niveaux records de 2019 : malgré la tendance au recul des commissions pénalisées par le manque d’affaires nouvelles, les marges d’intérêt ont été préservées, grâce notamment à une fréquente réorientation des concours à la clientèle vers des placements en trésorerie peu risqués, et ont sauvé l’essentiel. Cette résistance a été notée dans tous les pays de l’Union, avec dans chacun d’eux des situations variables des établissements en fonction de leur portefeuille de clients, de leur appétence aux risques et de leur capacité de trouver des emplois alternatifs. La situation est plus disparate pour les Résultats Bruts d’Exploitation, en raison de l’impact des politiques variables suivies dans la gestion des charges courantes, et pour les Résultats Nets. Ceux-ci portent notamment la trace du coût du risque : ce dernier a bien sûr généralement grandi à compter du second semestre 2020. Mais, derrière cette constante, l’impact final a souvent été atténué par l’habileté des équipes à proposer des restructurations acceptables. Les bénéfices dégagés sont donc fréquemment supérieurs à ceux de 2019, comme c’est le cas pour Ecobank Cote d’Ivoire ou Corisbank, ou en repli limité, telle la SGCI, première banque de l’Union. Quelques établissements ont réussi des parcours remarquables, comme Bridge Bank à Abidjan dont les dépôts et les crédits ont crû respectivement de 26% et 17%, qui a atteint ses objectifs budgétaires et dont le bénéfice annuel a fait un bond de 30%. Dans tous les cas, les banques dont les résultats sont déjà publiés distribueront des dividendes voisins, et parfois supérieurs, à ceux de 2019.L’année 2020 n’aura donc pas été ici une année de crise pour le secteur.

Deux principales causes extérieures ont favorisé cette résistance des banques de la région. La première est l’évolution du Produit Intérieur Brut (PIB) de l’Union en 2020 (+0,9%), meilleure que celle de l’ensemble l’Afrique subsaharienne, en recul de plus de 4%. L’absence de confinement généralisé dans l’espace régional, la force des circuits informels, la forte chute des prix du pétrole dont la zone est globalement importatrice expliquent largement cette bonne tenue macroéconomique. Dans plusieurs pays, les entreprises ont aussi bénéficié des actions de l’Etat pour soutenir leur appareil économique ou instaurer des protections sociales exceptionnelles : création de fonds de soutien aux entreprises, notamment de petite taille, report d’échéances fiscales, paiements de « packages » de secours aux populations les plus vulnérables. Dans ces circonstances, elles ont été mieux armées face à la pandémie et les banques en meilleure position pour éviter les déclassements de dossiers.

Surtout, l’Union a été favorisée par une réaction rapide et efficace de la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) à travers deux types de mesures. La première est réglementaire, pour alléger en cette période les contraintes pesant sur les banques en la matière : report possible à court terme d’échéances des crédits, sans déclassement de ceux-ci ; baisse des taux pour les adjudications de ressources aux banques ; décalage d’un an dans le durcissement des ratios relatifs aux fonds propres. La deuxième est financière avec les « Bons Covid » dont la diligence de mise en place est à saluer. Ces Bons, émis par les Etats de l’Union, ont apporté à ceux-ci des financements d’une maturité de trois mois au taux maximum de 3,5%, affectés aux mesures d’urgence, et ont été souvent un relais de concours à plus long terme des Partenaires Techniques et Financiers (PTF). L’accord donné aux banques par la BCEAO pour un refinancement intégral possible de ces Bons a permis leur participation massive à la souscription et le succès de ces titres. En un an, quelque 1500 milliards de FCFA ont été ainsi levés par les Etats selon une programmation ciselée. Très opportune pour les Etats, cette initiative a aussi servi les banques dans la recherche d’emplois de substitution à faible risque et dans la préservation de leur compte d’exploitation. Elle a en revanche sans doute peu encouragé le système financier à des efforts exceptionnels vis-à-vis des entreprises en difficultés.

En dehors de l’UEMOA, ces contextes favorables ont souvent manqué, et les résultats des banques s’en ressentent en de nombreux endroits. En Afrique Centrale francophone, le plongeon des cours de l’or noir a provoqué un net recul des PIB des pays concernés : celui-ci a pesé sur les ressources de clientèle, réduit drastiquement les possibilités de crédit et multiplié les exigences de provisions pour créances en souffrance.  Au Kenya, dont le système bancaire est un des plus performants d’Afrique, la crise a été multiforme ; recul de secteurs essentiels comme le tourisme ou l’agriculture, hausse du déficit budgétaire et de la dette extérieure, baisse des flux financiers de la diaspora. Il devrait en résulter pour les banques une hausse sensible des provisions et une nette baisse des bénéfices : – 22% pour la Kenya Commercial Bank, – 42% pour le nouveau groupe National Commercial Bank of Africa (NCBA).

Pour 2021, les perspectives demeurent mitigées. Depuis le deuxième trimestre 2020, les Etats africains ont certes, avec des fortunes diverses, mis en place des parades à la crise économique issue de la pandémie et les appareils économiques ont appris à fonctionner face à celle-ci. Cependant, les appréciations les plus fréquentes tablaient sur un retour à la normale début 2021 et un plein « effet de rattrapage » pendant l’année en cours. Les estimations sont désormais moins optimistes. En Afrique comme ailleurs, beaucoup de nations ont été frappées par une deuxième ou une troisième « vague » de l’épidémie, parfois plus contagieuse ou mortelle, imposant de nouvelles restrictions et freinant la reprise de l’économie. Le rythme de celle-ci est donc encore incertain et le retour à la situation de fin 2019 plutôt reporté désormais à 2022. Si certains secteurs cruciaux pour le continent se portent mieux, comme le pétrole où le niveau d’équilibre actuel est meilleur pour les vendeurs et acceptable pour les acheteurs, des pans entiers comme le tourisme et l’hôtellerie sont encore en souffrance. Des dangers issus de la crise de 2020 restent menaçants. Ils sont macroéconomiques tels les déficits budgétaires fortement gonflés sans espoir de retour à la normale à court terme, un endettement public en hausse généralisée, une croissance du PIB intérieure aux précédentes anticipations, une forte inflation importée pour certains produits. Ils sont aussi microéconomiques avec le risque de faillites d’entreprises plus nombreuses après l’arrêt des aides de l’Etat là où elles existaient et la tentation de certains gouvernements à renforcer la pression fiscale pour résorber les lourds déficits budgétaires.

Dans ce paysage incertain, la zone UEMOA devrait être encore plutôt favorisée. Les dernières prévisions des Autorités régionales retiennent une hausse du PIB de 5,8% en 2021, légèrement supérieure à celle de 2019 et en progrès par rapport aux premières estimations faites en début d’année Emmenée notamment par les bonnes perspectives de la Cote d’Ivoire, « poids lourd » de l’Union, cette progression devrait être assez bien répartie dans les 8 pays de l’UEMOA. Elle serait surtout une nouvelle fois sensiblement supérieure aux résultats moyens de l’Afrique subsaharienne -où une avancée de 3,4% du PIB est escomptée- et permettre la reprise d’une progression du revenu par habitant. Le niveau encore tolérable de l’endettement public, malgré les emprunts contractés en réponse à la crise, en comparaison avec celui de nombreux autres pays africains va constituer un autre atout de la zone. Il devrait être complété par une réduction du déficit budgétaire grâce à la réduction des aides exceptionnelles et la reprise économique.

Ce contexte favorable devrait bénéficier à nouveau globalement au système financier de l’UEMOA. En termes d’activité, une tendance positive, pour les dépôts de clientèle et pour les crédits à l’économie, en lien avec les améliorations macro-économiques, pourrait être ressentie par tous les établissements. En termes de résultats et de profitabilité, l’éventail des situations pourrait être plus large en fonction notamment des politiques suivies par les établissements en 2020 : importance suffisante des efforts de provisionnement et de restructuration des crédits fragiles, intensité des réformes de fonctionnement consenties, niveau des fonds propres après la crise. Sans surprise, ceux qui auront suivi les trajectoires les plus rigoureuses en 2020 seront les mieux armés pour la suite. Les transformations du système financier régional se poursuivent d’ailleurs, annonçant de vraisemblables repositionnements : le groupe BNP continue son repli stratégique et a cédé ses filiales burkinabé et malienne ; cette dernière a été reprise par Atlantic Financial Group, présent désormais dans 4 pays ; Bridge Bank Cote d’Ivoire ouvrira sa succursale sénégalaise en septembre prochain, la BMS malienne rêve d’un troisième site dans l’Union et de suivre les traces de la BDM. Le clan des « outsiders » se renforce donc, promettant de nouvelles confrontations intéressantes pour les années à venir.

Paul Derreumaux

Article publié le 10/05/2021

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Analyse économique et sociale

Mali : programme d’action du Gouvernement de transition (PAGT) : priorité à donner à l’essentiel

Mali : programme d’action du Gouvernement de transition (PAGT) : priorité à donner à l’essentiel

 

Le Premier Ministre a présenté le 19 février 2021 devant le Conseil National de la Transition (CNT) son Programme d’Action du Gouvernement de Transition (PAGT). Cet acte officiel doit être salué au moins pour deux raisons.

D’abord, il répond à un engagement ferme pris publiquement par les nouvelles Autorités du pays, et ce respect des promesses faites n’a pas été jusqu’ici chose facile sur tous les plans.

En second lieu, le document produit par la Primature est un document ambitieux et bien construit, qui démontre la volonté du gouvernement d’apporter une réponse à beaucoup des inquiétudes et des espoirs du peuple malien.

A côté de ces éléments de satisfaction, l’analyse du PAGT conduit en revanche à plusieurs préoccupations notables, qui tiennent à la fois au périmètre des sujets pris en charge et à la manière dont ces questions sont abordées.

Sur ce dernier point, les 26 Priorités qui détaillent les six Axes retenus sont une succession de recommandations, d’orientations, d’actions avec lesquelles il est difficile de ne pas être d’accord, si les Priorités sont réparties dans le court, le moyen et le long terme. L’approbation de ce document à la quasi-unanimité par le CNT le confirme. En effet, les thèmes et objectifs sont en harmonie avec la Feuille de Route initialement fixée et rejoignent souvent des aspirations fortes reliées à la grande fronde politique et sociale de juin 2020, ou aux traumatismes qui secouent le pays depuis près de 10 ans, du fait de l’insécurité sur une grande partie du territoire malien.

Cette convergence d’idées pourrait être une force du PAGT si plusieurs handicaps n’étaient pas en même temps relevés.

D’abord les détails donnés sur ces axes et priorités sont rarement plus développés et plus concrets qu’ils ne l’étaient lorsqu’ils ont été exprimés depuis quelques mois par des personnes et institutions qui ne disposent pas des moyens d’information et d’action d’un gouvernement. Les 275 actions et 291 indicateurs annoncés sont nécessairement plus précis et doivent inclure une quantification, des précisions sur le financement des mesures et un chronogramme rassurant sur leur faisabilité. Mais ces données ne sont pas publiques à ce jour et sont indiquées comme « à évaluer », ce qui peut justifier des inquiétudes à lever sur le respect du calendrier dans lequel s’inscrit obligatoirement la Transition.

De plus, pour certains des axes, le PAGT suggère comme vecteur de réalisation des assises nationales. Il en est notamment ainsi pour l’éducation (Axe 3) ou pour la mise au point d’un Pacte de Stabilité Sociale (Axe 5) qui ne comprendrait pas moins de 4 grandes conférences. Si ces larges concertations peuvent parfois convenir, elles paraissent ici inappropriées, face aux impératifs de temps déjà soulignés.

Hors ces questions de méthodes, l’inquiétude la plus fondamentale est celle du champ d’action que recouvre ce Plan. Compte tenu des missions et des délais donnés à l’équipe de la Transition, celle-ci a à concentrer son action, outre la gestion quotidienne du pays, par ailleurs très prenante, sur un nombre limité de sujets dont la réalisation conditionne l’avenir à long terme du Mali, et sa Refondation future si souvent évoquée. Dans ce cadre, il semble que les six Axes du PAGR auraient pu être ramenés aux deux suivants.

Le premier est bien celui du « Renforcement de la Sécurité sur l’ensemble du territoire national » (Axe 1), exigence fondamentale pour que tout le reste soit possible. Dans cet Axe stratégique, les quatre Priorités énoncées apparaissent logiques même s’il est possible de s’interroger sur certains points. Il en est ainsi de la capacité de rassembler si vite les financements liés à certains aspects même si ceux-ci sont déjà inscrits dans le budget 2020/2022- tels le recrutement de 25 000 nouveaux soldats, les 12 autres composantes liées au redéploiement des forces de défense, et les actions de grande ampleur d’intégration d’ex-combattants rebelles pour lesquelles le pays piétine depuis déjà longtemps -. Il en est de même pour la plausibilité d’une relecture de l’Accord d’Alger afin qu’un texte agréé par tous connaisse une mise en œuvre diligente par toutes les parties concernées.

Surtout, cet Axe sécuritaire serait encore plus crédible s’il s’y ajoutait une Priorité, méritant sans doute d’être classée en tête, visant à « Renforcer les capacités de l’armée par une meilleure formation et mobilisation de toutes ses composantes ». Le coup d’Etat d’août 2020 avait en effet engendré le grand espoir que des leaders militaires, en libérant le pays d’un régime enfoncé dans l’immobilisme et le renoncement, voulaient montrer que l’armée malienne était prête et capable de s’engager totalement dans la lutte contre tous ceux qui terrorisent la population, la tiennent en otage et parfois l’assassinent, et qu’ils prendraient eux-mêmes, sur le terrain et dans les postes de commandement opérationnel, la tête de ce combat. Les évènements politiques et administratifs intervenus depuis lors n’ont pu que provoquer l’étonnement ou la déception des nombreux citoyens. Il faut espérer qu’un engagement fort au service de cette mission reste d’actualité pour tous ceux qui ont organisé le « coup » d’août dernier et que cette responsabilité première sera bien assumée par eux, mais les actes qui le laissent transparaitre sont rares. Le PAGT était l’occasion de réaffirmer l’acceptation de ce rôle et d’expliquer comment il serait concrétisé sans délai.

Le second Axe à conserver a trait bien sûr à l’«Organisation des élections » (Axe 6) et à ses deux Priorités énoncées, et il faudrait y intégrer  au moins l’élaboration prévue de la nouvelle Constitution (Partie de l’Axe 4) inscrite dans le programme de la Transition. Toutefois, le PAGT, s’il prend bien en charge des questions essentielles comme la mise à jour des listes électorales, n’évoque pas certains besoins de changements majeurs, souvent exprimés par des citoyens, des observateurs ou des partenaires du Mali, dans les modalités de réalisation de ces élections et les règles de désignation des candidats possibles. Or ces transformations sont décisives pour que les futures consultations électorales ne reproduisent pas les mêmes lacunes, erreurs ou insuffisances qui ont caractérisé de plus en plus les votes de la période récente. Le point central est bien ici de faire disparaitre dans les prochaines échéances électorales toutes traces de corruption et d’impunité : la crédibilité des élections et des élus sera le baromètre du succès de la Transition et la première condition d’un futur « contrat de société »..

Pour les élections par exemple, quelles qu’elle soient, ceci implique des améliorations sans délai dans la représentativité des partis politiques et dans les conditions de leur création, de leur existence, des financements publics auxquels ils pourraient avoir droit. De même, les exigences nouvelles pour la candidature à un poste électif ont la même urgence : une moralisation est impérative pour rendre par exemple impossible l’utilisation de biens mal acquis pour la corruption des élections à venir. L’installation de structures indépendantes et de moyens adéquats pour la préparation et la surveillance des élections constitue une autre nécessité pour que les graves incidents des dernières législatives ne se reproduisent plus. Ce dispositif serait utilement à compléter par la définition -et la stricte application- de sanctions, y compris pécuniaires, à l’encontre de tous ceux qui ne respectent pas le rôle qu’ils prétendent assumer dans ce processus électoral.

Pour les consultations référendaires ou constitutionnelles, il est sans doute regrettable que le Plan n’ait pas rappelé que la future Constitution aurait à respecter certains principes comme un partage des pouvoirs plus équilibré entre l’exécutif et le législatif, d’une part, et entre l’Etat central et les régions, d’autre part. Il aurait aussi été opportun de souligner les impératifs de cohérence entre cette future Constitution et le contenu des Accords d’Alger après l’éventuelle relecture de ceux-ci.

Ces deux Axes ainsi complétés et précisés composaient un programme déjà assez vaste pour occuper l’équipe de Transition jusqu’à l’échéance de son mandat et pour traduire les orientations attendues. Les autres Axes pouvaient alors être mis en œuvre ensuite par les soins des Dirigeants qui seront élus. En revanche, le PAGT semble « orphelin » d’un Axe à dominante économique. La gestion des finances publiques et de l’économe malienne pendant la Transition illustrera en effet, soit l’ampleur du changement opéré après le coup d’Etat de 2020, soit une simple prolongation décourageante des tendances antérieures. Cette question est d’autant plus cruciale que les perturbations intervenues au Mali entre juin et septembre 2020, au plus fort de la crise sanitaire et économique qui secouait le monde entier, ont gravement réduit les initiatives de l’Etat au moment où elles étaient le plus nécessaires. Les domaines d’urgence sont donc nombreux, comme le montrent quelques exemples.

Ils couvrent ainsi les actions de redistribution au profit des plus démunis, comme les 40% environ de la population qui sont en régime de pauvreté extrême ou les centaines de milliers de déplacés. Ils concernent aussi la lutte contre les hausses de prix spéculatives, qui enregistrent une accélération récente. Ils englobent la récupération des montants considérables détournés au détriment de l’Etat et pour lesquels de nombreux dossiers sont connus, déjà constitués et à la disposition des Autorités. Ils incluent aussi la réduction du train de vie de l’Etat, annoncée à l’Axe 2 (Priorité 4), mais pour laquelle des efforts plus conséquents et transparents sont attendus – et possibles-, notamment au sommet de l’Etat. Ils comprennent également une action continue de renforcement des recettes fiscales, non par un « harcèlement » accru du secteur formel de l’économie, mais par une fiscalisation d’activités ou richesses actuellement épargnées.

Les actions concrètes qui seraient menées avec diligence sur de telles priorités économiques, en illustrant la sincérité des Dirigeants dans leur volonté de rompre avec le passé, aideraient à renforcer la confiance et l’adhésion du peuple malien à l’ensemble des transformations et des efforts qui seront requis.

Malgré son intérêt, le PAGT gagnerait donc à être recentré sur un périmètre mieux adapté aux objectifs assignés à la Transition et, dans le cadre ainsi défini, à privilégier résolument les réalisations concrètes offrant des résultats tangibles avant la fin de celle-ci. C’est à ce prix que les Dirigeants actuels obtiendront véritablement le retour de la confiance du peuple malien. C’est à ce prix que le Mali pourra espérer entreprendre, dans environ un an, une première étape de sa Refondation et Reconstruction.

Ce texte est un Appel collectif émis par le Groupement de Recherches, d’Analyses et d’Initiatives Novatrices (GRAIN) à l’image des Appels déjà publiés sur ce Blog les 21 juillet 2020 (Appel pour un Mali à reconstruire), 26 août 2020 ( Appel pour une Transition réussie) et 17 novembre 2020 (Gardons la cap !)

 

Article publié le 08/03/2021

 

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Analyse économique et sociale

Pauvreté aggravée et diversité accrue : deux impacts majeurs du Covid19 en Afrique

Pauvreté aggravée et diversité accrue :

deux impacts majeurs du Covid19 en Afrique

 

Alors que le monde s’embarque avec inquiétude dans une nouvelle année, les principales institutions internationales se livrent à un exercice difficile qui est aussi un de leurs jeux favoris : celui des prévisions de croissance économique. La Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI) ont ainsi actualisé début janvier leurs hypothèses d’évolution du Produit Intérieur Brut (PIB) des grandes régions du monde, tant pour les estimations de l’année 2020 que pour les prévisions de l’exercice 2021. Pour l’Afrique subsaharienne, les chiffres de chacune des deux périodes appellent plusieurs commentaires ou compléments.

Pour 2020, sans surprise, les dernières données retiennent pour cette zone une diminution du PIB d’au moins 3% (jusqu’à -3,7% selon la Banque Mondiale). C’est moins que le recul prévu de 4,9% pour le monde, de 4,2% pour la moyenne des pays de l’OCDE ou de 8,7% pour la France. En somme, l’Afrique subsaharienne ferait mieux que la plupart des grandes régions du monde, Chine mise à part où on attend une croissance du PIB sans doute supérieure à 2%. Ces chiffres sont toujours empreints de beaucoup d’incertitudes. Les principales prévisions pour 2020 établies au début de la pandémie étaient encore nettement plus mauvaises, peut-être par souci de frapper les esprits par leur catastrophisme, et ont été relevées à plusieurs reprises au fur et à mesure qu’étaient constatés les efforts des gouvernements et les capacités d’adaptation des acteurs économiques pour contrer cette crise inédite. De plus, la difficulté de comptabiliser le secteur informel, fort lourd en Afrique et peut-être moins touché par la pandémie, accroit aussi la difficulté de mesurer l’impact final du « choc Covid » sur l’économie de ces pays en 2020.

Si le ralentissement par rapport à 2019 a été général, comme partout dans le monde, la différentiation entre pays a été encore plus marquée dans cette année atypique. Le Nigéria a été victime de la structure de son économie et très pénalisé par l’effondrement des cours du pétrole durant le confinement généralisé du deuxième trimestre 2020, qui s’est ajouté aux effets de la crise sanitaire : son PIB devrait se replier d’environ 4%. En Afrique du Sud, le lourd tribut payé à la pandémie -près de 1,1 million de contaminations fin décembre dernier- a lourdement pesé sur les finances publiques tandis que ses activités minières et industrielles subissaient de plein fouet la baisse de l’activité mondiale. Le recul du PIB en 2020 y est estimé entre 5% et 7,5% selon les hypothèses retenues. A eux seuls, ces deux mastodontes ont joué un grand rôle dans la diminution globale du PIB en zone subsaharienne, mais celle-ci a touché près d’une quarantaine de nations. Quelque dix pays ont pourtant réussi à maintenir une progression de leur PIB, même si celle-ci a toujours été inférieure à 3% : c’est par exemple le cas de l’Egypte, du Kenya, de la Côte d’Ivoire, du Ghana. Dans les regroupements régionaux, l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) s’en sortirait bien avec un taux de croissance du PIB attendu positif à 0,7%, soutenu par les accroissements de l’ordre de 1% à 2% de cinq pays sur 8, les -2% du Mali étant la plus mauvaise note de cet ensemble. L’impact sanitaire local du Covid-19 souvent assez modéré -hormis en Egypte- a sans doute facilité les choses, mais ces « champions » de la croissance africaine en 2020 ont eu la chance de s’appuyer sur des appareils économiques assez diversifiés, non orientés de manière prédominante vers l’étranger, sur une population nombreuse qui a soutenu notamment des activités agricoles importantes dans la production nationale, avec des politiques publiques dynamiques en termes d’aides aux entreprises et aux ménages, ou d’investissements en infrastructures.

Malgré ces rares performances, la conclusion essentielle de 2020 est la baisse générale du revenu par habitant dans tous les pays subsahariens. Selon les cas, celle-ci sera donc comprise entre 1% et 8%, compte tenu d’une augmentation de population qui reste généralement proche de 3%/an. Ce repli parfois très conséquent est d’autant plus dramatique que l’ensemble de la zone n’a plus dégagé depuis 2016 une progression du PIB supérieure à celle de sa population, à l’exception de quelques pays figurant en particulier parmi ceux qui ont eu les meilleures évolutions en 2020. Le taux de pauvreté absolue, déjà supérieur à 40% et dont le recul était déjà très lent, devrait donc encore faire un bond pendant l’année écoulée.  Certaines statistiques évoquent déjà plusieurs dizaines de millions de personnes concernées, mais la situation finale dépendra notamment des politiques compensatoires menées par les Etats, du rôle stabilisateur que jouera le secteur informel et de la rapidité d’une relance économique globale en 2021.

Sur ce plan, les perspectives sont pour l’instant moins bonnes que prévu. Dans leurs prévisions, Banque Mondiale et FMI ont annoncé respectivement pour 2021 en Afrique subsaharienne des hausses de 2,7% et 3,1% du PIB, qui le conduiraient en fin de période à un niveau inférieur à celui de fin 2019. Une évolution du même type vaut d’ailleurs pour la plupart des régions du monde et la prudence peut ici s’expliquer par les inconnues qui persistent pour l’année nouvelle dans la maîtrise de l’épidémie, mais surtout dans le rythme et les contours possibles de la reprise. Sur le continent, ces facteurs de risque sont d’ailleurs nombreux et parfois spécifiques. Au plan sanitaire, même si l’épidémie du Covid-19 reste moins envahissante qu’en Amérique ou en Europe, la faiblesse des équipements de santé, les manques de personnel soignant et de moyens financiers, les retards sans doute importants avec lesquels les vaccins seront délivrés vont continuer à faire peser une menace continue et la possibilité de nouvelles « vagues », en particulier dans les pays les plus pauvres. Au plan sécuritaire, le danger est toujours aussi présent dans certaines parties du Sahel, au Nigéria et quelques pays d’Afrique de l’Est, et l’éradication du terrorisme y apparait très difficile à court terme : ce fléau concerne donc plus de 200 millions de personnes et supprime dans de larges régions les possibilités de développement économique, de réduction de la pauvreté et de présence de l’Etat. Au plan politique, les élections en vue pour 2021 ne devraient pas contribuer au renouveau du personnel politique et certains pays laissent subsister de grandes incertitudes, tel le Mali en « transition ».

En matière économique, les évolutions seront sans doute mitigées. Le continent va d’abord bénéficier d’une reprise économique mondiale : même si sa force et sa généralité sont encore incertaines, elle devrait s’appuyer sur l’atténuation de l’impact du Covid19 dans les grands pays, grâce aux vaccins et à l’évitement des confinements, sur le retour à un fonctionnement normal de la plupart des secteurs (hors ceux des transports aériens et du tourisme international) et la montée en puissance de nouveaux métiers. Cette embellie va soutenir la demande des produits de base et le prix international de ceux-ci, qui composent une partie essentielle des exportations de l’Afrique : le coton, le cacao, l’or, plusieurs métaux suivent déjà cette tendance à des degrés divers. De même, les cours de l’or noir ont environ doublé en 10 mois et atteignent aujourd’hui les 60 USD : ce seuil devrait redonner du souffle aux pays exportateurs de pétrole, et notamment le Nigéria dont la perspective de croissance pourrait être relevée si cette hausse se confirme. Les secteurs qui ont bien traversé la crise de 2020, comme les télécommunications, les entreprises bancaires et financières et les sociétés minières, poursuivront sans doute leur marche en avant, poussée par le meilleur environnement et leur gestion exigeante et réglementée. Les rattrapages de réalisations d’investissements publics en infrastructures, aidés par une intensification des financements correspondants des Partenaires Techniques et Financiers (PTF), devraient aussi soutenir la croissance du PIB, alimenter l’activité de secteurs fortement créateurs d’emplois, comme les travaux publics, et améliorer l’environnement des entreprises. C’est sur la base de ces éléments que les analystes escomptent le retour d’une croissance du PIB en 2021 dans la quasi-totalité des pays subsahariens. Les pourcentages estimés sont cependant fort variables. Avec seulement 1,1%, la hausse médiocre du Nigéria freine fortement la croissance d’ensemble. Celle-ci est au contraire tirés par des zones comme l’UEMOA, entrainée elle-même par la Cote d’Ivoire mais aussi le Bénin ou le Niger, et l’East African Community (EAC), emmenée par le Kenya et la Tanzanie, où la croissance serait partout supérieure à 5% sur l’année. Le taux d’environ 3,3% attendu pour l’Afrique du Sud se situe dans la moyenne et contribue significativement à l’amélioration générale de la situation.

Deux inconnues importantes peuvent cependant participer à faire basculer les évolutions dans un sens plus favorable ou plus préoccupant. La première est issue de l’accroissement de pauvreté généré par les nombreuses perturbations d’activité et pertes d’emplois nées en 2020 de la crise sanitaire mondiale. L’aggravation est encore difficile à chiffrer et le secteur informel a joué partout son rôle habituel d’amortisseur de crise. Pourtant, il est certain que les revenus de nombreux ménages ont baissé, spécialement pour ceux qui étaient déjà les moins favorisés (travailleurs non qualifiés) et ceux qui travaillaient dans les secteurs les plus touchés (transport, tourisme, hôtellerie, industries,..). Les aides compensatoires déjà financées par les Etats ont été souvent insuffisantes et d’ampleur inégale selon les pays, en fonction de leur vivacité à réagir, de leurs moyens financiers, et de la pertinence de la politique de riposte, et cette diversité risque de se poursuivre. A la baisse des revenus, qui pénalise la consommation, s’ajoutent depuis le début de l’année des hausses de prix notables sur un nombre croissant de produits, notamment importés, qui illustrent la tendance à faire payer les difficultés de 2020 par les consommateurs finals. Si cette inflation ne peut être maitrisée et touche des produits sensibles, elle pourrait provoquer de graves crises sociales là où les Autorités auront le moins bien joué leur mission de redistribution de richesses.

La seconde donnée touche les investissements privés dans les secteurs productifs, indispensables pour accélérer la croissance future et les transformations structurelles nécessaires à la modernisation et la compétitivité de chaque économie. Ceux-ci ne devraient pas retrouver dès 2021 leurs niveaux antérieurs. Dans beaucoup d’entreprises locales, les capacités d’autofinancement ont été réduites, voire asséchées, par les baisses d’activité, et la prudence des banques s’est accrue pour tenir compte de la hausse des risques de crédit provoquée par la crise « Covid-19. Beaucoup de groupes internationaux attendent aussi la relance dans leurs principaux sites d’implantation et une meilleure visibilité sur les perspectives d’Afrique subsaharienne avant d’y réaliser de nouveaux projets. La composante des investissements privés, en particulier dans l’industrie, risque donc d’être modeste en 2021, voire en 2022. Les Etats auront ainsi un rôle essentiel à court terme pour conduire des programmes d’investissements publics assez consistants pour assurer un relais substantiel, d’une part, et mener des politiques économiques bien lisibles et incitatrices pour le secteur privé, national comme étranger, afin de restaurer au plus vite sa confiance, d’autre part.

Face à ces contraintes, les Etats qui montreront la meilleure pertinence de leur vision à long terme et leur gouvernance la plus performante seront une nouvelle fois ceux qui apporteront à leurs citoyens les meilleures chances de progrès économique et social.

 

Paul Derreumaux

 

Article rédigé le 24/02/2021

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Système bancaire africain

Les dernières mutations des banques subsahariennes ont peu développé jusqu’ici leur appétit pour le financement des infrastructures

Les dernières mutations des banques subsahariennes ont peu développé jusqu’ici leur appétit pour le financement des infrastructures

 

Depuis la fin des années 1980, les banques commerciales ont réalisé en Afrique subsaharienne d’impressionnantes mutations. Dans la période 2015/2020, ces transformations ont porté principalement sur trois plans.

Au plan capitalistique tout d’abord, le départ des intérêts extérieurs au continent s’est poursuivi. En zone francophone, les banques françaises ont accéléré leur repli. Après Indosuez puis le Crédit Lyonnais dans les années 2000, les Banques Populaires ont laissé leurs implantations en Afrique Centrale en 2018 et la BNP vient de céder trois filiales en Afrique de l’Ouest et négocie des sorties dans d’autres zones. Dans l’espace anglophone, la réorientation de Barclays a conduit au démembrement de sa puissante implantation africaine. Les participations étrangères ont été rachetées pour partie par des établissements marocains, qui prolongent leur expansion géographique, et pour partie par des banques subsahariennes. Ces dernières continuent également leur croissance exogène par de nouvelles implantations. Les groupes Coris Bank, BGFI et Atlantic Financial Group (AFG) sont les plus actifs en zone francophone ; quelques réseaux nigérians, tels celui de UBA ou d’Access Bank, kenyans, comme Equity Bank, ou sud-africains, telle Stanbic, mènent le mouvement en Afrique anglophone. Malgré la résistance d’acteurs comme la Société Générale française, les intérêts africains dominent donc de plus en plus le paysage.

Le durcissement réglementaire est le deuxième changement majeur. Il s’est d’abord longtemps    manifesté partout par des exigences régulièrement accrues pour le capital minimum des banques africaines, qui atteint souvent aujourd’hui des niveaux très élevés : 30 millions de USD en République Démocratique du Congo (RDC), environ 90 millions de USD au Ghana ; 190 millions de USD au Nigéria dès 2005 par exemple. Dans l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA), ce seuil, même s’il a été multiplié par10 en 10 ans et s’élève désormais à environ 15 millions d’EUR, reste donc encore à la traine. Mais la priorité est de plus en plus donnée à des ratios réglementaires contraignants, qui obligent les banques à ajuster immédiatement leurs fonds propres dans une relation directe avec l’augmentation de leurs risques de crédit ou opérationnels. En effet, reflétant en cela la réglementation internationale, le suivi du risque est devenu progressivement la ligne directrice du contrôle des activités bancaires par les organes de régulation. Dans l’UMOA, cette application de règles inspirées de celles de « Bale III » a été tardive, mais irréversible depuis 2018 et s’étale sur 5 ans. Malgré sa sévérité par rapport aux normes précédemment en vigueur, cette réforme semble d’ailleurs jusqu’ici assez bien supportée par la majorité des banques, ce qui montre leur capacité d’adaptation et leur bonne santé financière d’ensemble. Mais déjà, dans des pays économiquement plus matures comme le Maroc, s’installent les dispositions de « Bâle IV » qui s’étendront inévitablement ailleurs.

L’importance grandissante de la digitalisation est la troisième et plus récente mutation en cours. La plupart des banques ont pris un important retard en la matière, pénalisées par des systèmes informatiques mal conçus pour intégrer de tels changements, par les coûts importants liés à cette mutation et, peut-être, par une trop grande confiance dans leur supériorité. Les succès commerciaux impressionnants du « mobile banking », la concurrence frontale des banques sur le terrain des moyens de paiement engagée par les sociétés de télécommunications, avec la création d’Emetteurs de Monnaie Electronique (EME), et les changements des habitudes des clients, de plus en plus addictifs à internet et aux réseaux sociaux, contraignent maintenant les systèmes bancaires à adopter dans l’urgence ces nouveaux moyens de communication et de relations avec leur clientèle. Même si des groupes majeurs comme Ecobank, la Société Générale ou Equity Bank figurent parmi les mieux avancés, des banques encore isolées, telle l’ivoirienne Bridge Bank, sont aussi devenues opérationnelles en ce domaine en 2020 (1).

Ainsi plus africaines dans leurs actionnaires, plus solides dans leurs moyens d’action et leurs structures, plus performantes dans leurs outils commerciaux, les banques subsahariennes demeurent aussi en bonne santé financière. La croissance économique soutenue, au moins jusqu’en 2016, la densification des réseaux d’agences et l’accroissement des ressources collectées qu’elle favorise sont deux des éléments moteurs de ces bons résultats. Ces améliorations ont permis aux systèmes bancaires nationaux de mieux prendre en charge les attentes de financement de leurs pays. Mais ces progrès ont été inégaux selon les secteurs et les types de concours, et le financement des infrastructures est sans doute, avec celui des petites et moyennes entreprises, un des parents pauvres de l’évolution, malgré les besoins considérables en ce domaine souvent évalués à près de 100 milliards de USD/an pour le continent.

Ces besoins peuvent être regroupés en deux principales catégories « stricto sensu ». La première est celle des infrastructures qui dépendent directement ou indirectement de l’Etat et construisent le cadre dans lequel agissent les agents économiques : routes, ports, aéroports, télécommunications, énergie, …. Par leur rentabilité diffuse et souvent difficilement cernable – à l’exception notable des télécommunications mobiles -, par leur montant unitaire souvent considérable, ces investissements sont généralement assumés directement par les Etats ou des sociétés publiques, tant pour leur autofinancement que pour la mobilisation des prêts nécessaires. Toutefois, les banques commerciales sont progressivement associées aux montages utilisés, comme le montrent les trois exemples suivants. Les banques sont d’abord les principaux souscripteurs des titres obligataires émis par les Etats, qui constituent désormais un des instruments les plus courants de mobilisation de ressources locales utilisés par ceux-ci. Elles participent donc par ce biais aux investissements d’infrastructure réalisés au moins partiellement avec ces émissions de bons. Dans les pays francophones, venus plus récemment à ce système, les banques ont vite montré un appétit important pour ces obligations étatiques peu risquées et bien rémunérées, malgré les mesures prises à partir de 2017 par les Autorités monétaires pour limiter cette tendance. La propension des Etats à utiliser au profit de leurs dépenses courantes les ressources ainsi captées réduit cependant l’affectation réelle de celles-ci aux investissements d’infrastructure. Une modalité plus innovante est issue du financement par le Partenariat Public Privé (PPP), dans lequel les banques africaines peuvent s’associer à d’autres acteurs -banques étrangères, Partenaires Techniques et Financiers (PTF) – pour financer pour le compte d’un Etat des infrastructures de grande taille, gérés pour une période donnée par un opérateur expérimenté. Souvent cités, les PPP ont permis de concrétiser en effet certains projets, notamment dans les pays anglophones tel le gigantesque parc éolien du lac Turkana au Kenya avec le leadership de la sudafricaine Nedbank.  Dans les pays francophones, les réussites, plus rares et plus modestes, existent aussi comme le projet Albatros d’énergie solaire au Mali. Toutefois, ces exemples tiennent une place encore limitée. La santé financière souvent fragile des entreprises publiques concernées par ces infrastructures, les incertitudes sur les modalités de remboursement par les Etats ou par les paiements des usagers expliquent entre autres cette faible présence. Sur ce dernier point, la diminution d’échelle induite par les nouvelles technologies, notamment pour certaines ressources énergétiques, pourraient améliorer la donne. On pourrait enfin citer d’autres modalités prometteuses, comme celles de la BOAD (2) qui associe certaines banques locales à des prêts qu’elle accorde à des entreprises de travaux publics pour la construction de routes.

La seconde catégorie est celle des investissements en matière de logements. L’Afrique subsaharienne souffre d’un déficit considérable et en accroissement régulier d’habitations décentes sous l’impact de la forte pression démographique et de la poussée de l’urbanisation. Les investissements dans ce secteur, et surtout dans le logement social et économique, ont en effet longtemps souffert de nombreux handicaps : distorsions entre les coûts de viabilisation et de construction, d’une part, et les ressources financières des ménages concernés, d’autre part ; difficultés pour beaucoup d’Etats de prendre en charge les viabilisations de terrains et/ou les subventions aux programmes de constructions ; fiabilité insuffisante de nombreux promoteurs ; disparition progressive des banques étatiques spécialisées ; manque de ressources longues des banques commerciales pour des prêts acquéreurs ; ratios prudentiels très contraignants. Ces trois derniers points expliquent que les systèmes bancaires n’aient pu faire de ce créneau une composante importante de leur portefeuille, à la différence par exemple du Maroc où le financement du logement a été dans les années 1990 une des causes notables de l’essor magistral des grands établissements marocains avec l’appui des Autorités politiques et monétaires. Les blocages inhérents aux institutions bancaires se sont peu à peu desserrés depuis le début des années 2010. Grâce à la forte croissance des ressources collectées et aux efforts commerciaux et organisationnels des banques, la durée moyenne des dépôts s’est notablement allongée, facilitant l’octroi des crédits immobiliers à long terme. Dans certaines zones monétaires, des contraintes réglementaires ont été assouplies : ainsi, dans l’UEMOA, le ratio de transformation a été abaissé en 2015 à 50%, contre 75% auparavant, et le secteur immobilier est favorisé en termes d’exigences de fonds propres pour les banques dans les mutations introduites en 2018 par la réforme dite de « Bâle II/III ». Dans cette même Union, suivant en cela d’autres pays du continent, une Caisse Régionale de Refinancement Hypothécaire (CRRH) offre depuis 2010 des possibilités de refinancement à long terme pour les concours à l’habitat, soit par des ressources drainées sur le marché régional, soit plus récemment par des concours à conditions concessionnelles obtenues de certains PTF. Malgré cet environnement plus positif, les crédits acquéreurs ne progressent encore que modérément. La gestion foncière souvent médiocre des Etats, la faiblesse des revenus moyens des particuliers, les taux d’intérêts encore trop hauts, freinent en effet l’évolution souhaitée. Celle-ci, pour être stimulée, aura besoin d’idées nouvelles. En la matière, le succès en 2019 de l’emprunt obligataire de 20 milliards de FCFA par la Banque de l’Habitat du Sénégal (BHS) placé auprès de la diaspora du pays, pour de nouveaux programmes promus par cette banque, est une première subsaharienne et ouvre des perspectives encourageantes.

Malgré de meilleurs atouts, les banques subsahariennes se sont donc pour l’instant peu tournées vers le financement des infrastructures. Pour amplifier les améliorations constatées, il sera indispensable que les autres acteurs concernés contribuent activement à améliorer l’environnement de ces investissements. Sous ces conditions, une hausse moyenne des actifs bancaires à hauteur de 1% du PIB du continent, qui génèrerait quelque 10 milliards de USD de crédits à moyen et long terme, pourrait voir une part significative de ceux-ci orientée vers les infrastructures.

  • 1. D’autres évolutions attendues (Revue Banque mai 2013 : La banque saharienne du futur : quelques mariages, beaucoup d’innovations) n’ont pas pleinement prospéré
  • 2. Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD)

 

Article paru dans le mensuel Banque & Stratégie publié par le Groupe Revue Banque.

Retrouvez l’article dans le numéro 395 d’octobre 2020 « Financement des infrastructures en Afrique »  http://www.revue-banque.fr/banque-strategie/numero-395

Paul Derreumaux

 

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Analyse économique et sociale

365 jours de Covid 19 : quelques nouvelles leçons !

365 jours de Covid 19 : quelques nouvelles leçons !

 

Le monde s’est réveillé au seuil de l’année 2020 sous la menace du Covid 19. Apparue en Chine dès début janvier, cette nouvelle maladie a frappé très vite les autres pays asiatiques et l’Océanie. Puis l’épidémie, poursuivant sa route, a atteint l’Europe fin février et l’Amérique en mars. Le désarroi initial face à la gravité et la nouveauté de la maladie, les réponses hésitantes apportées, le manque de certains matériels basiques dans divers pays, tels les masques, ont conduit au déferlement d’une « première vague » mondiale. Pour stopper celle-ci, les dirigeants se sont la plupart résignés à la solution extrême et inédite de l’isolement de chaque pays, voire de chaque ville, au confinement généralisé impliquant l’arrêt momentané des activités économiques non vitales, et à l’injection de financements considérables par le canal des banques centrales et des Etats pour faire face aux coûts économiques et sociaux de la pandémie. Malgré ces mesures, l’impact sanitaire de cette première attaque du Covid19 a été lourd : au 20 juillet 2020, alors que la pandémie franchissait ses 200 jours, les contaminations officielles avaient touché 14,5 millions de personnes et provoqué quelque 620000 décès. Cinq grands pays – Etats-Unis, Brésil, Inde, Russie et Afrique du Sud- rassemblaient plus de 55% des malades, même si la situation y révélait des intensités relatives fort différentes de l’épidémie. Ces données étaient sans doute nettement sous-estimées en raison de tests insuffisamment nombreux d’une comptabilisation incertaine des décès et de l’absence de statistique de la Chine après fin avril.

Le début de l’été 2020 fut marqué à la fois par la poursuite d’une flambée des contaminations dans quelques nations comme les Etats-Unis, l’Inde et le Brésil, mais par un sensible ralentissement dans les principaux pays d’Europe, et surtout d’Asie, après les périodes d’isolement appliquées au printemps. Intégrant ces deux mouvements contraires, les données mondiales montent alors avec plus de modération et leur hausse semble concentrée sur certaines zones. La planète espère à ce moment éviter une « deuxième vague ». Il est vrai que l’ignorance qui persiste sur beaucoup de caractéristiques de la maladie laisse une grande place à des théories optimistes sur la maîtrise possible de celle-ci. Mais la réalité s’impose : après le succès relatif des mesures de confinement, la vigilance s’est réduite dans les comportements, notamment pendant les vacances d’été en Europe. A partir de fin septembre toutefois, le doute ne sera plus permis : le Covid 19 lance sa deuxième attaque meurtrière sur le monde entier. Le trimestre écoulé depuis lors nous permet de tirer fin 2020 au moins cinq leçons de cette nouvelle période.

La première est que le rythme des contaminations officielles s’est considérablement accéléré. En octobre, il s’est globalement élevé à près de 370000 personnes/jour, contre 225000 en juillet, pour passer à 550000 en novembre et 650 000 en décembre. Deux facteurs opposés expliquent cette amplification, sans qu’il soit vraiment possible d’identifier l’influence particulière de chacun d’eux: l’interruption des mesures d’isolement les plus contraignantes appliquées dans la plupart des pays au second trimestre, et l’intensification massive des tests qui augmente les détections de cas positifs Quoi qu’il en soit, le nombre total officiel de personnes infectées avoisine 83,5 millions au 31 décembre dernier, bien au-delà des hypothèses les plus pessimistes (on complotistes) formulées au milieu de l’année dernière. Encore ces données écartent-elles toujours la Chine, toujours en dehors des écrans statistiques, et doivent parfois être réajustées la hausse, comme l’a montré l’exemple récent de la Turquie. Durant les 5 derniers mois de 2020, les infections recensées ont donc augmenté 4,9 fois plus vite que dans les 7 premiers mois de l’année, ce qui montre l’emballement de la maladie, et se sont bien répandues dans tous les pays. L’absence à ce jour de traitement avéré, les lacunes persistantes sur la connaissance du virus et donc ses modes de propagation, l’approximation (voire la réticence) avec laquelle les mesures minimales de distanciation sont parfois respectées ont facilité cette dissémination. Elles ont obligé la plupart des nations, surtout en Europe, à revenir à des méthodes plus contraignantes, prises en ordre dispersé à partir de septembre 2020. La généralisation récente de ces précautions accrues semble avoir réussi à stabiliser le nombre des nouveaux cas, proche de 625000 en moyenne dans les deux dernières semaines de 2020.

Dans cette évolution inquiétante, on note une grande variété de situations rencontrées et le monde pourrait être partagé en plusieurs grands compartiments.  Les Etats-Unis demeurent l’épicentre de la maladie et le nombre d’infections y a franchi le cap des 20 millions dans les derniers jours de 2020 : la moyenne de contaminations a augmenté d’environ 50000/jour en juin à près de 210000 en décembre, et près de 2500 morts quotidiennes sur ce dernier mois. L’Inde est encore à ce jour la deuxième nation la plus frappée : mais les quelque 10,2 millions de contaminations à fin 2020 sont avant tout le reflet de sa population de 1,3 milliard d‘habitants. Le pays a eu en effet le courage de faire appliquer pendant le troisième trimestre des mesures de confinement douloureuses pour la majorité de la population, qui ont montré leur efficience. La courbe des infections a nettement fléchi depuis octobre dernier et le nombre officiel de malades/million d’habitants reste aujourd’hui de l’ordre de 8400, environ 5 fois inférieur aux niveaux européens. Le troisième groupe se compose de la plupart des pays d’Europe et d’Amérique du Sud. Ils sont devenus des foyers majeurs de la « deuxième « vague » d’invasion du Covid19.  L’Europe a particulièrement été touchée durant cette période :  les défenses ont été érigées de façon souvent « pointilliste » par les Etats, pour éviter l’arrêt d’une grande partie des activités économiques comme au premier semestre, et ont entrainé une série de « stop and go » en fonction de l’évolution des statistiques de l’épidémie. Elles ont aussi été prises de façon dispersée selon les pays, ce qui a permis au virus de mieux « circuler ».  A fin 2020, le nombre total des contaminations s’élève à 25,8 millions et a dépassé celui des Etats-Unis depuis la fin d’octobre dernier. En Amérique du Sud, où le Brésil compte fin 2020 7,7 millions de contaminations officielles, un bon nombre de pays ont suivi un chemin analogue tels l’Argentine, le Chili et la Pérou. On note que la densité des malades sur ces deux continents est fréquemment comprise entre 30000 et 40000 par million d’habitants. Mais certains pays restent des exceptions : ainsi le Mexique, l’Allemagne, la Russie sont relativement moins frappés ; l’Europe de l’Est l’est davantage que la moyenne : la Suisse et la Belgique ont les moins bons résultats du monde, à l’égal des Etats-Unis, avec plus de 60000 malades/million d‘habitant. L’Afrique a bien résisté contrairement aux craintes initiales : seule l’Afrique du Sud avait été fortement impactée et ses 600000 malades représentaient en juin dernier plus de 50% des contaminations officielles du continent. La faible progression notée ensuite, à l’exception notable du Maroc, n’a cédé la place à une nouvelle poussée dans beaucoup de pays africains que depuis début décembre. L’Afrique du Sud apparait encore la plus concernée et a terminé l’année à plus d’1 million de contaminations. En Asie enfin la plupart des nations ont résisté, grâce à une grande vigilance et à de vives réactions, à une reprise de la pandémie sur leur territoire selon les données collectées.

Pour la létalité de la pandémie, la période récente est dominée par trois constats. D’abord, l’accélération par rapport à la phase janvier/juillet 2020 a été également observée, mais elle a été plus maîtrisée que pour les contaminations : multiplication par 2,7 au plan mondial, par 2, 3 aux Etats-Unis, par 2,6 en Europe par exemple. C’est que l’influence probable de la densification des tests, soulignée pour les contaminations, est nettement plus faible sur le nombre de décès enregistrés. La deuxième observation, la plus importante, est la remarquable stabilité d’un pays à l’autre du rapport entre le nombre de malades recensés et le nombre officiel de décès, tous deux calculés pour un million d’habitants du pays concerné. Ce ratio s’inscrit dans une fourchette comprise entre 1,6% et 2,5% pour la grande majorité des nations, que celles-ci aient été ou non lourdement frappées par la maladie : ainsi ce ratio est-il de 1,7% aux Etats-Unis, de 1,9% en Allemagne et de 2,5% en France. Certes il existe quelques exceptions comme la Belgique à 3,0%, mais aussi le Japon à 1% ou la Serbie à 0,8%. Mais la faiblesse de l’écart moyen tend à prouver que ce pourcentage exprime le mieux le ratio tendanciel de mortalité de la maladie. Celui-ci a d’ailleurs eu tendance à baisser puisqu’il était supérieur à 3% en juillet dernier, ce qui pourrait constituer un indice d’une meilleure capacité des systèmes sanitaires à traiter les cas graves. Malgré cette uniformité de la dangerosité de la maladie, la diversité des taux de contaminations officiels par pays explique que le nombre de décès rapporté à la population varie fortement d’un pays à l’autre. En la matière, la Belgique détient toujours le triste record avec plus de 1900 décès/million d’habitants alors que l’Inde, bien que très frappée par la pandémie, en compte « seulement » 118.

Le quatrième constat, que traduisent en partie ces données erratiques, est l’ampleur des lacunes subsistantes sur la maladie et les faiblesses souvent constatées dans la stratégie de la lutte anti-Covid. Malgré les déclarations assurées des nombreux « experts » qui défilent dans les médias, la connaissance du virus est encore approximative : modalités de contaminations, symptômes, durée de l’immunité, sensibilité à la température ou à l’environnement sont toujours en débat. La crainte suscitée par la diffusion plus rapide et l’impact inconnu des nouvelles variantes anglaise et sud-africaine ravive encore ces incertitudes. La variété des politiques de réaction à la pandémie et les échecs de certaines d’entre elles accroissent également la méfiance et le découragement des populations ballotées d’une stratégie à l’autre avec des résultats décevants. Le manque de liberté laissé aux Autorités locales ou régionales pour réguler certains aspects pour lesquels elles semblent les mieux placées ajoutent à la cacophonie. Enfin la surexposition médiatique des recherches pour les vaccins, les outrances financières auxquelles ont donné lieu les succès obtenus, au bénéfice des actionnaires et dirigeants des compagnies concernées, ont quelque peu terni l’immense espoir né de la découverte de vaccins tant attendus et réduit la confiance des citoyens. En France, les échecs et mensonges des dirigeants, toujours assumés avec la même arrogance, pour les masques, puis les tests expliquent sans doute la grande réserve devant les vaccins : le début de la phase vaccinale ne semble pas leur donner tort. Face à ces constats, les populations ne sont pas dupes et le sentiment d’inquiétude continue à dominer.

Enfin, l’année vécue avec le Covid permet de valider ou de revoir au moins quatre conclusions hâtivement tirées sur l’impact économique de celui-ci. D’abord, la pandémie aura frappé en 2020 l’économie « réelle », c’est-à dire la Production Intérieure Brute Mondiale (PIB), qui devrait reculer d’environ 4,5% selon les dernières estimations. Toutefois, les replis enregistrés des PIB ont eu tendance à s’amenuiser partout par rapport aux prévisions formulées dès mars 2020 : le monde en effet choisi de faire face à la deuxième vague du Covid en maintenant au maximum les activités économiques. En second lieu, la pandémie a épargné jusqu’ici la sphère financière. Les grandes bourses mondiales – la France étant une des exceptions – terminent en effet l’année plus haut qu’elles ne l’ont commencée, et leurs principaux acteurs ont été, par des circuits divers, les grands bénéficiaires de la manne inédite déversée par les banques centrales. Il est remarquable que les Etats-Unis, pays apparemment le plus fragile vis à vis du Covid soient aussi un des pays où les cours boursiers ont le plus progressé. En troisième lieu, la pandémie aura bien accéléré une mutation de la structure de toutes les économies. Si certains secteurs ont été mis à mal – aéronautique, hôtellerie et restauration, divertissements, petits commerces, -, d’autres ont progressé de manière parfois considérable et inattendue – nouvelles technologies, transports de marchandises, industries pharmaceutiques, – et certains s’en sortent bien comme les activités financières ou les secteurs « verts ». C’est vraisemblablement cette restructuration qui traduira le « monde d’après » plutôt qu’une remise en cause du primat de l’économie sur d’autres valeurs. Enfin, le Covid a introduit en une seule année des sources considérables de nouvelles inégalités financières, sociales et de bien-être entre pays, groupes sociaux et individus. Si les Responsables politiques ne considèrent pas la réduction de ces inégalités comme une priorité des années à venir, à l’égal du retour à la croissance économique, les risques de déstabilisation mondiale atteindront de nouveaux seuils, potentiellement plus explosifs.

L’année 2021 s’ouvre encore sous des auspices contradictoires. Après les fêtes de fin d’année, les contaminations ont repris leur rythme ascendant, parfois vivement dans certains pays européens ou aux Etats-Unis. Dans le monde, il y a toutes « chances » que le nombre de cas recensés dépassera le seuil symbolique des 100 millions de personnes avant ce 31 janvier tandis que le cap des 2 millions de morts vient d’être franchi. L’identification récente de nouvelles souches plus virulentes ; comme l’anglaise et la sud-africaine, font craindre une amplification de cette propagation : l’exemple actuel du Royaume Uni montre que cette hypothèse est loin d’être théorique. Face à ces menaces persistantes, tout l’espoir repose maintenant sur les quelques vaccins annoncés à grands bruits fin 2020 et déjà en cours d’application. Encore faut-t-il que leur production suive les besoins, que leur délivrance et leurs résultats soient à la hauteur des attentes et qu’ils soient si possible complétés par un traitement efficace de la maladie. Il est donc encore trop tôt pour crier victoire. L’année 2021 sera, de manière certaine, une nouvelle période de combat. Pour le reste, la prudence reste de mise.

Paul Derreumaux

Article publié le 21/01/2021

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Analyse économique et sociale

Au revoir, Soumaïla

Au revoir, Soumaïla

Au Mali, comme en beaucoup d’autres lieux, au moins en Afrique, Soumaïla Cissé était pour le plus grand nombre tout simplement Soumaïla, comme s’il était le parent ou même le frère que chacun de nous voudrait avoir. Pas de sigles en trois lettres comme pour beaucoup d’hommes politiques qui se sentent peut-être ainsi pousser des allures de Kennedy. Seulement un prénom qui suffisait à tous pour le reconnaitre.

La nouvelle de sa disparition a donc abasourdi ce 25 décembre toutes les Maliennes et tous les Maliens, mais aussi tous ceux qui, de l’étranger, personnalités éminentes ou simples citoyens du monde amis du continent, connaissent bien le Mali. Comment croire que Soumaïla nous quittait ainsi alors que nous l’avions à peine retrouvé après la longue période de son enlèvement. La multitude des actions, des prières, des appels de ceux qui souhaitaient sa libération avait à l’époque témoigné de toute l’affection dont il bénéficiait au Mali, bien au-delà du parti qu’il conduisait, et à l’extérieur du pays. Car Soumaïla nous était, et va nous rester, cher pour plusieurs raisons : par ce qu’il a accompli, par ce qu’il était, par ce qu’il a souffert et par ce qu’il symbolisait pour beaucoup.

Son parcours est connu. Sa diversité et sa réussite témoignent de la qualité de l’homme, mais aussi de la façon dont il concevait ses missions : pour lui, la réussite ne peut se prouver que dans l’action, la rigueur et les résultats obtenus. C’est ainsi que, sa vie durant, qu’il s’agisse d’économie ou de politique, il aura à cœur de « faire bouger les lignes » et de laisser chaque fois que possible la trace de son passage tout en tirant les enseignements des missions qui lui sont confiées. La trajectoire en quatre étapes qu’il a suivie après son retour au pays est une bonne illustration de la cohérence de sa vision et de la complétude de son expérience. La vie en entreprises d’abord, avec le géant cotonnier de la CMDT et l’Agence de Cessions Immobilières (ACI), qu’il crée et dirige et qui va révolutionner l’accès à la propriété foncière : il éprouve ainsi les réalités du terrain et s’y exerce à la rigueur. La gestion de la chose publique ensuite, avec ses missions de Secrétaire Général de la Présidence, de Ministre des Finances, et de Ministre de l’Equipement : il peut y exercer ses talents de négociation et de diplomatie, mais aussi de leadership, de fermeté et de mise en ordre. La politique après, suite logique de ses fonctions précédentes et dont il a attrapé le « virus » : candidat aux plus hautes fonctions de la République, chef de parti, il aborde ces ambitions nouvelles avec le sérieux, la ferveur et le charisme qui le font devenir un des dirigeants les plus crédibles du pays. Les responsabilités publiques régionales enfin : son élection comme Président de la Commission de l’UEMOA, rôle qu’il va assumer avec brio pendant sept ans, va lui donner une stature d’homme d’Etat que tous ses interlocuteurs vont lui reconnaitre.

Mais cette ascension légitime, patiente et ordonnée, ne change pas sa personnalité. Celui qui est devenu le Président Cissé s’efface souvent derrière Soumaïla. En l’approchant, on ne peut qu’être frappé d’abord par sa modestie et sa gentillesse : il écoute avant de parler, met à l’aise ses interlocuteurs, avec son visage souriant et sa voix douce un peu trainante, et leur donne de l’importance, quels qu’ils soient. Puis apparaissent l’intelligence et la vision : cette façon de comprendre l’essentiel d’un sujet ou d’un dossier, et d’en résumer les difficultés et les solutions, de faire partager ses vues aux interlocuteurs, de les convaincre ou d’intégrer autant que possible leurs réserves pour que le dossier enfin finalisé puisse être approprié par tous. Alors émerge chez lui une autre facette : le dirigeant ne peut se contenter d’émettre des idées, fussent-elles bonnes et novatrices. Celles-ci, dès qu’elles sont agréées, doivent devenir une réalité concrète par un programme d’actions qui démontrera clairement qu’elles peuvent changer la vie d’un grand nombre. A chacune de ses missions, il s’impose donc l’exercice parce qu’il sait que c’est ce qui restera pour l’avenir. Les nouveautés introduites par l’ACI ou la modernité du contenu de sa campagne présidentielle de 2013, basée sur un vrai programme, sont peut-être les meilleures illustrations de cette approche. Mais cette obsession du travail complet avait la chance de s’appuyer sur une autre passion ; celle de la famille. Ce n’était pas une simple attitude, mais un lien vital qui apparaissait à ceux qui veulent bien voir : son épouse Astan, présente à chaque moment, est restée très probablement son premier appui pour toutes ses nouvelles audaces et sa défense la plus solide contre les attaques subies qui furent parfois violentes.

Tout homme de premier plan est habitué à affronter, surtout en politique, contestations et injustice, voire trahisons et « coups bas ». Mais, au moins à deux reprises, Soumaïla Cissé a eu à supporter des coups du sort qui dépassaient la mesure et nous ont encore rapproché de lui. En 2012, les putschistes fantoches qui s’emparent d’un pouvoir alangui voient vite en lui un des rares politiques qui n’accepteront pas de s’incliner ou de composer. Ils décident rapidement de s’emparer de lui. Lourdement blessé dans sa fuite, Soumaïla devra finalement être évacué en France, après d’âpres négociations avec ceux-là même qui laissent en même temps tomber sans résistance la moitié du pays entre les mains des terroristes. En 2020, alors que les élections législatives pourraient éventuellement permettre de freiner la chute du pays vers le précipice, l’enlèvement de Soumaïla pendant la campagne perturbe tous les pronostics et détruit les espoirs des nombreux citoyens qui l’attendaient. Même si son rapt, longtemps non revendiqué, est finalement réclamé par une bande de bandits-terroristes, de grandes zones d’ombre persisteront peut-être à jamais sur les circonstances de ce tragique évènement. Il faudra l’exigence constamment exprimée de tout un peuple et de nombreux amis étrangers pour que sa libération devienne une cause nationale et intervienne après six longs mois.

Dès lors, beaucoup se reprennent à espérer que l’avenir du Mali ne pourra se faire sans Soumaïla Cissé. Son parti, l’Union pour le Renouveau Démocratique (URD), est resté bien structuré malgré sa longue absence, preuve d’une solide organisation. Il pourrait devenir le pilier d’une grande alliance regroupant celles et ceux qui feraient passer le redressement d’un pays glissant de crevasses en précipices avant leurs propres intérêts ou ambitions. Plus personne ne peut imaginer que la victoire à la Présidence du pays lui serait « volée » une troisième fois après celle de 2013, où Soumaïla fut victime de l’illusion donnée par l’autre camp sur sa capacité de résistance aux menaces sécuritaires, et des alliances imprévues à son encontre, puis en 2018 au terme d’élections ardemment et longuement contestées, y compris par le candidat Cissé lui-même qui avait pourtant reconnu sans hésiter sa défaite en 2013. Deux ans à peine suffiront pour constater que les dirigeants alors réélus ont montré leur totale inaptitude à répondre aux besoins de l’économie et de la société maliennes, sans renoncer à leur rapacité, et donc pour laisser imaginer que ces contestations étaient bien justifiées. Les faiblesses constatées et déviances pressenties de la Transition actuelle, dont les leaders doivent normalement être « hors jeu » en 2022, confortent la nécessité de la présence future de vrais hommes d’Etat.

Dans ces circonstances, Soumaïla devait nécessairement faire partie de la « solution » en 2022. Peut-être était-il lui-même cette « solution », comme beaucoup le pensent, mais l’homme avait suffisamment souffert pour faire passer ses idées et ses propositions avant lui-même. Quand les épreuves frappent un homme intelligent, de longue expérience et de grande humanité, elles lui donnent la sagesse nécessaire pour prendre les bonnes décisions que tous suivront. Le Mali pouvait – et devait – donc reprendre espoir avec le retour du fils de Niafunké. Mais le destin en a décidé autrement et, une fois de plus, il laisse le Mali plongé dans un horizon d’incertitudes et de craintes. Il nous reste à reprendre la route pour lever celles-ci avec courage et persévérance comme le fit plusieurs fois Soumaïla. Pour l’heure, que notre amitié soit totalement investie dans la prière pour le repos de son âme et pour la proximité de pensée avec son épouse et sa famille.

Paul Derreumaux

Article publié le 31/12/2020

 

 

 

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Analyse économique et sociale

Banques de développement en Afrique subsaharienne : Quelques leçons historiques pour une refondation ?

Banques de développement en Afrique subsaharienne : Quelques leçons historiques pour une refondation ?

A l’époque des indépendances en Afrique subsaharienne, l’un des crédos les mieux partagés   par les dirigeants des nouveaux Etats et par les bailleurs de fonds bilatéraux et internationaux (désormais appelés Partenaires Techniques et Financiers ou P.T.F.) qui se penchaient sur leur destin économique était la nécessité de banques de développement étatiques pour que les objectifs de croissance et de construction de systèmes économiques nationaux modernes puissent être atteints dans les meilleurs délais.

Plusieurs raisons militaient pour cette approche. L’une, politique, était que la fonction publique des jeunes Etats, dont les hauts cadres rassemblaient l’essentiel des élites locales, était la mieux placée pour concevoir, mettre en place, détenir et diriger les principaux leviers autour desquels devait s’organiser la construction des nouvelles nations. Cette préemption incluait en bonne place les structures chargées d’apporter les financements nécessaires aux nombreux projets d’infrastructures ou d’entreprises de toutes sortes au capital détenu par les Etats. Cette situation était d’ailleurs la même que les pays aient adopté une stratégie socialiste, comme le Mali ou la Tanzanie, ou libérale, comme la Cote d’Ivoire ou le Kenya. Un deuxième motif, plus économique, était lié au fait que les structures économiques laissées par les colonisateurs comportaient peu d’entreprises nationales de taille significative, ce qui imposait au secteur public de prendre le leadership. Ce constat était particulièrement vrai en matière bancaire où la capacité d’une gestion de tels établissements par des privés nationaux était à peine jugée concevable. Les seules banques locales alors existantes furent donc des filiales de groupes anglais, français ou portugais, essentiellement tournées vers l’octroi de crédits commerciaux à court terme, et en conséquence non intéressées à financer les investissements, publics ou privés, requis pour le pays d’une part, et des banques étatiques focalisées sur ces investissements, d’autre part. Un troisième facteur, lié aux PTF, était la volonté de ceux-ci d’avoir les Etats ou leurs démembrements comme seuls interlocuteurs pour leurs crédits ou leurs prises de participations inclus dans leurs programmes de développement. Cette condition, toujours valable pour l’Aide Publique au Développement (APD), a conduit les grands bailleurs à encourager les structures de financement étatiques pour mieux centraliser l’action des gouvernements.

Sur la base de cette analyse dominante, la quasi-totalité des pays subsahariens se sont dotés d’au moins une Banque de Développement (BD) durant la décennie 1960/1970. Ces institutions pouvaient être de deux natures : généraliste ou sectorielle. Les premières avaient notamment pour vocation de financer des projets industriels, souvent choisis par les Etats eux-mêmes en liaison avec les PTF, voire d’y investir en fonds propres, d’un côté, mais aussi de distribuer des lignes de crédits visant un public défini – petites entreprises, créations d’emploi, développement d’une région par exemple-, d’autre part. Les secondes visaient des objectifs similaires mais pour un secteur particulier : agriculture, industrie, habitat ont été les principaux horizons retenus pour ces institutions spécialisées. Dans les deux cas, ces institutions étaient peu orientées vers la collecte de dépôts du public et fonctionnaient avant tout à partir de lignes de crédit à long terme qu’elles obtenaient de leurs actionnaires ou de divers PTF. En zone franc, par exemple, beaucoup de pays ont compté une ou plusieurs BD dans ces créneaux, voire dans chacun d’eux comme la Côte d’Ivoire. Grâce à l’importance des flux financiers qu’elles recevaient des Etats et, à travers eux, des PTF, les BD sont devenues en moins de trente ans une composante importante des systèmes bancaires nationaux face aux filiales de banques étrangères. Dans quelques pays où l’obédience marxiste l’avait emporté, ces BD tenaient une place dominante : ainsi l’ex Dahomey, devenu Bénin, ne comptait-il en 1989, à la veille de la Conférence nationale, que trois banques, dont 2 BD, toutes publiques.

La mise en place progressive d’unions régionales a ensuite reporté à ce niveau géographique le souhait de disposer de BD capables de reconduire dans les espaces ainsi définis les mêmes politiques de financement d’infrastructures, de soutiens d’entreprises ou d’appuis sectoriels, correspondant aux priorités de la région, que celles conduites dans les pays pris individuellement. Ces institutions supranationales sont apparues dès que la consistance juridique de ces regroupements était suffisante. Les deux parties de la zone franc, l’East African Community (EAC), la Southern African Development Community (SADC) ont suivi cette voie, avec des succès variés, et la Banque Africaine de de Développement (BAD) a reproduit cette approche au niveau continental dès 1964 sous l’impulsion de l’Organisation de l’Union Africaine (OUA). Une différence essentielle avec les BD nationales est que ces institutions régionales ont progressivement intégré dans leurs « tours de table » des actionnaires étatiques non africains et des PTF pour une place croissante.

Dans une première phase, les BD nationales avaient été favorisées par l’augmentation des concours financiers reçus de l’extérieur et les bons indicateurs macro-économiques des pays subsahariens pendant les décennies 1960 et 1970. Cette situation favorable a permis d’occulter un temps les deux faiblesses qui se sont révélées inhérentes aux BD. D’abord des résultats fort mitigés des projets et programmes financés qui ont affaibli, voire compromis, la rentabilité de ces banques et leur capacité à assurer en conséquence leur croissance, et dans certains cas le maintien de leurs fonds propres. Erreurs de « casting » dans les choix des cibles industrielles ou sectorielles retenues, mauvaises évaluations des coûts d’investissements, gestion médiocre ou frauduleuse des responsables de certaines entreprises financées ont été à la base de ces déceptions. Ensuite, au sein même des BD, des fautes de management ou des incertitudes sur la stratégie à suivre – étendre ou non les activités à celles de banques commerciales- ont constitué un second handicap.

Ces fragilités sont apparues au grand jour lors des crises systémiques qui ont frappé les banques d’Afrique subsaharienne dès les années 1970 en Afrique anglophone et à partir de 1980 pour la zone francophone. Durant cette crise profonde, les BD, moins rentables et moins bien gérées, ont beaucoup plus souffert que les banques commerciales. Dans le même temps, les Etats, qui étaient leurs actionnaires principaux, ont été la plupart du temps dans l’incapacité de procéder aux recapitalisations indispensables face aux menaces d’insolvabilité, à la différence de ce qu’ont réalisé beaucoup de banques étrangères pour leurs filiales subsahariennes. Il est résulté de cette crise trois conséquences majeures. La première est la disparition pure et simple d’une partie de ces BD : ces liquidations ont été par exemple la principale cause de l’hémorragie qui a marqué à l’époque les systèmes bancaires francophones, qui ont perdu près du tiers de leurs membres sur la période 1980/1990. La deuxième est, pour les BD qui ont résisté à cette tempête, l’entrée au capital de nouveaux actionnaires telles des Banques Centrales, des BD régionales, des PTF et parfois des banques privées : ces nouveaux investisseurs avaient le double avantage de disposer d’importants moyens financiers et d’encourager l’adoption de critères de gestion plus rigoureux pour le futur. Le troisième effet a été l’élargissement fréquent de l’objet social des BD subsistantes à des activités de banque commerciale, aussi bien en termes de nature de clientèle que de collecte de dépôts ou de distribution de crédits à court terme, faisant ainsi disparaitre toute spécificité à ces « BD ». Cette pratique s’est trouvée d’abord justifiée par suite de la rareté des projets d’investissements, notamment productifs, lors de la période des « ajustements structurels » des années 1990. Mais elle a été aussi le fruit de la volonté des dirigeants de ces BD de renforcer leur croissance et leur rentabilité. Au Mali par exemple, la Banque de Développement du Mali (BDM), placée un moment sous administration provisoire au début des années 1980, a ensuite redémarré avec un nouveau « tour de table » comportant aux côtés de l’Etat et de quelques organismes publics, la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD), des privés nationaux et la banque marocaine BMCE, d’ailleurs associée à sa gestion. Elle est devenue aujourd’hui une banque commerciale à part entière et est d’ailleurs la première sur la place de Bamako. Des situations identiques se retrouvent aussi bien en Afrique Centrale, telle la Banque Gabonaise de Développement (BGD), qu’en Afrique de l’Est, comme la Development Bank of Kenya (DBK),

En même temps que se forgeait cette nouvelle configuration des BD au sein des systèmes bancaires subsahariens, deux dernières caractéristiques de la situation sont à souligner depuis la fin des années 1990. En premier lieu, les BD supranationales ont été nettement moins touchées que leurs consoeurs nationales. Même si des difficultés ont été notées chez certaines d’entre elles comme en Afrique centrale francophone, la plupart ont continué à grandir et à développer leurs interventions, jouant notamment un rôle essentiel dans la construction d’infrastructures sur le continent. Certains sont même devenues des références, par la qualité de leurs équipes et leur crédibilité internationale comme la BOAD, la Banque d’Investissement et de Développement de la CEDEAO (BIDC), la Development Bank of South Africa (DBSA) et bien sûr la BAD, seule institution financière africaine honorée de la notation AAA. Par ailleurs, malgré les difficultés précédentes et les changements de l’environnement, quelques pays ont continué à créer des BD spécialisées, pour s’efforcer de remédier aux insuffisances d’investissement constatées dans certains secteurs. C’est ainsi que sont nées des banques de l’habitat au Burkina Faso en 2005, en Côte d’Ivoire en 1993 et au Mali en 1996. La première est récemment devenue une banque universelle à l’actionnariat essentiellement privé. Dans les deux derniers cas, les banques ont dû être restructurées et placées sous administration provisoire, faisant ainsi la démonstration que les travers de ces institutions, antérieurement constatés, n’étaient pas effacés.

Depuis une quinzaine d’années, le besoin spécifique de BD s’est profondément atténué dans chaque pays. Plusieurs faits ont concouru à cette mutation. Le plus important réside dans les progrès accomplis sur la période par les banques commerciales pour couvrir de nouveaux périmètres d’intervention. Enhardies par leurs montées régulières en puissance, le renforcement de leurs fonds propres et leurs bons résultats, bousculées par une concurrence de plus en plus dure, pressées par les Autorités monétaires et politiques, encouragées par la forte croissance et la stabilité de leurs dépôts, les banques commerciales ont développé considérablement leurs concours à moyen et même à long terme. Elles sont donc de plus en plus actives dans le financement d’investissements industriels et ont aussi pénétré celui de l’habitat, assurant ainsi au moins partiellement le rôle traditionnel des BD. Un deuxième élément est l’entrée en lice de nouveaux acteurs, souvent étrangers, pour prendre en charge ou faciliter la réalisation d’investissements productifs ou d’infrastructures : les filiales spécifiques de certains PTF comme la Société Financière Internationale (SFI) ou la Proparco, les BD régionales ou continentales africaines, les Fonds d’Investissements de « capital equity » ou de dette qui se sont multipliés, le mécanisme des « Partenariats Public Privé » (PPP) sont autant de solutions nouvelles, parfois combinées entre elles, qui tiennent une place de plus en plus grande dans les financements concourant au développement des pays africains. Dans les investissements productifs en particulier, où ils jouent désormais un rôle essentiel, les secteurs privés s’accommodent d’ailleurs mieux de ces nouveaux partenaires en termes de méthodes de travail. Enfin, les Etats sont partout confrontés à des contraintes pressantes de financement provenant de secteurs régaliens prioritaires – éducation, santé, sécurité- qui monopolisent une part croissante de leurs ressources.

Malgré cette tendance, et devant la lenteur de la réalisation d’objectifs sectoriels jugés critiques, certains Etats n’ont pas abandonné l’ambition de disposer de structures financières publiques qu’ils jugent plus efficaces qu’une banque commerciale privée pour intervenir avec force et rapidité dans certains secteurs qu’ils veulent particulièrement promouvoir, comme l’agriculture ou l’habitat, et ont persévéré dans la création de BD spécialisées. Les résultats obtenus n’ont cependant pas été à la hauteur des attentes comme le montrent les deux exemples suivants. Au Mali, la Banque de l’Habitat du Mali (BHM), constituée en 1996, en restructuration en vue d’une relance à compter de 2007, a finalement fusionné avec la Banque Malienne de Solidarité (BMS), autre banque d’Etat, le nouvel ensemble menant une activité de banque généraliste. Pour l’agriculture, la plupart des tentatives récemment menées n’ont guère connu un meilleur sort. Ainsi, la BNDA de Côte d’Ivoire, devenue la Banque de Financement de l’Agriculture (BFA), a cessé ses activités à Abidjan en 2014, pour cause d’illiquidité tandis que le projet de banque agricole annoncé au Bénin en 2013 n’a toujours pas vu le jour. En ce domaine, la Banque Nationale de Développement Agricole (BNDA) du Mali, 5ème banque du pays, constitue une des heureuses exceptions, peut-être grâce à la présence majoritaire à son « tour de table » d’actionnaires institutionnels internationaux qui exercent un contrôle rapproché sur sa gestion.

Des échecs répétés ont donc concerné une grande majorité des BD nationales. Pour que les systèmes financiers actuels, largement dominés par des banques commerciales privées, s’enrichissent utilement de nouvelles BD afin que ces deux composantes concourent au mieux aux objectifs attendus de l’action des institutions financières africaines, il semble que diverses conditions doivent être réunies, au nombre desquelles on peut souligner les quatre points suivants

Le premier est l’accélération de la création par chaque Etat d’un écosystème plus favorable au développement et à la création de valeur. En accentuant leurs efforts sur les domaines régaliens qu’ils sont les seuls à pouvoir modeler, les pouvoirs publics peuvent construire un environnement juridique, judiciaire, fiscal, de capacité humaine, de lutte anti-fraude plus favorable à l’éclosion et à la croissance d’un appareil économique sain et vigoureux. Dans cet environnement assaini et amélioré, toutes les banques, y compris des BD reconfigurées, bénéficieraient d’un meilleur climat pour conduire leur action et pour appuyer efficacement un secteur productif africain, désormais plus mature, plus incité à investir et mieux capable de réussir grâce à cette diversification de ses partenaires potentiels.

En second lieu, les systèmes financiers nationaux sont en mesure de poursuivre la diversification de leurs activités et de pénétrer des domaines qui leur étaient auparavant étrangers. La mise en place d’un environnement plus favorable, comme indiqué ci-avant, une meilleure détermination par les Autorités monétaires de l’arsenal réglementaire capable à la fois de fortifier les institutions et de les inciter à réorienter leurs centres d’intérêt, la pression continue de la concurrence sont des « stimuli » qui devraient favoriser une évolution rapide en ce sens, notamment pour ce qui concerne le financement de l’industrie et de l’habitat. Face à cette compétition, les nouvelles BD auront à choisir impérativement des cibles parfaitement identifiées et pour lesquelles elles pourront disposer d’avantages comparatifs liés à leur actionnariat et/ou leur approche stratégique à long terme. Ce sera une condition de leur survie.

Le troisième élément est la montée en puissance de nouveaux acteurs dont les caractéristiques sont de nature à leur permettre de mieux financer certains secteurs jusqu’ici difficilement approchés. Les systèmes financiers décentralisés et, surtout, les Emetteurs de Monnaie Electronique (EME), dont la croissance est impressionnante, peuvent ainsi mieux se saisir de petites opérations et de clients éparpillés sur tout le territoire national. Ils pourraient donc, en coopération avec toutes les banques, y compris des BD d’un style nouveau, se tourner vers cette nouvelle clientèle. Cette démarche contribuerait à améliorer le financement des Très Petites Entreprises (TPE), qui seront le socle de l’appareil économique du futur, et des paysans, qui représentent encore une part importante de la population active et dont la modernisation est indispensable. Ici encore l’appui indirect des Etats sera essentiel.

Enfin, la bonne santé et la croissance continue de certaines BD régionales ou continentales en Afrique devrait permettre un plus grand recours à des partenariats capitalistiques ou de financement conjoint entre ces institutions et les nouvelles BD subsahariennes envisagées. Dans ce « mixage », les premières apporteraient alors leur « force de frappe » financière et leur vision d’acteur public. Les secondes constitueraient un appoint significatif en ressources et renforceraient l’accent porté sur un pragmatisme de terrain, même si elles avaient seulement une position minoritaire dans de tels partenariats.

Même si cette approche ne donne pas aux Etats un contrôle direct sur les actions menées aussi fort que dans les cas de BD dépendant entièrement d’eux, les chances d’atteindre plus sûrement et à de meilleurs coûts les buts visés seraient sans doute plus élevées. Les « détours schumpétériens » ont depuis longtemps montré leur efficacité.


Paul Derreumaux

Article rédigé en octobre 2020 pour La Fondation pour les études et recherches sur le développement international . Je vous invite à le retrouver en suivant ce lien:  Ferdi

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Analyse économique et sociale

Mali : Gardons le cap !

Mali : Gardons le cap !

 

Le coup d’Etat du 18 août 2020 était apparu pour une large majorité de Maliennes et de Maliens comme une délivrance. Il mettait fin, de façon relativement apaisée, à une situation entièrement bloquée : un régime à bout de souffle, accusé de nombreuses pratiques corruptives, incapable de répondre à des revendications catégorielles multiples, de plus en plus inefficace dans son soutien à la croissance et dans la lutte antiterroriste, englué dans la remise en cause partielle des résultats des législatives de mars 2020 ; des manifestations très suivies, à Bamako et en province, conduites par des leaders religieux, politiques et syndicaux, réclamant, entre autres, le départ du Président et de son gouvernement. Un soulèvement militaire avait donc facilement ramassé en août dernier un pouvoir déjà largement mis à mal par une longue période de paralysie et trois mois de vive contestation. L’atmosphère joyeuse et « bon enfant » qui a salué ce changement politique a bien montré la facilité de l’opération, le soulagement des citoyens et l’espoir immense que représentait pour eux ce changement. Pour le peuple malien, et surtout les jeunes, il allait instaurer, enfin, un « Mali nouveau », traduit par le mot « Refondation » auto-approprié par la plupart des acteurs, qui serait libéré des démons progressivement installés après la grande espérance du Renouveau Démocratique de 1991 (cf. notre appel « Pour une transition réussie au Mali »)

Les premières déclarations à la population et aux médias du Conseil National pour le Salut du Peuple (CNSP), jugées dans l’ensemble rationnelles, modérées et ouvertes, et les premiers jours sans faux pas des militaires putschistes avaient amené la population et les observateurs à adopter un sentiment positif sur la jeune équipe au pouvoir et sur ses intentions. La position inflexible de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), prise dès le coup d’Etat, a vite conduit le pays à appuyer les nouveaux dirigeants. C’est dans ce contexte empreint d’un fort sentiment de nationalisme et d’un a priori de soutien aux actions de remise en ordre attendues du pouvoir militaire que celui-ci a entamé la préparation de l’installation des Autorités de la Transition politique. Trois principales limites aux caractéristiques possibles de cette Transition avaient seulement été émises par beaucoup de citoyens : une direction civile et non militaire ; une composition de l’équipe fondée avant tout sur la crédibilité et la compétence reconnue de chacun de ses membres ; une durée strictement limitée mais suffisamment longue pour des réformes de fond.

La relative lenteur avec laquelle les concertations ont été préparées pour cette mise en place de la Transition ainsi que le déroulement et les conclusions de celles-ci en septembre dernier avaient déjà suscité beaucoup d’interrogations et déceptions. La place éminente des militaires dans le processus et dans les futurs organes, y compris au niveau le plus élevé, et l’absence de priorités bien arrêtées dans le programme de travail étaient notamment surprenantes par rapport aux souhaits publiquement exprimés, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, depuis le coup d’Etat. Soumises à un feu vert de la CEDEAO pour que celle-ci accepte une levée de ses sanctions, les propositions maliennes ont été contraintes au minimum à plusieurs amendements et précisions. Devant divers atermoiements, voire des louvoiements, observés face à certaines de ces demandes, la fermeté de la CEDEAO est apparue cette fois très utile pour que des points jugés essentiels soient clarifiés et publiquement agréés.

Sur cette base, les blocages de la CEDEAO n’ont pu être levés que début octobre 2020, soit plus de 45 jours après le coup d’Etat, ce qui a alors permis au pays, à ses habitants et à ses entreprises d’espérer le retour à une vie plus « normale » et le début d’une phase de reconstruction du Mali sur les nouvelles bases attendues. A l’évidence, les étapes qui ont suivi cette décision ont surtout contribué à accroître les inquiétudes des citoyens pour au moins deux raisons.

La première est la lenteur constatée dans la mise en place des organes chargés de gérer la Transition. Le Premier Ministre désigné a dû mettre dix longs jours pour composer le gouvernement qui devrait être la cheville ouvrière essentielle dans la définition et le lancement des lignes directrices de la Refondation attendue. En outre, le public n’a pas retrouvé à tous les postes ministériels des personnalités techniquement éminentes et suffisamment neutres, qui l’auraient rassuré. En revanche, les fins connaisseurs des relations sociales multiples que connait le pays ont vite décrypté les connexions existantes entre les personnes choisies, et notamment la très forte influence, directe et indirecte, que possèdent les leaders du CNSP dans cette équipe. Le Conseil National de la Transition, quant à lui, n’est pas encore constitué, la complexité de sa composition telle qu’envisagée ne facilitant sans doute pas la désignation de candidats ayant les compétences requises pour le rôle de ce Conseil. Ces retards expliquent vraisemblablement pourquoi le CNSP n’a pas encore été dissous contrairement au programme des actions à mener. Son existence ne se justifie pourtant plus puisque toutes les forces concourant au redressement peuvent maintenant se fondre dans une Transition oeuvrant pour le bien du pays.

La seconde raison est que ne sont pas encore apparus les signaux qui montreraient que nous sommes entrés dans une nouvelle ère de transparence, de reconnaissance de l’urgence à agir, de prééminence permanente de l’intérêt général sur les intérêts particuliers, et de renaissance de l’Etat, de l’administration et de tous les acteurs socio-économiques du pays. Au contraire, alors que ces indicateurs sont pour l’instant absents, quelques premiers clignotants s’allument et alimentent de légitimes inquiétudes.

Ainsi, aucune information publique n’a indiqué que la déclaration de patrimoine des Autorités désignées, pourtant obligatoire, était réalisée.

Les « fuites » largement commentées sur les sujets d’examen du Diplôme d’Etudes Fondamentales (DEF) sont une autre illustration de la persistance de tares passées. La réponse apportée par la coupure de certains réseaux sociaux, pour limiter la diffusion excessive de ces fraudes, tendrait à prouver qu’il est jugé plus facile d’agir sur les moyens de propagation que sur les causes de cette anomalie.

Les menaces de grèves annoncées par les Administrateurs Civils, les policiers et d’autres catégories socio-professionnelles montrent enfin la gravité du malaise dans de nombreux secteurs, et notamment du côté des salariés de l’Administration. Or cette dernière jouera un rôle capital dans la remise en marche de services de l’Etat diligents, efficaces et irréprochables, et dans le rétablissement de la confiance entre les pouvoirs publics et les citoyens.

Surtout, la multiplication des attaques meurtrières perpétrées par les terroristes à l’intérieur du pays, et particulièrement dans le Centre de celui-ci, est beaucoup plus préoccupante. Le Mali attendait en effet impatiemment que l’armée, efficace pour se saisir à Bamako d’un régime aux abois, s’engage avec force et détermination pérenne, en coordination performante avec les troupes alliées engagées dans le même combat, dans la reconquête de tout le territoire et le retour à une sécurité durable en tout lieu. Malgré une écoute attentive, rien n’est jusqu’ici apparu dans les mots d’ordre ou les actions des Forces Armées et de leurs premiers responsables, qui nous indique qu’il s’agit là d’une priorité absolue. D’une certaine façon, la population attendait un héroïsme et une stratégie dignes d’un Soundjata Keita, mais n’a observé jusqu’ici qu’une timidité surprenante et de nouveaux reculs. Le trop long encerclement du village de Farabougou par des bandits terroristes au visage découvert, prolongé plusieurs semaines à la consternation générale, et dont l’épilogue est encore flou et incertain, est le témoignage le plus affligeant de cette évolution. Celle-ci est incompréhensible pour tous, et, si les justifications tactiques existent, leur présentation fait encore défaut.

Qu’on ne s’y trompe pas. Nous savons que, dans chaque Ministère ou Administration, la mise en place d’un dispositif requiert du temps et de l’énergie. La constitution des cabinets ministériels ou les prises de contact avec les dirigeants étrangers, ou les administrations et entreprises sous tutelle sont indispensables. Elles ne devraient cependant pas constituer la seule actualité du Gouvernement face à des urgences connues et non résolues.  Un large public a besoin d’être certain que tout est mis en œuvre, de façon à la fois ambitieuse et rationnelle mais urgente et réaliste, pour que les écoles et universités fonctionnent sans accroc, que l’accès aux soins soit facilité pour les plus démunis, que la corruption est partout menacée et en recul, que les mesures sont prises pour que les recettes fiscales et douanières sont bien recouvrées et la fraude combattue, que les menaces de grève sont désamorcées, que les routes sont améliorées,… A défaut de la mise en évidence que ces questions sont en cours de traitement prioritaire, il est à craindre que les Maliens aient tendance à conclure comme l’adage populaire : « Tout ce bruit pour rien ».

Trouvera-t-on que notre impatience est trop arrogante ou trop critique ? Ici encore, qu’on ne se méprenne pas. Le voeu le plus cher du plus grand nombre est que l’équipe installée au pouvoir, pour 18 mois, réponde à toutes ses attentes et que le peuple puisse faire bloc derrière elle comme au premier jour, dans une relation de confiance enfin rétablie avec les dirigeants. Il suffit de passer dans les quartiers de Bamako, et encore plus dans d’autres villes, pour comprendre l’urgence de toutes les requêtes exprimées et la disponibilité de chacun à soutenir les efforts qui visent à les satisfaire. Mais cette anxieuse espérance s’accompagne obligatoirement d’une exigence de transparence, d’information et d’explications de la part des dirigeants et d’un devoir de vigilance des dirigés. Qu’il nous soit donc permis de réclamer la première et d’assumer la seconde.

Un pays ne meurt jamais, mais sa descente aux enfers peut être interminable et est toujours préjudiciable aux plus modestes. C’est cela qu’il nous faut éviter en gardant bien, tous ensemble, le cap d’un véritable changement qui doit être conduit sans faiblesse et sans relâchement pour atteindre les objectifs dans les délais fixés.

 

Ont signé cet appel

Mossadeck Bally, Maïmouna Sow Bally, Moussa Bagayoko, Arwafa Ben Baba, Jamila Ben Baba, Abdoulah Coulibaly, Paul Derreumaux, Ramatoulaye Traore Derreumaux, Fatoumata Sidibé Diarra, Tiguida Guindo Diarra, Sekou Diarra, Hamadoun Dicko, Modibo Dicko, Mohamed Bassirou Diop, Cheikna Dibo, Serge Lepoultier, Ibrahim Sory Makanguilé, Mariam Coulibaly N’Diaye, Habib Ouane, Fatoumata Keita Ouane, Mamadou Sidibé, Aminata Diabaye Sidibé, Birama Sidibé, Youba Sokona, Khanata Traore Sokona, Amadou Sidiki Sow, Sadio Lamine Sow, Moustapha Soumaré, Ousmane Sy, Ousmane Thiam, Aya Diallo Thiam, Diadié Touré, Moctar Touré, Lalla Badji Haidara Touré, Hamadoun Touré, Ibrahim Touré

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Analyse économique et sociale

Les risques de conflit interne dans les pays en développement et leurs modes de concrétisation : l’exemple du Mali

Les risques de conflit interne dans les pays en développement et leurs modes de concrétisation :

l’exemple du Mali

 

La Fondation pour les Etudes et Recherches sur le Développement International (FERDI), domiciliée à Clermont-Ferrand, vient de terminer une passionnante étude menée pour le compte de la Fondation Prospective et Innovation sur « Les déterminants des conflits internes dans le monde : Comment estimer les risques et mieux cibler les efforts de prévention ». Par comparaison aux théories existantes sur les conflits et les analyses statistiques sur ce sujet, la FERDI apporte dans son travail plusieurs avancées notables. On y trouve par exemple les justifications de l’existence de deux types de risques différentiés -risques structurels et risques non structurels-, la mise au point d’un indicateur qui estime les probabilités d’apparition d’un conflit interne, et la mise en évidence de l’importance de la prévention des conflits, rendue possible grâce à la meilleure connaissance des risques majeurs.

Même si les conclusions de cette étude peuvent s’appliquer à l’ensemble des pays en développement, ses auteurs portent une attention particulière au Sahel, devenu dans les années 2010 une zone où le risque de conflit a particulièrement augmenté, et où sa concrétisation est parfois devenue une réalité quotidienne et durable.

Dans ce périmètre sahélien, le présent article s’attachera au cas concret du Mali. Comme le montre bien la FERDI, une probabilité élevée d’un conflit interne ne signifie pas la certitude ou la proximité dans le temps de son éclatement. On constate ainsi que le Tchad et le Niger ont dans l’étude une probabilité de conflit plus élevée qu’au Mali, par suite du niveau de leurs risques structurels. Pourtant, c’est au Mali que la décennie 2010/2020 a vu éclater le plus de conflits en raison de la manière dont les divers risques se sont enchevêtrés.  Ceux-ci ont conduit à trois conflits internes successifs.

Pour ce qui concerne les risques, le Mali semble présenter sur la période principalement trois risques structurels et trois risques non structurels.

En matière structurelle, le point le plus important et le plus préoccupant est celui du terrorisme régional. Apparu de façon endémique avec la fuite vers le Sud des djihadistes algériens après la guerre civile d’Algérie en 2002, il a été brutalement et considérablement renforcé lors de la chute de Kadhafi en 2012, en raison des nombreux mercenaires armés fuyant la Lybie qui se sont installés durablement dans le Nord du pays. Depuis lors, ce terrorisme est permanent et meurtrier, avec parfois plusieurs certaines de victimes par an. Sa dangerosité est accrue par les liens de ces terroristes avec le grand banditisme, deux fléaux qui s’appuient mutuellement, et par la diffusion massive d’armes dans le pays, qui propage ce péril.

Le second risque est celui de la vulnérabilité économique du pays. Celle-ci transparait à travers de nombreux indicateurs venant d’horizons variés. On peut citer ainsi la fragilité résultant d’une faible diversification d’un appareil productif formel concentré sur l’exportation de l’or et du coton, fortement soumis aux chocs exogènes. On peut retenir également une production d’électricité très insuffisante, onéreuse pour les usagers, qui ne suit pas la croissance des besoins et qui ne tire pas profit de l’immense potentiel d’énergie solaire. On peut ranger aussi dans ce groupe la faiblesse du capital humain, qui résulte notamment d’un système éducatif et de formation professionnelle dont l’insuffisance quantitative et qualitative avive cette vulnérabilité.

Le troisième réside dans une population en croissance forte de 3% par an, qui explique en particulier les difficultés du chômage et les besoins lourds en équipements d’éducation et de santé.  Cette progression se traduit aussi par un exode rural très important vers la capitale, qui augmente les concentrations de population dans les quartiers pauvres et accélère le dépérissement des campagnes, deux facteurs favorables au terrorisme.

Les principaux risques non structurels sont aussi au nombre de trois. Le premier est celui d’une aggravation et d’une plus grande prise de conscience des inégalités. Il s’agit avant tout des inégalités financières créées par une croissance dont les fruits sont mal répartis entre toutes les composantes de la population, par l’absence de politique de redistribution de revenus, par le mauvais fonctionnement de la justice ou de la fiscalité et par une corruption de plus en plus grande, impunie et impudique. Mais on recense aussi des inégalités qui se creusent au plan spatial, avec les retards accrus d’équipements publics hors de Bamako, ou social, avec les disparités observées en matière d’accès aux soins.

Un deuxième risque est celui de l’instabilité politique : le renouveau démocratique de 1991 avait fondé beaucoup d’espoirs en la matière. Ceux-ci se sont amenuisés au fil du temps en raison du mauvais fonctionnement de partis politiques trop nombreux, de la perte de crédibilité de la plupart des hommes politiques, des nombreux scandales de détournements de deniers publics auxquels ils sont associés et de leur impunité, de l’insatisfaction de beaucoup de politiques publiques. Le Mali a subi deux coups d’Etat, respectivement en 2012 et 2020, qui ont traduit cette instabilité.

Enfin, un troisième facteur a été l’intensification des conflits dans les pays voisins. Cela a été le cas avec le Burkina Faso, notamment à partir de 2018. Cela a aussi été observé avec le Niger, en particulier dans la zone dite « des trois frontières ». La montée en puissance de ces difficultés à proximité du Mali a alimenté la recrudescence du risque structurel de terrorisme/banditisme dans le pays et accru les difficultés à le combattre.

L’imbrication temporelle et spatiale de ces divers facteurs a généré successivement trois conflits de nature différente. Dans chaque cas, un ou plusieurs risques structurels, déjà intenses en eux -mêmes, se sont télescopés avec un ou plusieurs risques non structurels qui connaissaient une brusque détérioration et ont été l’élément déclencheur d’une crise aigüe débouchant sur un conflit, un peu comme un détonateur produit l’explosion d’une bombe.

Le premier conflit, né en 2012 et toujours présent, est essentiellement de nature politique. Le risque structurel sécuritaire s’est à cette date soudainement dégradé par suite du chaos en Lybie et de l’afflux de terroristes dans le Nord du Mali. Dans le même temps, les déboires de l’armée malienne face à ces terroristes et la vigilance insuffisante de l’équipe présidentielle qui termine alors son mandat ont fait apparaitre un risque non structurel qui s’est exprimé par un coup d’Etat et l’effondrement du pouvoir exécutif à Bamako. Ce vide politique imprévu a déclenché l’assaut rapide des djihadistes tentant d’envahir le Sud du pays. Même si l’attaque a été arrêtée in extremis par l’armée française en janvier 2013, ce premier conflit violent se poursuit jusqu’à ce jour.

Le second, apparu progressivement à partir de 2016, est alimenté par le premier mais a aussi ses propres composantes ethno-économiques. Le fondement structurel du terrorisme demeure ici une composante explicative déterminante en raison de la présence persistante des bandes terroristes dans le Nord du Mali et de leur volonté de s’étendre vers le Centre du pays. Deux facteurs non structurels vont s’ajouter. Le premier est une détérioration progressive des conditions de vie aux plans économique comme social à l’intérieur du pays : celle-ci exacerbe les tensions entre collectivités ethniques, confessionnelles et professionnelles, mais aussi les revendications contre le pouvoir central et l’étranger. Le second est une déliquescence de l’armée et de l’administration par suite d’un affaiblissement du pouvoir politique central, de moins en moins capable d’assumer ses fonctions régaliennes -éducation, justice, administration,  ..- et qui abandonne peu à peu ses positions à l’intérieur du pays. La crise provoquée par la confluence puis l’intensification de ces divers risques va se transformer en un conflit ouvert qui se perpétue encore.

Le troisième conflit, le plus récent, est lui aussi de nature politico-économique et s’est déroulé en 4 phases : une élection présidentielle aux résultats très contestés en 2018; des élections législatives de mars 2020 dont l’annulation partielle des résultats a été jugée inacceptable ; des manifestations  de grande ampleur pour des motivations tant politiques que sociales à compter de juin 2020 ; un coup d’Etat militaire en août 2020 pour faire face à une situation politique complètement bloquée. Dans ce cas, le facteur structurel d’une vulnérabilité économique croissante a joué un rôle essentiel. Le pays s’est en effet trouvé enfermé dans une spirale négative sous le coup d’un durcissement de l’environnement économique international, d’une gestion erratique des finances publiques et d’une quasi-paralysie de l’Etat au moment où la pandémie du covid19 exigeait de lui des décisions rapides, importantes et cohérentes. Cette situation a été envenimée par deux éléments non structurels : un rejet massif de la corruption et de l’inaction de l’Etat qui approfondissaient des inégalités déjà criardes; une contestation politique majeure, aggravée par la répression sanglante de juillet 2020, qui conduisait à une instabilité ingérable.

Deux constats annexes peuvent être tirés dans l’analyse de cette dernière crise. L’épidémie du Covid19 ne semble pas avoir joué dans ce cas particulier un facteur déclenchant décisif mais a alimenté les risques de vulnérabilité économique et d’accroissement des inégalités. Par ailleurs, pour ce qui concerne les partenaires extérieurs, la France a maintenu son aide militaire durant ce récent conflit pour limiter l’impact négatif de cette situation sur la lutte contre les terroristes et, comme les autres grands pays, est restée ouverte à un appui à la transition politique pour désamorcer durablement ce troisième conflit et éviter l’aggravation des deux premiers.

Une question majeure réside évidemment, ci comme partout ailleurs, sur les meilleures voies à suivre pour réduire l’intensité des conflits existants et si possible diminuer la probabilité de nouveaux conflits ? Deux données préalables sont à considérer dans l’exemple du Mali. La première est que, pour ce pays, le challenge est très difficile en raison d’une dégradation avancée dans beaucoup de domaines : le « déminage » prendra donc du temps avec des résultats souvent non immédiats. Par ailleurs, compte tenu du rôle de « boutefeu » des facteurs non structurels, c’est sans doute ceux-ci qu’il faut réduire ou annuler d’abord, sans négliger les facteurs structurels. Si on admet ces hypothèses, trois grandes esquisses de propositions, visant trois objectifs, semblent pouvoir être retenues dans le cas particulier analysé

La priorité est de Rétablir la confiance à tous les niveaux pour affaiblir les risques non structurels d’inégalités croissantes et d’instabilité du pouvoir. Il s’agit alors, au niveau politique, d’élever les exigences de compétence et d’honnêteté des acteurs, de recrédibiliser les élections et les élus ; au niveau de l’Administration, de rétablir la fiabilité et la performance des principales administrations régaliennes sur tout le territoire par une action ciblée et prioritaire et en utilisant de préférence des méthodes innovantes ; au niveau des citoyens, de promouvoir un nouvel état d’esprit de respect des règles ; au niveau des partenaires extérieurs, de renouer des relations positives pour retrouver les appuis financiers, humains et techniques indispensables.

Un seconde ligne directrice devrait consister à Restaurer la force sur deux plans, pour réduire les risques structurels du terrorisme régional et de la vulnérabilité économique. D’abord dans l’armée, en assurant une plus grande efficacité de celle-ci sur le terrain, une meilleure formation et motivation de toute la chaine opérationnelle et en réussissant enfin une meilleure coordination avec les forces alliées, indispensable depuis longtemps. En même temps, en redonnant enfin une priorité aux nombreuses actions à mener dans le domaine économique, tant dans le secteur productif par le soutien aux composantes du secteur privé qui jouent les règles du jeu, que dans les finances publiques qui doivent être remises en ordre.

Enfin, à moyen terme, il faut Redonner l’espoir pour réduire le niveau élevé de l’ensemble des risques, en construisant un écosystème politique plus équilibré, plus contrôlé et plus efficace et un écosystème économique avec une vision cohérente à long terme du pays et une définition réaliste et contraignante du chemin pour l’atteindre.

Paul Derreumaux

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Analyse économique et sociale

Élection présidentielle aux États-Unis : état des lieux et effets possibles

Élection présidentielle aux États-Unis : état des lieux et effets possibles

Dans moins de 20 jours auront lieu les nouvelles élections présidentielles aux États-Unis. Celles-ci sont d’abord assorties de deux grandes interrogations.

La première est exceptionnelle. En raison de l’importance attendue des votes par correspondance et de la position du candidat Trump, Président en place, par rapport à ceux-ci, les résultats de l’élection pourront-ils être connus dans les délais très courts habituels ? Donald Trump a laissé planer des menaces de forte prolongation de ces délais, voire de refus de prise en compte de ces votes spécifiques, et il a déjà montré sa capacité à prendre des décisions aussi outrancières. Il faudra toute la force de la machine démocratique américaine pour empêcher une dérive en la matière.

La seconde est habituelle. L’originalité du système de vote américain permettra-t-il de faire coïncider le choix de la majorité des voix exprimées avec celui des grands électeurs, à la différence de ce qui s’est produit en 2016 ? Même si la détermination de la plupart des partisans de M. Trump reste intacte, les sondages donnent en effet maintenant Joe Biden probable vainqueur. L’évolution naturelle de la composition de la population américaine, dans laquelle les latino-américains et les afro-américains prennent régulièrement une place croissante, joue déjà en faveur du camp démocrate. Les erreurs de gestion sanitaire de la pandémie du Covid-19 et certaines décisions erratiques sur les mesures prévues pour en réduire les impacts économiques négatifs sur l’emploi ou le revenu des ménages sont aussi plutôt favorables à M. Biden. Mais celui-ci doit faire face aux handicaps liés à la position encore indécise des grandes entreprises et de la bourse, attachées aux politiques fiscale et protectionniste défendues durant la mandature actuelle, et aux méfiances liées à son âge. M. Trump pourrait enfin avoir encore  dans son « sac à malices » quelques surprises de dernière minute qui pourraient modifier l’état des forces en présence.

Dans tous les cas, les quatre années de cette Présidence Trump n’auront pas rehaussé l’image des États-Unis. A aucun moment, le Président n’a eu la volonté de rassembler tout le pays derrière quelques idées-forces qui auraient été à la hauteur des enjeux assaillant le monde en ce début du 21ème siècle et qui auraient répondu à la place qu’y occupe la première puissance mondiale.  Il est resté fidèle à ses électeurs, laissant béante la fracture observée en 2016 entre deux visages des États-Unis, sans d’ailleurs pouvoir répondre totalement aux attentes de ses mandants, ni même de l’ensemble du camp des Républicains. Il en est résulté par exemple, au plan intérieur, de longues batailles avec la justice ou le Congrès sur des décisions prises conformément à son programme sur l’immigration, une brusque relance de la tension raciale en mai 2020 suite au décès de Georges Floyd et aux autres « incidents » qui ont suivi. Au plan international, des avancées durement acquises comme l’accord international de Paris sur le climat fin 2015 ou celui conclu avec l’Iran en matière nucléaire ont été remises en cause unilatéralement. En revanche, on a enregistré pendant ce quadriennat des initiatives « trumpiennes » spectaculaires mais peu efficaces vis-à-vis de la Corée du Nord ou de la zone Irak/Syrie, ou des positions clivantes rendant de plus en plus difficile l’unité du camp occidental en matière de sécurité. Deux des questions majeures que sont les rivalités avec la Chine d’une part et la Russie d’autre part se sont enfin accentuées sans esquisse de solutions qui auraient permis une atténuation durable des tensions observées ou un équilibre plus stable entre ces divers acteurs.

Si le candidat Trump venait à l’emporter, malgré les pronostics dominants actuels, il est probable que les actions conduites et les décisions prises continueraient leur tracé essentiellement chaotique, tant sur le plan domestique qu’en politique étrangère, avec tous les risques que cela peut induire pour le monde entier face à des contextes mondiaux très préoccupants et à des interlocuteurs à la stratégie plus cohérente. Seule la percée réalisée dans une stabilisation au Moyen-Orient grâce à la pacification des relations entre Israël et quelques pays arabes constituerait sans doute une idée directrice à préserver en en surveillant les effets. Pour le reste, le contrôle étroit et permanent du Congrès et de toute l’Administration américaine sera nécessaire pour éviter les excès de certaines orientations-ou réorientations- du Président. Encore cette surveillance pourrait-elle être rendue plus difficile avec le nouvel équilibre attendu au sein de la Cour Suprême suite au décès de la doyenne des juges qui la composent et la désignation d’une nouvelle juge aux préférences très conservatrices.

Si le favori Joe Biden emporte le match de novembre prochain, comme beaucoup le pensent maintenant, la politique américaine gagnerait normalement une meilleure lisibilité, mais ses orientations stratégiques ne seraient vraisemblablement pas totalement remises en question. S’ils gardent en effet encore leur statut de première puissance économique mondiale, les États-Unis sont plutôt sur la défensive face à la Chine qui montre ouvertement sa détermination à conquérir cette place, tant au plan économique que politique. Ce duel dominera les relations internationales comme les décisions de politique interne des deux rivaux, mais aussi de leurs alliés respectifs. A l’intérieur des États-Unis, le Président démocrate devrait reprendre une gestion plus « classique » en soutenant bien sûr les entreprises leaders de l’économie américaine, pour préserver sa place internationale. Il devrait cependant appuyer aussi le renforcement des investissements de nombreuses infrastructures, où les retards s’accumulent, et les petites entreprises touchées par le ralentissement brutal de l’économie en 2020, pour réduire le chômage. Il est également probable que ces actions tiendront compte davantage, dans les domaines de l’énergie ou de l’agriculture par exemple, des contraintes liées aux dérèglements climatiques, dont souffrent par exemple beaucoup la Californie ou la Louisiane et qui ne devraient plus être considérés comme une « invention ». Au vu de la campagne électorale en cours, il est enfin vraisemblable qu’un accent accru sera porté sur une meilleure cohérence dans la lutte contre le Covid-19, sur la mise en place de soutiens budgétaires diversifiés pour lutter contre les effets économiques de la pandémie, sur une politique fiscale moins généreuse pour les plus riches, sur la relance de l’ « Obamacare » (Affordable Care Act), si les moyens financiers sont disponibles, et sur des tentatives d’apaisement des tensions raciales. A l’international, la politique de rivalité économique et politique avec la Chine pourrait s’exprimer de manière moins belliqueuse et fluctuante, d’une part, et inclure la recherche d’alliances stables, telle celle de l’Union Européenne si celle-ci arrive à définir une position commune en la matière. En matière diplomatique, il est à craindre que les États-Unis de s’impliqueront pas davantage dans la zone Irak/Syrie face à la Russie pour une diminution des tensions locales ; en revanche, l’appui aux actions de normalisation entre Israël et certains pays arabes pourrait être poursuivi et avoir un impact positif sur une désescalade au Moyen-Orient. Enfin, on peut attendre que le nouveau Président renoue avec l’accord international sur le climat et fasse contribuer davantage son pays au succès de celui-ci, même s’il doit lutter contre de puissants lobbys, d’un côté, et qu’il poursuive avec la même détermination la lutte contre le terrorisme islamiste et contre l’immigration illégale, d’autre part. Il est difficile en revanche de prévoir les évolutions possibles d’une politique globale vis-à-vis, par exemple, d’une Russie toujours conquérante mais économiquement affaiblie, ou d’un Iran à l’intérieur duquel les incertitudes politiques grandissent.

Même si ce scénario d’une victoire démocrate se concrétise, l’Afrique ne doit pas s’attendre pour elle  à de grands changements de la part des États-Unis et continuera à rester globalement un centre d’intérêt mineur loin derrière l’Asie, toujours prioritaire, la riche Europe, le turbulent Moyen-Orient et l’Amérique du Sud voisine.

Au plan économique, le continent a perdu de son intérêt immédiat en tant que terre d’investissement et marché potentiel depuis le net recul de sa croissance à compter de 2016 et d’une hausse des incertitudes sur son devenir. Les principales exceptions économiques concernent l’énergie, où les États-Unis surveillent attentivement toutes les évolutions qui pourraient compromettre leur sécurité, et les nouvelles technologies, par suite des retards actuels à combler de l’Afrique en ce domaine et des potentialités de « business » que cela implique. Pour la plupart des autres aspects économiques, la Chine a pris une nette prédominance en matière commerciale comme financière, et maintient une démarche très offensive. Pourtant, des initiatives pertinentes pourraient être relancées ou renforcées comme l’African Growth and Opportunity Act » (AGOA), qui favorise les exportations africaines en direction des États-Unis, ou les accords de « Millenium Challenge », qui peuvent financer de grands investissements en infrastructures.

Au plan politique, la présence américaine s’exerce à ce jour surtout dans la lutte antiterroriste, principalement dans les actions de renseignement mais aussi dans les actions sur le terrain. Cette coopération avec les pays africains devrait se maintenir, voire s’approfondir, en raison de la montée du péril islamo-fasciste. Elle est essentielle dans la résistance que s’efforcent de conduire les pays africains et leurs alliés face à ce danger et il est souhaitable qu’elle puisse être menée avec une plus grande concertation entre toutes les forces combattant les terroristes. C’est à ce prix que pourraient être obtenues les plus belles victoires sur ce terrain. Une présidence démocrate ramènerait aussi sans doute les États-Unis dans le « tour de table » de grandes institutions internationales comme l’OMS ou l’UNESCO, et consoliderait les moyens de celles-ci. Pour le reste, les amitiés africaines sont davantage courtisées par les nouveaux partenaires du continent -Chine, bien sûr, mais aussi Russie et Turquie -, pour des considérations autant économiques que politiques, sans que les États-Unis paraissent réagir pour l’instant. Enfin, la question de l’émigration économique africaine, qui préoccupe de plus en plus l’Europe pour des raisons de proximité, n’est guère sensible aux États-Unis.

Il est certain que ce manque d’attention au continent traduit de la part des États-Unis une vision à court terme qui ignore les transformations attendues en Afrique, notamment subsaharienne, dans moins d’une décennie. Celles-ci sont quasi-certaines en démographie, où le continent « pèsera » en 2030 plus de 20% de la population mondiale. D’autres sont possibles en économie où, dans dix ans, soit un nombre croissant de pays africains pourront entrer solidement dans de nouvelles étapes du développement et entrainer leurs voisins, soit, dans le cas contraire, la quasi-totalité des nations subsahariennes resteront enfoncées dans un chômage de masse et une misère touchant près de 40% de leur population avec les conséquences internationales qui peuvent en résulter. Dans les deux cas, le sort de l’Afrique influera sur le monde beaucoup plus qu’aujourd’hui et les Africains se souviendront sans aucun doute de ceux qui les ont négligés comme de ceux qui les ont vraiment aidés.

Paul Derreumaux

Article publié le 23/10/2020